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En cuisine

Femmes de chefs

Vocation ou histoire d'amour ?

Elles ont épousé des cuisiniers. Certains sont devenus de vraies stars, et elles, chaque jour à leurs côtés, jouent un rôle essentiel au sein de l'entreprise. Inconnues, méconnues, dans l'ombre de leur mari, quelle est leur place ? Comment vivent-elles leur quotidien ? Y trouvent-elles, elles aussi, leur compte ?

m Claire Cosson

Si elles travaillent aujourd'hui dans l'entreprise, où elles assument des responsabilités de gestion pour la plupart, c'est bien par leur mariage et non par choix qu'elles y sont arrivées. "Mon mari avait besoin d'aide", "il débutait, il n'avait pas les moyens de payer quelqu'un, alors je l'ai aidé", "il m'en demandait chaque jour un peu plus, ses affaires marchaient de mieux en mieux, il ne s'en sortait plus", "c'était comme ça dans la famille, quand on se mariait, on prenait une place dans la maison". De toute évidence, si l'histoire de chacune est différente, elles ont toutes suivi le même chemin...
La Côte d'Or à Saulieu, près de Beaune et Dijon, en plein cœur de la Bourgogne. Un ancien relais de poste du XVIIIe siècle transformé en une magnifique demeure de charme. Dominique et Bernard Loiseau, entourés de leurs 3 enfants, vivent ici depuis bientôt 12 ans. Au début de leur rencontre, Dominique s'appelle Brunet. Elle a enseigné quelques années l'hygiène alimentaire au lycée hôtelier Jean Drouant à Paris, avant de rejoindre le journal L'Hôtellerie où elle fait référence dans le domaine de l'agroalimentaire. Elle écrit, elle voyage, elle est reconnue, indépendante. "Je n'aurais alors jamais imaginé une seule minute quitter mon métier. Je vivais à Paris la semaine, et puis je descendais tous les week-ends à Saulieu", se souvient-elle... Très vite pourtant, Bernard la sollicite, lui demande certains conseils, lui confie certaines tâches. Et Dominique de jongler entre sa vie professionnelle en semaine et... sa vie privée et tout aussi professionnelle en week-end quand elle arrive à La Côte d'Or. En clair, elle mène de front deux boulots. La naissance de sa fille aînée, Bérangère, l'amènera à choisir... et à rejoindre Bernard et La Côte d'Or. Elle devient alors 'la patronne'. Se doit de tout apprendre seule sans rien demander, doit s'imposer au sein d'une équipe où chacun avait sa place avant son arrivée. "Au départ, cela n'a pas été de tout repos", reconnaît-elle le sourire aux lèvres. Toujours est-il, qu'aujourd'hui, celle que l'on appelle avec respect Mme Loiseau a bel et bien trouvé sa place au sein de l'entreprise. Et pour cause ! Dominique dirige en effet avec brio le Relais & Châteaux de La Côte d'Or, tout en assurant la communication de son célèbrissime mari et la commercialisation de l'ensemble de la société. Il ne lui aura fallu que quelques années pour devenir une redoutable hôtelière, une excellente chef d'entreprise.
Le parcours de Jackie Charvet est un peu différent. Mariée à Henri Charvet, président d'Euro-Toques, 1 étoile au Guide Rouge pour son restaurant Au Comte de Gascogne à Boulogne-Billancourt, Jackie est une femme qui a su prendre un peu de recul. Si elle continue à travailler avec son mari, elle a ouvert en plus, à quelques mètres du Comte, son restaurant, La Ferme. Chacun chez soi... La restauration, de toute évidence, ce n'est pas du tout ce qu'elle avait choisi avant de connaître Henri... même si elle avait eu une petite expérience "A une époque, j'ai effectivement travaillé dans un restaurant avec mon frère. Mais, cette expérience ne m'avait guère enthousiasmé, loin de là." C'était sans compter sur le destin... et son mariage : Jackie, qui occupait un poste intéressant au sein d'une chaîne de magasins de sport, rejoint évidemment un beau jour son conjoint de chef. "Lorsque le besoin s'est fait sentir, j'ai tout simplement choisi de l'épauler", se souvient-elle.

