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Femmes, où êtes-vous ?

Devant leurs fourneaux, les femmes chefs de cuisine sont avant tout des chefs. Elles s'appliquent à faire oublier leur féminité. Du coup, on ne voit plus vraiment que ce sont des femmes...

m Lydie Anastassion

Posée sur le Forum de L'Hôtellerie (www.lhotellerie-restauration.fr) par une jeune cuisinière, la question "Y a-t-il des associations de femmes chefs de cuisine ?" a suscité des réactions révélatrices : "Mon épouse est chef de cuisine. Nous avons un pub-restaurant, nous proposons une carte uniquement réalisée à partir de produits frais, et pour elle, il est hors de question qu'elle cautionne ce genre de c... Imagine-toi qu'une des cuisinières du groupement soit une 'daube', et bien crois-moi, le message va très vite circuler et tu risques de déguster ! C'est en fonction de ton travail que tu seras reconnue et non en participant à cette rigolade. Bon courage", réagissait Phil, dont l'épouse était manifestement trop occupée pour répondre elle-même. Sur un point, Phil a raison : c'est le travail qui compte. Mais il pose trois interrogations : le mot femme jetterait-il un discrédit ? Les mauvais cuisiniers masculins sont-ils moins exposés que leurs congénères femmes ? Et qui donc déclenchera la cabale ?
Les cuisinières professionnelles ont une revendication qui ferait blêmir les féministes. Elles revendiquent leur place en cuisine. Leur explication est simple : "Parce que la femme est faite pour cela, parce qu'elle a toujours tenu ce rôle dans la famille, elle doit le conserver dans l'univers professionnel." Celui où leurs collègues masculins glanent étoiles et reconnaissance des guides et des médias. Peu exigeantes, elles ne demandent pas qu'on leur serve du 'chèfe', elles veulent du 'chef' tout simplement. En cuisine, elles sont cuisinières (puisque le féminin existe) au même titre que les hommes, et s'appliquent à gommer les différences.
"Travailler comme un homme", les femmes sont les premières à le revendiquer. "Je travaille comme un homme et je suis une femme. Les hommes n'aiment pas les emmerdeuses en cuisine et je n'en suis pas une", martèle Annie Desvignes de la Tour du Roy à Vervins dans l'Aisne. Reconnue des guides, étoilée durant une vingtaine d'années, la restauratrice n'en reste pas moins sur sa faim. Durant 20 ans, elle a postulé chez les Maîtres cuisiniers de France qui lui ont toujours opposé un refus. Motif : le 3e statut n'accepte pas les femmes. "Individuellement, ils m'assuraient qu'ils allaient voter pour moi, mais je n'étais jamais acceptée. Ensuite, on m'a avancé que j'avais dépassé 50 ans." Depuis l'abrogation du fameux statut en 1997, sous la présidence de Fernand Mischler, deux femmes ont été admises dans le Saint des Saints, Lydia Egloff (La Bonne Auberge à Stiring-Wendel en Moselle) et Nicole Rouquier (Le Vieux Pont à Belcastel dans l'Aveyron). Quant à l'âge, les postulants doivent maintenant avoir entre 28 et 55 ans. En mars dernier, les Maîtres cuisiniers de France s'autorisent pourtant un nouveau dérapage. Proposées par la commission d'admission, les candidatures de Jacquotte Brazier et d'Anne-Sophie Pic sont finalement rejetées. L'affaire fait couler de l'encre dans nos colonnes, les MCF réfutant le qualificatif de "misogyne", préférant mettre en avant un dysfonctionnement initial de la commission d'admission. Entre-temps, d'autres arguments avaient été avancés : "L'une d'entre elles, doublement étoilée, ne serait pas titulaire du CAP." Un argument pourtant considéré comme "non recevable" par les instances dirigeantes mettant en avant un récent changement des statuts...

