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du 2 novembre 2004
SALONS

Groupe Alain Ducasse

Allocution pour San Sebastian
Paris, le 20 novembre 2004

Merci de votre invitation à la 6e édition de ce congrès " Lo Mejor de la Gastronomia ". J’ai 48 ans, je suis français, donc je pensais que je n’étais plus à la mode. 32 ans dans le métier, 20 ans depuis mes premières étoiles au Guide rouge… et je suis toujours là. Et je compte bien être encore là quelque temps, d’ailleurs.
Le secret de cette longue histoire, c’est que je suis un cuisinier et que je reste un cuisinier. Quelle sorte de cuisinier ? Je crois qu’être cuisinier c’est prendre position – et être un acteur – sur 3 ou 4 sujets : les produits que nous utilisons l’histoire de notre métier, l’époque dans laquelle nous vivons, nos techniques et nos savoir-faire.
Sur tous ces sujets, ma vision peut facilement se résumer en deux mots – deux passions. La passion de la cuisine juste ; la passion de la diversité. Ma créativité, c’est l’application de ce principe à des cuisines d’inspirations très différentes.

1. Il faut rester humble devant la nature.
- Le rôle du cuisinier commence là où s’arrête l’œuvre de la nature. Rendre très bon ce qui est déjà très beau.
- Je pense que nous sommes tous d’accord et je ne dis rien ici de très original : il n’y a pas de bonne cuisine sans bons produits. Le maraîcher, le pêcheur, l’éleveur, l’agriculteur sont des alliés indispensables du cuisiner. Le bon produit permet une cuisine juste, débarrassée de complications inutiles. Une cuisine qui respecte et exalte la qualité du produit, honnêtement, sans le déguiser
- Les cuisiniers peuvent aussi jouer un rôle crucial dans la réhabilitation de certains produits. Ils peuvent encourager les producteurs à ressusciter des variétés de fruits ou des légumes dont la culture avait été abandonnée. Ils peuvent encourager la reprise d’anciennes techniques de transformation ou de conservation, de salaison par exemple. La bonne cuisine permet aux bons produits de réapparaître.
- Le produit, c’est la diversité. Il ne s’agit pas de répéter indéfiniment la même chose. Il s’agit d’élargir la gamme des produits que nous pouvons travailler, de découvrir ou de découvrir des goûts, des textures, des couleurs. Respecter le produit, c’est faire confiance à son inépuisable magie. Malheureusement, une espèce animale ou végétale disparaît à un rythme soutenu. Nous en avons conscience et ne pouvons que le déplorer.

2. Il est urgent de garder ses repères.

L’Histoire/L’héritage
a Si l’on n’envisage l’histoire de notre métier que sous l’angle du respect des façons de faire, de la répétition de la cuisine " officielle " (celle des livres et des écoles), on risque évidemment d’avoir une vision très stérilisante de la cuisine.
Inutile de dire que ce n’est pas ma façon de voir. Ici encore, je regarde les choses du point de vue de la diversité. Et, de ce point de vue, l’histoire de la cuisine est un fabuleux réservoir d’idées et de nouveautés.

a Explorer le passé est une tâche exaltante mais c’est aussi un immense effort. Pour écrire mon livre sur la cuisine méditerranéenne, j’ai fait travailler pendant deux ans une équipe d’historiens. Ils ont retrouvé des anciennes façons de cuisiner, d’anciens produits, d’anciennes façons de conserver des aliments. C’est un livre très actuel dans la mesure où nous avons apporté avec mon équipe dirigée par F. Cerutti un regard contemporain sur des recettes anciennes.
Dans ma conception de la cuisine, ce rôle de passeur entre la tradition et la modernité est crucial. Ce dialogue avec l’histoire est une fantastique source de diversité pour le cuisinier contemporain que je suis. Il faut savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va.

a Le danger serait la disparition d’un mode de cuisson, d’un geste millénaire. Je refuse que l’on perde ces savoir-faire.