Prolongation du couple
Tout plaquer pour suivre un homme. Voilà une aventure dans laquelle les femmes des chefs de cuisine se sont en fait quasiment toutes jetées à corps perdu. Leurs motivations ? L'amour, d'abord et toujours. Viennent ensuite pour certaines la passion de ce métier qu'elles ont découvert, qui, au-delà de leur vie de famille, est devenu une drogue... L'idée aussi que travailler ensemble est une prolongation logique du couple. "Personnellement, je n'appartenais pas du tout à ce milieu. Mais, quand mon mari a racheté un établissement à Rethondes près de Compiègne, je me suis spontanément mise à travailler à ses côtés", explique Martine Blot, responsable de la salle au restaurant Alain Blot. Et d'ajouter : "Ce n'est pas une dépendance, c'est tout simplement une façon d'être et de concevoir la vie à deux." Une vie à deux où les rôles sont pourtant bien définis... Pour certaines, l'usage du prénom disparaissant au restaurant, "je ne l'appelle que Chef", explique-t-on.
Pour d'autres, "c'était écrit"... Telle Jacqueline Blanc, habituée au commerce puisqu'elle était coiffeuse avant son mariage. Elle a donc trouvé tout naturel d'intégrer l'affaire et d'y tenir sa place aux côtés de son mari Georges. Et de se prendre très vite au jeu de la restauration avec d'autant plus de dynamisme qu'elle évolue aux côtés d'une belle-mère en cuisine, qui ne mesure pas elle non plus ses efforts. "Je n'avais pas le droit de les décevoir ni l'un, ni l'autre", se rappelle Jacqueline. Danielle Savoy, elle, n'a pas tout à fait le sentiment de travailler avec son mari, dans la mesure où les responsabilités sont clairement définies et les territoires aussi : "Nous nous voyons très peu à titre professionnel dans la journée, et le week-end, nous ne parlons pas boulot. Nous nous consacrons à notre famille, à nos amis, tout est clair. Il faut savoir se préserver."  

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Danielle Savoy
Guy Savoy et ses bistrots
"Il faut préserver son identité"

 

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Martine Blot
Alain Blot
"Travailler avec son mari correspondait à ma conception du couple"

Ce sont eux les stars
Reste que l'épreuve du terrain n'est pas toujours aisée. Si les raisons de travailler en couple sont nombreuses et dépassent fréquemment la simple perspective d'évoluer à deux, l'univers de la cuisine demeure farouchement masculin. Autrement dit, la vie des femmes de chef est loin d'être un long fleuve tranquille. Parvenir à exister aux côtés de maris dont, pour certains, les noms sont connus et reconnus au niveau national et international relève parfois de l'exploit, selon les témoignages de nombreuses épouses.
"Quand ils parlent de leur entreprise, ils ont une fâcheuse tendance à citer tous leurs collaborateurs et à oublier leur conjointe. Ils font comme si nous étions invisibles. Ce sont eux les stars !", affirment quelques-unes. Et d'autres de surenchérir : "Ils ont tendance à tirer un peu trop la couverture à eux. Alors, on finit par s'effacer."
Derrière tout homme ne se cache-t-il pourtant pas une femme ? Plus que dans tout autre secteur d'activité, il semble en réalité que tomber sous le charme d'un maître- queux implique pour beaucoup de femmes de renoncer à leur statut. "Tout ce que l'on a réalisé auparavant ne compte plus", affirme Dominique Loiseau. "Nos époux sont souvent dotés d'un fort caractère. Ils veulent toujours avoir le dernier mot ! Nous devons par conséquent apprendre à être discrètes." "Mais qui ne dit mot ne consent pas nécessairement...", remarque avec humour Danielle Savoy.

Des chiffres
w Dans l'Union européenne, les femmes gagnent encore en moyenne 28 % de moins que les hommes.
w En France, 3 femmes sur 4 sont des employées, dont deux tiers seulement sont qualifiées.
w 70 % des personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté dans le monde sont des femmes.

(Source : Unesco)

Peu de place pour les enfants
En fait, les femmes de chef entrent apparemment en cuisine comme elles entreraient en religion. Ce qui leur impose de réels sacrifices personnels. "Il faut reconnaître que 80 % de notre vie est consacrée à notre job. Le temps file à la vitesse grand V", souligne Martine Blot.
A l'évidence, avoir une activité professionnelle à deux, telle l'exploitation d'un hôtel ou d'un restaurant, constitue un risque indéniable pour l'harmonie de la vie privée. D'ailleurs, dans ce type d'affaires, les enfants sont bien souvent les premiers à trinquer. Parmi les six femmes que nous avons interrogées sur ce point précis, plusieurs culpabilisent profondément quant à l'attitude qu'elles ont dû adopter à l'égard de leurs bambins. "Je leur donnais le biberon lorsque c'était possible. C'est-à-dire, entre la réception et le restaurant", confesse Jacqueline Roux, mère de jumeaux, élue récemment vice-présidente de la Fédération nationale des Logis de France et propriétaire avec son mari du Moulin de Mistou (premier Logis de France implanté dans un village de 23 habitants en Haute-Loire). "Prise par mon travail, je n'ai pas toujours pu m'occuper de mes fils comme je l'aurais souhaité. J'avais l'impression qu'il m'était interdit de laisser mon poste pour aller les câliner, pour passer des moments simples avec eux. Je me sens coupable", poursuit Jacqueline Blanc.