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Annie Desvignes
La Tour du Roy - Vervins (02)
"Il y avait tellement de femmes dans l'ombre que j'aurais aimé créer un précédent en étant admise chez les Maîtres cuisiniers de France. Pour les femmes, il n'y avait pas d'école hôtelière. C'est dommage qu'il n'y ait plus d'associations de cuisinières. Je les engage à reprendre le combat."

Cuisine de femme
Sur les trois chefs triplement étoilés italiens, deux sont des femmes : Luisa Vallaza (restaurant Al Sorriso à Soriso) et Nadia Santini (Dal Pescatore à Canetto Sull'Oglio). Leurs maris dirigent la salle. La cuisine, elles l'ont appris assez tard par amour pour eux, loin des écoles hôtelières... En France, le Guide Rouge 2001 recense 500 établissements étoilés et 16 femmes. Anne-Sophie Pic a 2 étoiles et les 15 autres 1 macaron. Leurs revendications ? Elles sont reconnues par les guides gastronomiques, satisfont leurs clients et font la cuisine qu'elles aiment. Après, à chacune son histoire.
Après son divorce, Brigitte Guignery a apposé une nouvelle pancarte sur le devant de son établissement, l'Auberge du Jarrier (3 fourchettes au Guide Rouge) à Biot dans les Alpes-Maritimes. "Cuisine de femme". Un peu par provocation au début et puis pour bien signaler son passage de la salle aux fourneaux. Durant 20 ans, elle avait œuvré avec son mari, et tout d'un coup, elle s'était retrouvée à la cuisine par obligation. "J'ai mis quelques mois à trouver ma place en cuisine. Au début, on m'appelait Madame, j'ai dit pas question ! Juste chef, sans le ou la ; d'ailleurs, les clients disent naturellement 'chef'. Ce sont eux les véritables juges. Il a fallu 4 ans pour récupérer la clientèle. C'est comme si j'avais ouvert un nouveau restaurant."
Cuisine de femme ? "J'avoue être restée longtemps sceptique quant à la primauté de cette cuisine de femmes, proclamée par Curnonsky, et que Balzac exaltait déjà (...)", écrivait La Reynière dans le journal Le Monde. "ll existe une différence, les clients le disent. C'est une autre façon de travailler", assure Brigitte Guignery. "C'est possible, complète Marine Marinovitch, chef de cuisine au Roquebrune à Roquebrune (Alpes-Maritimes) et étoilée au Guide Rouge elle aussi. C'est une espèce de légèreté, un mélange de saveurs, un accompagnement de légumes." "C'est évident, car on sait tout faire, assure Annie Desvignes, la femme est faite pour cela, elle est plus inventive. Pourquoi y a-t-il des brigades ? C'est une invention d'hommes pour organiser le travail."

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Brigitte Guignery
LivreBrigitte.JPG (4508 octets)Auberge du Jarrier - Biot (06)
"Etre femme et chef de cuisine, ce n'est pas un sacerdoce, ni un sacrifice, sinon ce n'est pas viable. Ceci dit, j'ai mis du temps pour pouvoir faire une coupure entre ma vie professionnelle et ma vie privée, une fois rentrée chez moi."

 