J’aimerais revenir aussi sur la notion de professionnalisme.
Ne pas perdre ses repères c’est aussi rester très attentifs et exigeants sur notre professionnalisme.
Que de passion, de violence, de rigueur, d’amour pour aboutir à une fête du goût. Le cuisinier pousse à bout la logique comestible des choses. Celles-ci, en retour, le poussent au bout de lui-même, de son savoir, de son désir, de son imaginaire.
a La grande chance que nous avons, en ce début de XXIe siècle, c’est de voir notre profession attirer de nombreux talents. Des jeunes curieux, voyageurs, multinationaux, à qui nous donnons des responsabilités.
a Poursuivre nos efforts de formation. Notre profession a fait, dans l’ensemble, depuis une génération, un fantastique effort pour la formation. Le savoir-faire est accessible par tous, partout. Il n’y a plus de recettes cachées. Il n’y a plus de pays qui ont l’exclusivité des talents et des savoir-faire.
a Ne pas négliger l’information des médias et du public. Il faut qu’ils connaissent la cuisine pour l’apprécier. Nous devons nous attacher à vous faire mieux apprécier notre métier. Vous êtes nos porte-parole auprès du grand public

C’est notre professionnalisme qui fera que la cuisine reste un plaisir et ne deviendra pas un simple divertissement dont l’effet supplanterait le fond.

3. La juste relation avec les influences du monde.

Curieux et ouvert.
a Il faut être curieux, ouvert sur le monde, sur les modes de vie. On ne fait plus de la cuisine aujourd’hui en se bouchant le nez, les yeux et les oreilles sur ce qui se passe ailleurs. Le concept de nationalité devient de moins en moins pertinent. Notre métier est un des plus internationaux qui soient.
Je me réjouis beaucoup de cette révolution. Parce qu’elle signifie un extraordinaire potentiel de diversité. Il y a mille et une manières d’aimer la cuisine. Il y a mille et une manières de faire la cuisine que l’on aime. Pour les gastronomes, il y a mille et une manières de rencontrer la cuisine.

a Je suis gourmand de l’air du temps. J’aime le XXIe siècle ; j’aime mon époque. En ce sens, je ne suis pas " d’avant garde ". J’essaie juste d’être " d’aujourd’hui ". Et j’aime ce bouillonnement d’aujourd’hui.

Éviter la globalisation du goût.
a Il faut être attentif aux autres cultures, échanger, dialoguer, laisser venir les inspirations. Mais il faut aussi savoir intégrer ces influences dans sa propre cuisine, dans sa propre vision. Il ne faut pas se trahir.
a Il faut refuser la pensée unique de la cuisine. Ce n’est pas les uns contre les autres, les anciens contre les modernes, mais les uns avec les autres que nous devons avancer. C’est de ce métissage que naît la diversité, la richesse de notre métier. C’est la culture des différences qui suscite l’intérêt d’un public curieux de découvrir notre univers. Echangeons nos expériences au niveau international.

4. Le plaisir est un guide très sûr.

Je suis très gourmand.
Hormis la passion du métier et un certain goût de la perfection (même si je la sais difficile à atteindre), c’est sans doute la gourmandise qui me pousse à une quête incessante de nouvelles saveurs.

a Le plaisir est dans l’assiette et autour de l’assiette (l’ambiance, l’accueil).
a Le plaisir demande de prendre son temps. Réhabiliter le temps : le temps de préparer, le temps de savourer. Le " slow " contre le " fast ".
a Le plaisir est de varier les plaisirs.
a Le plaisir est ce que nous devons à nos clients.
a Ce qui m’intéresse, c’est l’essentiel, la quintessence de la nature. La juste cuisson, le juste assaisonnement et laisser le maximum de place au produit. Dans ma conception de la cuisine, l’harmonie, l’alliance des goûts, en douceur, la modération est importante. Voilà le fil rouge de ma cuisine : la justesse.
a Ce qui m’intéresse c’est d’appliquer cette philosophie unique – la justesse – à toutes les variations possibles et imaginables du plaisir de manger. Je fais des cuisines différentes parce que mes contemporains cherchent des plaisirs variés. Ils viennent dans mes établissements avec des attentes diverses. Il y beaucoup de façons différentes de manger ensemble, il y a une grande variété de plaisirs à partager pendant ces instants – des moments de sensualité et de convivialité, des moments de bonheur.

Pour illustrer cette variété, et j’ai déjà trop parlé, voici cinq recettes parmi les plus représentatives de nos univers culinaires. Elles ont été réalisées en situation et seront terminées ici devant vous par cinq de mes chefs : Franck, David, Christophe, Frédéric et Benoit, assistés par Cedric Béchade de mon équipe du Plaza Athénée. Je leur dit d’avance à tous un grand merci.

