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du 4 mai 2006
PRATIQUE

CRITIQUES ET CHRONIQUES GASTRONOMIQUES

COMMENT JUGER D'UN PLAT, D'UN REPAS ?

En relation avec le hors série* de L'Hôtellerie Restauration consacré aux étoilés du guide rouge, examinons la difficile question de la critique gastronomique. Pourquoi difficile ? Parce que, si l'appréciation d'un objet technique est possible (et encore… comme on le verra plus loin), l'évaluation d'un objet artistique impose d'avoir parcouru un chemin culturel.
Par Hervé This

Je vais trop vite, reprenons. Depuis quelques mois, je propose que le monde culinaire et le monde gastronomique fassent la distinction entre artisanat et art culinaire. L'artisanat a ses critères, techniques : le steak doit être saignant, mais suffisamment brun (donc goûteux) en surface ; le cassoulet doit avoir sa viande cuite, mais ses haricots fondants, avec une croûte à la surface ; la choucroute ne doit pas être trop acide, et les viandes doivent avoir du goût… L'art, lui, veut émouvoir, et il veut cela seulement. Au fond, il peut vouloir réclamer une choucroute trop acide, si celle-ci est un élément important d'une composition qui n'a jamais été faite ; il peut vouloir produire un blanc de volaille sec si celui-ci est destiné à combattre une sauce trop liquide ; il peut… Que sais-je, encore ?
Pas convaincu ? Examinons la peinture. Le peintre en bâtiment, l'artisan donc, veut éviter les coulures, et il cherche à produire une surface bien recouverte, d'une couche aussi lisse que possible. L'artiste ? Pour rendre une larme qui coulerait de l'oeil de la Vierge, il peut vouloir précisément une coulure. Examinons la littérature : l'artisan (le journaliste, par exemple) doit accorder le participe présent d'une proposition subordonnée avec le sujet de la proposition principale ; l'artiste, lui, a le droit de tordre le bras à la règle, pour autant qu'il parvienne à un effet émouvant.  


Brochette de porc Ibaïona, légumes du jardin étuvés au beurre, huile d'olive vierge au chorizo et ciboulette. Dans cette recette, Daniel Durruty affiche clairement sa volonté de mettre en valeur le terroir.

La difficile question de l'art
Et c'est là que la difficulté de la critique apparaît. D'une part, comment juger un repas qui nous est servi ? La moindre des choses serait de savoir si l'on juge une production artisanale, ou bien une production artistique. Ce serait évidemment une grande faute de juger le peintre artiste à l'aune de la coulure, et l'artisan à l'aune de l'émotion. Or, à ce jour, malgré des déclarations de plusieurs responsables de guides culinaires ou gastronomiques, je ne vois pas encore apparaître de catégories. D'autre part, en supposant que la distinction soit bientôt faite (ce que je vous invite à réclamer avec moi), le jugement des travaux artistiques sera d'une difficulté considérable… parce qu'il l'est dans les autres arts.
En peinture, les impressionnistes ont semblé des iconoclastes, au début de leurs explorations. Ne risquons-nous pas, également, de passer à côté des travaux artistiques des artistes culinaires ? D'ailleurs, 'artistes culinaires' : même mon ami Pierre Gagnaire n'ose pas s'affirmer tel, alors qu'il l'est, bien évidemment, comme quelques autres ! Et continuons la comparaison avec l'art de la peinture : la peinture moderne semble incompréhensible à beaucoup d'entre nous, qui n'ont pas les clés culturelles de l'appréciation de cette peinture. Même chose en musique, où des oeuvres modernes semblent des dissonances incompréhensibles. Et même chose en cuisine artistique : je peux attester que, malgré des discussions régulières avec Pierre Gagnaire, malgré une fréquentation assidue de ses restaurants, il existe quelques plats que je ne comprends pas plus que je ne comprenais la musique de John Coltrane quand je n'écoutais que celle de Louis Armstrong. Manque de culture ? Certainement. Comment, alors, des critiques gastronomiques qui fréquenteraient les restaurants de mon ami Pierre pourraient-ils juger validement de ses productions ?


L'Huître imaginaire du XXIe siècle de Jacques Décoret.
Chez Jacques Décoret à Vichy, critiques et convives savent qu'ils découvriront une cuisine audacieuse.

