Comment se caractérise aujourd'hui le secteur de la restauration en France ?
Bernard Boutboul : Très clairement, le paysage de la restauration est un marché polymorphe et fragmenté. Il connaît une véritable révolution copernicienne, portée par de nouvelles pratiques de consommation ainsi qu'une redistribution des parts de marché entre les différents acteurs.
Un cinquième segment vient désormais bousculer les équilibres, les circuits alimentaires alternatifs (CAA).
Longtemps absents des analyses sectorielles, les CAA (boulangers, cinémas, stations-services…) se sont emparés du créneau stratégique de la pause méridienne et pèsent 23,6 milliards d'euros en 2024. L'exemple le plus frappant de cette "révolution du midi" est celui des boulangeries, qui ont su diversifier leur offre pour répondre aux attentes d’une clientèle pressée, active, souvent urbaine.
Le chiffre d’affaires du secteur est-il toujours en croissance ?
Si l’on prend les 2 plus gros marchés, oui, le marché de la restauration commerciale et des circuits alimentaires alternatifs enregistrent respectivement une progression de + 4 % et + 9 %. Deux facteurs expliquent cette dynamique. D'une part, le recul très net du retour à domicile pour la pause déjeuner. D'autre part, le déclin du « savoir-faire culinaire » au sein des foyers.
Cuisiner, en effet, implique du temps, de l'espace, de l'équipement, mais aussi une transmission intergénérationnelle de recettes. Selon une enquête de l'INSEE en 2023, le micro-ondes est désormais plus présent dans les foyers que la télévision ou le four traditionnel. On ne cuisine plus, on réchauffe !
Résultat : le prêt-à-manger est en pleine expansion, porté par les jeunes générations adeptes du drive, de la vente à emporter ou de la livraison. Cette dernière représentant encore un poids relatif en France (9 % du marché ), loin derrière Londres (29 %) ou les Etats-Unis (40 %). Quant au ticket moyen, il s'établit à 16,17 €HT (10,40 € HT en 2023), mais cette moyenne est à manier avec précaution. En soi, c'est un indicateur plus comptable qu'économique qui reflète davantage l'inflation subie par les professionnels (+16 % du prix des matières premières) que l'évolution de la dépense réelle.
Quels sont les indicateurs les plus pertinents à suivre ?
La fréquentation ! En réalité, la progression du chiffre d'affaires du secteur, estimée de 2,3 % pour la CAHD, +5,4 % pour la restauration commerciale, n’est qu’une figure arithmétique qui masque une autre réalité. C'est l'un des enseignements majeurs de notre dernière enquête : le marché est aujourd'hui scindé en deux polarités diamétralement opposées.
D’un côté, certains restaurants affichent une forte croissance, jusqu'à + 15 % de leur chiffre d'affaires. De l’autre, des établissements enregistrent des reculs de -20 à -30 %. Les plus touchés ? Les chaînes historiques, construites sur des modèles figés, et qui peinent à s'adapter aux nouvelles attentes des clients. En soi, le secteur vit un moment charnière. Il ne s'agit plus d'ajuster une carte à la marge, mais bien de repenser le modèle économique.
Quels acteurs parviennent à tirer leur épingle du jeu ?
Principalement les indépendants dynamiques ou les jeunes chaînes innovantes. Beaucoup d'entre elles sont portées par une nouvelle génération d'entrepreneurs, souvent issus d’écoles de commerce ou d'ingénieurs. Des profils « bagagés », qui envisagent la restauration comme un vrai projet managérial.
Face à un contexte inflationniste, une pénurie de main d'œuvre et une double transition énergétique et écologique, les logiques ont changé. Piloter à vue, comme on le faisait il y a 20 ans, n’est plus tenable. Il faut désormais maîtriser plusieurs leviers : management, gestion financière, communication digitale, et ce, en plus du savoir-faire métier.