a La cuisine méditerranéenne : Franck Cerutti (Chef de cuisine, Louis XV-Alain Ducasse à Monaco) – Pâtes papillon, coquillages et crustacés.
Personne, je crois ici ne sera surpris de cette introduction, Franck est un des chefs avec lequel je partage le plus. Originaire de Chalosse, je suis devenu méditerranéen il y a longtemps déjà. Le Louis XV a toujours été et reste encore pour les jeunes que nous souhaitons former un " passage nécessaire ", une école de la vie : pour le respect du produit, la proximité avec la nature. Franck ? L’huile d’olive lui coule dans les veines. Cette recette de pâtes aux coquillages et crustacés, est pleine de fraîcheur, c’est une cuisine de l’instant – j’allais dire de l’instinct. Les gestes sont anciens : le mortier pour écraser roquette et basilic, pincer la pâte pour lui donner sa forme papillon. Le résultat est une cuisine contemporaine qui j’espère rend hommage aux cuisines de mama. En tout cas nous leur devons beaucoup.

a La cuisine de bistrot : David Rathgeber (Chef, Aux Lyonnais à Paris) – Trois variations de l'œuf cocotte avec mouillettes.
La cuisine de bistrot, c’est une attitude, c’est une ambiance. David est le chef de Aux Lyonnais à Paris. Il a travaillé dans des maisons étoilées mais son truc c’est ça : la cuisine canaille. Le corps se laisse un peu aller. On a le droit de manger avec ses doigts ! Il a choisi de vous préparer ces mouillettes toastées et légèrement aillées… qui vont servir à déguster trois variations d’œufs cocotte. La première est inspirée de l’œuf meurette, typiquement lyonnais. Les deux autres jouent sur des produits caractéristiques de la campagne lyonnaise : l’écrevisse et les trompettes de la mort. On est là dans une cuisine populaire, spontanée.

a La Grande cuisine française classique/contemporaine : Christophe Moret (Chef de cuisine, Alain Ducasse au Plaza Athénée à Paris) – Homard Thermidor.
C’est un peu délicat de s’attaquer comme cela à l’une des recettes les plus classiques du répertoire gastronomique français, créée, dit-on, dans les dernières années du XIXe siècle. Pourquoi vous la présenter ici ? Pour montrer à quel point le patrimoine culinaire français est propice à des ré-interprétations contemporaines. La technique s’illustre là comme un superbe allié. L’exercice est difficile, il demande de la rigueur et du temps. Christophe allège la recette (moins de beurre), introduit le cèpe et la tomate confite et propose une présentation en deux services (queue et pinces). Un hommage à la grande tradition française avec un clin d’œil contemporain.

a La cuisine multi-ethnique : Frédéric Vardon (Chef consultant, Restaurants Spoon) – Thon à la plancha cuit/cru, légumes sautés au wok / variation autour de cinq sauces dont la sauce Satay
Lorsque nous ouvrons Spoon Food & Wine en 1998 à Paris : c’est une pavé dans la marre. Cuisine ouverte (le chef s’expose) , introduction de produits, d’épices, de techniques de cuisson nouveaux, Carte des vins à 80 %  étrangers. J’ai d’abord pensé à la cuisine et à la multiplicité des modes cuisson avant d’en concevoir la carte avec mes chefs. C’est cette ouverture sur le monde qui nous anime mais toujours en l’appliquant à notre savoir-faire. Spoon n’est pas une cuisine fusion. J’accepte le terme de multi-ethnique sans qu’il me satisfasse complètement. On peut dire que nous avons " déconstruit " cette recette. En effet, à l’origine, tous les éléments étaient cuisinés ensemble. Ici, Frédéric travaille chacun des éléments à part, ce qui permet d’exalter plus finement chacun des goûts. De plus – et ce n’est pas le moins important – l’aspect final est beaucoup plus flatteur. En fait, nous avons rendu beau quelque chose qui était déjà très bon.

a La cuisine paysanne : Benoît Witz (Chef, Hostellerie de l’Abbaye de la Celle en Provence) – Dos de chevreuil, cocotte de légumes et fruits d'automne.
J’ai voulu terminer cette présentation par la cuisine paysanne, issue des potagers et des vergers. C’est la cuisine que l’on sert dans mes hôtels de campagne, une cuisine simple enracinée. C’est finalement peut-être celle qui nous résume le mieux. Mais vous l’aurez compris. Mes cuisines sont là pour que l’on se fasse plaisir avant tout. Finalement la véritable nouveauté est peut être là : quand on pense aux heures qui s’écoulent lentement, un peu à l’écart du monde, à la cuisson lente, au mijoté. C’est une cuisine qui prend son temps. Benoît nous a préparé ce dos de chevreuil accompagné d’une cocotte de légumes et de fruits d’automne (châtaignes, cèpes). C’est une cuisine d’auberge à partager simplement.


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L'Hôtellerie Restauration n° 2901 Hebdo 2 décembre 2004 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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