J'aime, je n'aime pas : c'est le droit du critique
Au fond, que réclamons-nous d'un guide ? Qu'il nous guide, simplement ; qu'il nous fasse découvrir des restaurants que nous ne connaissions pas, qu'il nous éclaire sur ce que nous y trouverons : les critiques gastronomiques sont les ambassadeurs du public, tout comme les journalistes en général. Et voilà pourquoi quelques macarons ne suffisent pas. Et voilà pourquoi des notes sont insuffisantes. Nous ne sommes éclairés ni par des macarons, ni par des notes. Pour décider de dépenser des sommes parfois importantes (en regard de notre salaire), nous avons besoin de plus d'explications.
Les 'la volaille était sèche' sont, on l'a vu, bien insuffisants, et parfois fautifs. Oui, chez un artisan culinaire, cette mention suffirait… malgré quelques exceptions. Par exemple, les personnes âgées ne supportent pas les haricots verts croquants dont mes enfants se délectent, et mes enfants n'apprécient pas les haricots 'rimés' (un peu noircis par une cuisson dans du beurre, après la première cuisson à l'anglaise) qui font mon bonheur. On voit là la difficulté de l'évaluation artisanale.
Pour les artistes, dans l'hypothèse où le critique aura cessé de juger l'artiste à l'aune de l'artisanat, que pourra-t-il dire ? 'J'aime', ou bien 'je n'aime pas', par exemple. Ce serait déjà tellement mieux que les impérialistes 'c'est bon' ou 'c'est mauvais', qui sont ce que je propose de qualifier de 'fautes professionnelles'. Oui, rien n'est ni bon ni mauvais, mais nous avons le droit d'aimer ou non. Par exemple, je connais un guide (je ne donne pas son titre, parce que je ne veux surtout pas lui faire de publicité !) qui note mal un cuisinier qui est un véritable artiste culinaire. C'est le droit du critique, qui, par une note, indique combien il aime la cuisine des restaurants qu'il visite.
Au fond, l'idée selon laquelle 'Dieu vomit les tièdes' est juste, en critique gastronomique : nous ne sommes pas éclairés par un critique un peu mou, complaisant, qui n'affiche pas ses goûts. Mieux encore, un guide réalisé collectivement est un drôle d'objet, à moins que les inspecteurs et les rédacteurs partagent des valeurs communes. Ne vaudrait-il pas mieux que les critiques se déclarent ? Pourquoi n'y aurait-il pas une sorte d'avant-propos disant, par exemple : "L'auteur de ce guide aime les cuisiniers qui se fournissent chez de bons producteurs et qui limitent le travail de transformation de ces produits" (évidemment, je n'irai personnellement pas chez les cuisiniers indiqués par un tel critique, et, mieux, j'éviterai les restaurants qu'il préconisera), ou encore "L'auteur de ce guide aime la nouveauté, mais il ne déteste pas la cuisine clas
sique, quand elle est produite dans les conditions d'un véritable clacissisme."

Amis cuisiniers, affichez vos valeurs
Ce qui nous conduit tout naturellement à proposer de nouvelles catégories. De même que les oeuvres de peintres anciens sont exposées soit dans des musées (La Tentation de Saint-Antoine au musée d'Unterlinden, à Colmar ; la Joconde au musée du Louvre, à Paris…), je propose que certains restaurants artistiques soient considérés comme des conservatoires. Les guides devraient donc les signaler comme tels. À l'opposé, il y a les galeries d'art moderne, qui correspondent aux restaurants d'auteurs. Comment savoir où l'on met les pieds ? C'est aux critiques de nous le dire, selon ces critères, et peut-être aux cuisiniers de connaître assez l'histoire de leur métier pour être capables d'afficher clairement leur projet. Projet artisanal, projet artistique, projet classique, projet moderne…
Et puisque la tâche du critique est si difficile, pourquoi ne se ferait-il pas aider ? Pourquoi ne demanderait-il pas au cuisinier quel est leur projet ? Le questionnement aurait le mérite supplémentaire de mettre les cuisiniers en face d'eux-mêmes, de clarifier des fonctionnements parfois confus. Oui, confus : un restaurant qui sert un cassoulet (projet terroir) et des pêches Melba (projet cuisine XIXe siècle) est confus, comme le serait un restaurant qui servirait du canard laqué à la Pékinoise et des tandoori. Oui, amis cuisiniers, affichez vos valeurs, vos projets. Dites clairement si vous êtes restaurateur ou cuisinier, si vous jouez de la musique classique (de quelle époque ?) ou de la musique moderne, dites si vous êtes interprètes ou compositeurs, dites votre style, que la critique et les hôtes sachent à quoi s'en tenir.

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L'Hôtellerie Restauration n° 2975 Hebdo 4 mai 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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