Les jeunes entrepreneurs semblent plus agiles pour inventer de nouvelles solutions et s'entourer de bonnes personnes. Côté recrutement, certains proposent des semaines de 4 jours, des horaires choisis plutôt que des plannings imposés, afin d'attirer une main d'œuvre en quête d'un meilleur équilibre entre vie professionnelle et personnelle. D'autres optent pour des contrats courts, parfois inférieurs aux 24 heures hebdomadaires, pour embaucher des étudiants ou des retraités à la recherche d'un complément de revenus. Cette solution est légale, mais reste encore peu connue de la profession. En salle aussi les standards évoluent : le savoir-être prime sur l'expérience, car on peut apprendre à porter une assiette, mais pas à sourire… C'est donc un vrai changement de paradigme qui est en train de s'opérer.
Selon votre étude, quelles sont les grandes tendances de consommation autour de la restauration ?
Il existe un écart notable entre le discours ambiant et les comportements réels. Si l'on en croit les sondages, 87 % des Français sont soucieux de consommer bio, sain, sans sucre et sans lactose. Les grandes surfaces confirment cette tendance avec des linéaires de plus en plus fournis. Mais dans la restauration, la réalité est toute autre ! Selon les données de notre Observatoire, 78 % des plats servis à table (hors fast-food) sont composés… de frites ! Quant au burger, c'est le produit star de la décennie, avec une multiplication par 14 de ses ventes. Soit 1,7 milliard de burgers consommés en 2024… Cette tendance, c'est ce que nous appelons la « double vie alimentaire » des Français. Notre pays partage cette bipolarité culinaire avec l’Italie et la Chine.
A la maison, les Français mangent plutôt healthy. Mais hors-domicile, ils laissent leurs principes au vestiaire ! Cela explique en partie les difficultés rencontrées par les restaurants 100 % vegan, car il n’y a pas de véritable marché. Les données sont claires : seulement 0,3 % des Français sont véritablement vegans et environ 5 % se déclarent végétariens. Résultat : il est très difficile de construire un modèle pérenne autour de ces tendances. En revanche, 55% des Français se disent flexitariens.
Autrement dit, ils réduisent leur consommation de viande - sans toutefois y renoncer – en mangent de meilleure qualité et consomment ponctuellement des plats végétariens. D’où l’intérêt pour les restaurateurs de proposer 1 à 3 plats végétariens, bien pensés à la carte, sans renier les fondamentaux. C'est vers cet équilibre qu'il faut tendre.
Les écarts de consommation entre catégories sociales sont-ils toujours d’actualité ?
Oui, les comportements de consommation se structurent désormais selon des logiques très différenciées. Les CSP+ continuent de fréquenter les restaurants, mais réduisent la voilure, en déstructurant leur repas. Hier, ils commandaient volontiers un menu complet, entrée-plat-dessert. Aujourd’hui, ils optent pour une formule light, un plat en direct accompagné d'un dessert, par exemple. Sans renoncer à la sortie, ils maîtrisent l'addition.
Les CSP -, en revanche, ont vu un effondrement de leur pouvoir d’achat. Conséquence directe : leurs sorties au restaurant ont chuté de - 30 % en 2024. Cela dit, quand ils sortent, ils veulent vraiment se faire plaisir et commandent des menus complets à l'inverse des CSP+. C'est là tout le paradoxe.
Observez-vous également des différences selon les générations ?
Absolument. la Gen Z élargie (les – de 35 ans) est en quête d’une expérience à vivre autour du plaisir. Expérience du lieu, avec une décoration atypique, une jolie vaisselle, une ambiance soignée, une vue magique.
Expérience de l’assiette, devenue très visuelle et instagrammable. Expérience avec le personnel, qui ne doit plus être un simple preneur de commandes. On sent chez cette génération une envie d'émotions, de "récit culinaire", autour d'un plaisir multisensoriel.
A l'inverse, les plus de 50 ans semblent moins sensibles à cette mise en scène. Leur exigence repose sur le fameux rapport « qualité/prix » qui reste leur critère numéro 1.
Justement, pour les restaurateurs, quelle est la recette pour attirer les jeunes et les plus âgés ?