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Jacqueline Blanc
Georges Blanc
"Aucun membre du couple ne doit être l'employé de l'autre"


Mais, travailler avec son conjoint rime parfois aussi avec don de soi, notamment en matière de rémunération. S'il existe en la matière des règles à respecter, toutes ne sont hélas pas appliquées dans les faits. Il arrive même quelquefois que la protection financière et sociale des conjointes soit sérieusement mise en danger. Toute peine méritant salaire, il est ainsi bien normal que certaines femmes se sentent frustrées, ne percevant aucun traitement. D'autant qu'en général, elles ne rechignent pas à la tâche. Et cette dernière est bien souvent colossale dans le secteur des CHR. Le statut juridique de l'épouse est, dans la plupart des cas, le dossier que l'on évite d'ouvrir... Pourquoi verser un salaire à une épouse qui travaille ? Les charges sont lourdes, l'entreprise pourrait ne pas en avoir les moyens... Si certaines ont un salaire, il reste quelquefois symbolique. Si elles dirigent des maisons d'importance, il est fréquent qu'elles ne soient pas toujours cadre, "les cotisations sont trop chères", alors que certains de leurs salariés le sont, "on ne peut pas faire autrement avec eux". Heureusement, certaines ont su se faire entendre et faire reconnaître leur place et peuvent afficher une certaine satisfaction en termes de statut et de rémunération. Mais, le fruit d'un combat long et opiniâtre... "Il y avait parfois tellement à faire que j'ai eu envie de tout abandonner. Mais, je me suis accrochée et j'ai appris mon métier sur le terrain. Il me l'a d'ailleurs bien rendu grâce aux milliers de remerciements que m'adressent nos clients", se souvient Jacqueline Blanc. "Après notre mariage, mon mari m'a proposé de racheter l'entreprise de ses parents. Je ne connaissais rien à ce métier et nous n'avions plus un sou en poche. Il a fallu travailler dur", note à son tour Jacqueline Roux. Tradition oblige, la légitimité des femmes de chef se gagne apparemment à la sueur du front.
Alors heureuses ? Et si c'était à refaire ? Elles sont unanimes, elles referaient toute le même chemin... ou presque, à quelques petites nuances près. "Nous existons à travers nos affaires !", reconnaît Jacqueline Blanc. "Il faut trouver sa place. Cela nécessite beaucoup de temps...", déclare Dominique Loiseau. Et Danielle Savoy d'ajouter : "Si c'était à refaire, je n'hésiterai pas une seule seconde."

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Derrière un homme se cache toujours une femme. En voici 6 de gauche à droite : Jacqueline Roux, Jackie Charvet, Dominique Loiseau, Jacqueline Blanc, Danielle Savoy et Martine Blot.

Ne pas se marcher sur les pieds
Reste que ces épouses agiraient avec plus de méthode. Pour éviter les dérapages, chacun doit, selon elles, avoir une fonction clairement définie au sein de l'entreprise. Sans oublier de dire qu'aucun membre du couple n'est l'employé de l'autre. "Il ne s'agit pas en effet de se marcher sur les pieds", signale Jacqueline Roux. "Bernard a sa spécialité : la cuisine. Moi, la mienne : l'hôtel et la commercialisation. Une chose est sûre, c'est que nous détesterions échanger nos jobs respectifs", note Dominique Loiseau.
Pour toutes, il est indispensable de préserver sa personnalité et de clairement séparer la vie privée et les activités professionnelles. "Au quotidien, ce n'est pas toujours facile ! Mais c'est l'unique solution pour conserver une intimité au sein de son couple", déclare, convaincue, l'épouse de Guy Savoy. n zzz18p

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Etre femme de chef nécessite beaucoup de sacrifices personnels.

10 conseils
1. Distinguez bien vie privée et vie professionnelle
2. Préservez votre identité féminine
3. Ayez votre propre territoire d'action pour être reconnue dans votre fonction auprès de vos salariés
4. Sachez prendre du recul avec votre époux en vous accordant ensemble des plaisirs en commun comme des vacances, loisirs...
5. Tout travail mérite salaire et statut juridique approprié
6. Conservez votre indépendance
7. Participez à toutes les décisions liées à la marche de l'entreprise
8. Essayez de respecter l'horaire biologique, à savoir travail, repos, loisirs
9. Préparez votre retraite
10. Etablissez des relations de partenaires plutôt que des relations hiérarchiques

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L'Hôtellerie n° 2747 Magazine 6 Décembre 2001

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