Mettre en place des réseaux
"Pourquoi les femmes à part ?", s'interrogeait également Alexandra sur le Forum. C'est vrai. Des associations professionnelles existent déjà et les femmes chefs de cuisine y adhèrent. Tous et toutes défendent la cuisine française et les produits. Mais les chefs de cuisine sont également chefs d'entreprise, dont la gestion n'est pas toujours facile. Et c'est peut-être à ce niveau que les femmes peuvent mettre en place un réseau. "Nous gérons une entreprise, des équipes avec tout ce que cela comporte de tracasseries administratives. Finalement, notre succès professionnel également est évalué au vu de la santé de notre entreprise. En clair, on mène l'entreprise comme un mec, elle marche bien, et c'est aussi cela que les gens retiennent", expliquent encore Brigitte Guignery. Et le compliment suprême tombe : "Vous avez des c..." Retour à la case départ.
"Le monde économique est encore dirigé par des hommes et les femmes chefs d'entreprise doivent encore se battre contre certains préjugés", explique Martine Marandel Joly, présidente de l'Association des femmes chefs d'entreprise. Regroupant des professionnelles de tous les secteurs économiques, cette association a mis récemment en place une charte afin de promouvoir le 'mentorat'. Objectif : que chaque créatrice puisse s'appuyer sur les conseils d'aînées expérimentées. Les restauratrices, les hôtelières peuvent venir grossir leurs rangs ou s'en inspirer. A Euro-Toques, Monique Bescond propose une autre piste : "Il ne s'agit pas de mettre en place des quotas au sein des institutions, explique-t-elle, mais de les rassembler autour de thèmes de travail, de réflexion, dans un esprit de club." Selon elle, l'année 2002 s'annonce propice aux initiatives. Et elle lance un appel à toutes les intéressées, mais également aux hommes désireux de faire avancer la réflexion et la profession. n zzz22v zzz18p

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Patricia, Laurence et Marine Marinovitch
Le Roquebrune - Roquebrune (06)
Au Roquebrune, il y a Patricia en salle, Marine en cuisine, et Laurence qui, il n'y a pas encore si longtemps, prenait les commandes en salle. Mère et filles travaillent ensemble. "Ici, en Méditerranée, les femmes ont toujours été à la maison", expliquent-elles. "Quand je suis devenue 'has been', ma fille m'a remplacée", raconte Laurence. Marine a appris la cuisine avec les femmes de sa famille. "En cuisine, cela fait des années que l'on m'appelle Mademoiselle. Les femmes n'ont pas la même approche pour commander. Les hommes peuvent se permettre d'avoir des coups de gueule. Une femme aura plus de difficultés pour asseoir son autorité." Patricia poursuit : "On a éliminé les femmes de la cuisine car on a eu des problèmes. On a dû se séparer de 2 commis en pleine saison. Si elles y vont au charme, elles se font piéger."

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Anne-Sophie Pic est la seule chef doublement étoilée au Guide Rouge.

Chef !
Chef
Nom masculin. Celui qui est à la tête, qui détient l'autorité. Celui qui est à la tête de la cuisine d'un restaurant.

Cuisinière
Personne qui fait la cuisine.

(Petit Larousse en couleur - 1972)
Chef
Personne qui est à la tête de quelque chose, qui dirige, commande, gouverne. Chef de : celui qui dirige en tête. Les femmes chefs d'Etat.

(Nouveau Petit Robert - édition 2000)

 

L'Arc et les cheftaines

Au début des années 70, parce que les femmes étaient un peu les oubliées des cuisines, des professionnelles, les "bonnes mères", décident de se regrouper ; c'est la naissance de l'Arc, l'Association des restauratrices cuisinières, parrainée par le critique gastronomique Courtine. Présidée par Simone Lemaire (restaurant le Tournebride à Busset), elle compte une soixantaine de membres parmi lesquels Jacqueline Libois, Giselle Berge et Annie Desvignes. Les médias s'intéressent à elles. Et les hommes réagissent. "Mesdames : les cheftaines ?", les apostrophe Paul Bocuse dans un courrier daté du 22 février 1977 et conservé précieusement par Annie Desvignes. Si, selon lui, "les femmes sont certainement de bonnes cuisinières pour une cuisine dite de tradition (...)", c'est une "cuisine nullement inventive". Et le chef de conclure : "Les femmes ne sont pas de bonnes cheftaines", avant d'ajouter "mais je ne demande qu'à être étonné et serais comblé si vous réussissiez à me séduire devant vos fourneaux". Rebaptisée Association des cuisinières internationales en 1985, l'association s'est ensuite mise en sommeil et Bocuse a découvert la cuisine que font les femmes...

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L'Hôtellerie n° 2747 Magazine 6 Décembre 2001

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