Ma réponse va paraître un peu simpliste, mais je pense que nous devons revenir aux fondamentaux du métier. Et ces fondamentaux, sont précisément ce que recherchent les jeunes générations : un bon produit, bien présenté, servi avec soin, avec un accueil chaleureux, dans un lieu sincère. Ni plus, ni moins. Ce retour aux fondamentaux est, à mon sens, une excellente nouvelle pour la profession !
La Nouvelle-Aquitaine suit-elle les mêmes dynamiques ?
Absolument. Comme dans les autres régions de France, les clients ne supportent plus les longues cartes, car il y a peu de chances que ce soit fait maison. Ils attendent des
cartes courtes, composées de produits frais, de saison, régionaux. Plus personne ne comprend que l'on puisse proposer des fraises en plein mois de décembre. De même, un touriste de passage à Bordeaux n’attend pas une bouillabaisse, mais une spécialité régionale. On veut du local, du saisonnier, ancré dans la culture culinaire du territoire !
Et ces attentes sont particulièrement fortes chez les moins de 35 ans, qui sont sensibles à la préservation de l'environnement, au bien-être animal, à la traçabilité et à la saisonnalité. Cette exigence oblige les restaurateurs à une plus grande sincérité dans leur cuisine, dans l'assiette, dans le sourcing et leurs discours.
Le secteur est-il à la hauteur des enjeux RSE ?
Pour être franc, la restauration commerciale accuse un certain retard. Beaucoup de restaurateurs y voient davantage une contrainte réglementaire qu’une opportunité de transformation. Pourtant, c’est un passage obligé, et il me semble important de prendre le virage dès aujourd'hui.
A l’autre bout du spectre, la restauration collective s’est déjà emparée du sujet, poussée par les exigences des entreprises, des parents d’élèves ou du personnel de santé. Deux poids, deux mesures donc. Mais, à mes yeux, la restauration commerciale y viendra tôt ou tard, car c’est une évolution majeure de la société à laquelle personne n’échappera.
Selon vous, à quoi ressemblera la restauration de demain ?
Trois voies se dessinent, avec en tête de proue, la restauration gastronomique qui reste le cœur de l'identité culinaire française. Elle fait partie de notre patrimoine et survivra à toutes les crises.
Ensuite, les restaurants dits "expérientiels", pour une clientèle en quête d'émotions, à la fois visuelle, gustative, olfactive.
La troisième voie est peut-être plus inattendue : l'expérience culinaire transposée à domicile. A ce titre, on a vu des choses assez étonnantes, notamment pendant les confinements. Je pense à ce restaurant doublement étoilé au Michelin, qui s'est transformé en drive gastronomique, avec tapis rouge, service personnalisé au coffre, remise de fiches de cuisson, avec conseils de dressage et de dégustation. Résultat : pendant cette période, ce restaurant a généré plus de chiffre d'affaires en drive que lorsqu'il était ouvert. Cela ouvre tout le champ des possibles.
Aborderez-vous ces nouvelles tendances lors de votre venue à Exp'Hôtel ?
Bien évidemment ! C'est ce qui motive ma participation sur le salon Exp'Hôtel. Le secteur est aujourd'hui à la croisée des chemins et doit se réinventer sur plusieurs plans : la vision du métier, le management des équipes, la transition énergétique, la gestion, la relation client. Cette poly-transformation interroge, remet en question nos acquis et peut nous faire douter. Et c'est justement là que le Salon Exp'Hôtel peut réellement jouer son rôle de médiateur. C'est un carrefour d'échanges, un lieu de rencontres professionnelles, où l'on va prendre de la hauteur et un peu de recul. On y croise ses pairs, on découvre les dernières tendances, on s'inspire des nouvelles pratiques, on prend le pouls du terrain. Et tout ça en un seul et même lieu.
Pour ma part, j'y donnerai un cycle de 4 conférences par jour (2 le matin et 2 l'après-midi) pendant les 3 jours d'Exp'Hôtel. L'idée, c'est d'être en séance permanente, pour que chacun puisse y assister selon ses disponibilités. C'est le fameux "temps choisi"... mais cette fois-ci, au service des restaurateurs !