Du côté des prud'hommes
Lorsque les portes du
restaurant qui nous intéresse aujourd'hui s'ouvrent devant le client, c'est d'abord son
décor champêtre qui l'interpelle. Ici, tout n'est que bois, plantes vertes et eaux. Une
somptueuse fontaine descend même du 1er étage jusqu'à ses pieds. Quant au personnel de
salle, il fait penser à ces abeilles butinant d'une table à l'autre.
C'est justement l'une de ces fidèles abeilles qui va poser problème à sa direction, en
saisissant le conseil de prud'hommes de Paris. Celle-ci a été embauchée au début de
l'année 1984, sous contrat à durée indéterminée, en qualité d'hôtesse. Toute sa
carrière, elle a été rémunérée au pourcentage service. Au mois de janvier de
l'année dernière, la salariée fait part à sa direction de sa volonté de
démissionner. A la fin du mois de mars, la salariée signe son solde de tout compte et
quitte définitivement l'établissement.
Dans les deux mois, elle saisit le conseil de prud'hommes de Paris d'une demande visant à
condamner son ancienne société à lui payer pas moins de 100 000 F à titre de rappel de
salaire, ainsi que les congés payés afférents.
Pour justifier ce rappel de salaire, la salariée prétend que la répartition du
pourcentage service n'était pas conforme aux textes en vigueur. La salariée explique
qu'il lui était en effet attribué 3,5 points sur la masse du pourcentage service à
répartir, alors que certains de ses collègues de travail, en l'occurrence les maîtres
d'hôtel, bénéficiaient, eux, d'un nombre de points nettement supérieur. Selon elle, la
répartition de la masse du pourcentage service devait se faire à part égale entre les
salariés. Elle invoque 2 textes.
D'abord le décret du 4 juin 1936 prévoyant l'application de cette fameuse loi Godard,
une vieille loi du 19 juillet 1933. Il est vrai que l'article 6 indique : "Dans le
cas de centralisation des pourboires par l'employeur, (...) la répartition sera faite à
part égale entre les employés." Pour elle, le texte est clair, il n'y a pas
lieu de débattre : elle devait avoir la même part que ses collègues de travail.
Et la salariée d'ajouter : "A travail égal, salaire égal." Elle
invoque pour cela l'article 119 du traité de la Communauté économique européenne
prévoyant une égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et féminins
pour un même travail, ainsi que l'article L 140-2 du Code du travail qui dit que pour un
travail de valeur égale il doit y avoir une égalité de traitement entre les salariés.
La salariée explique à ce titre que ses connaissances professionnelles aussi bien que
les tâches qui lui incombaient étaient identiques à celles de ses collègues.
La salariée prétend en effet qu'elle ne faisait pas simplement un travail d'hôtesse.
Elle exerçait en fait les mêmes fonctions que ses collègues de travail. Elle produit
même différentes attestations sur l'honneur de ses amis et de ses anciens collègues de
travail, selon lesquelles en plus de la réception, elle assurait le service en salle et
les encaissements. Elle tenait, les témoins le disent, un véritable rôle de chef de
rang. Et la salariée de conclure à la condamnation de son ancienne société à lui
verser plus de 100 000 F de rappel de salaire.
Bien évidemment, la société ne l'entend pas ainsi. Il est vrai qu'elle est, pour le
moins, abasourdie par le montant qui lui est réclamé. 100 000 F ! Il y a de quoi
bousculer les comptes de la société, c'est le moins que l'on puisse dire. La somme
correspond à plus d'une année de rémunération.
Pourtant la salariée n'a jamais émis la moindre contestation à l'occasion de ses 14
années de service. Toutes ces années, elle a signé de façon régulière le registre de
répartition du pourcentage service. L'Inspection du travail elle-même n'a jamais été
alertée par la salariée à l'occasion de ses nombreuses visites. Elle n'a jamais
constaté la moindre anomalie au niveau de la répartition du pourcentage service (alors
que toute discrimination est passible de sanctions pénales de 5e classe, selon l'article
R 154-0 1er alinéa du Code du travail). Cette absence de toute contestation est, selon la
société, la preuve même que c'est bien elle qui a raison, et non son ancienne
employée.
Néanmoins, la société ne saurait sérieusement se contenter d'une telle défense. Il
lui faut les arguments juridiques lui permettant de justifier la répartition du
pourcentage service auprès des salariés selon un nombre de points croissant en fonction
des qualifications. Aux arguments de droit de la salariée il faut répondre par les
textes !
Loi Godard et répartition à parts inégales
La société entend tout d'abord reprendre les termes de ce fameux décret du 4 juin 1936.
En effet, si l'article 6 prévoit une répartition à part égale entre les employés,
l'article 7 du même décret prévoit que :
"Par dérogation aux dispositions qui précèdent, dans les établissements qui
garantissent aux employés (...) un salaire minimum qui en cas d'insuffisance des
pourboires centralisés (...) est assuré par une contribution personnelle de l'employeur,
les règles de la participation de chaque employé à la répartition des pourboires sont
fixées par le contrat de travail sans obligation pour l'employeur de se conformer aux
dispositions des articles précédents."
"Dans ce cas, le registre spécial (...) fait ressortir, au moment de chaque paie,
la somme revenant à chaque employé."
"Cette somme doit être versée à l'employé en lieu et place du salaire minimum
garanti dans le cas où elle dépasse ce salaire."
Autant dire que le décret de 1936 permet, selon l'employeur, de répartir le pourcentage
service à parts inégales entre les salariés, à la condition d'assurer à chacun
d'entre eux une rémunération minimale. Il s'agit de permettre à tous les ayants droit
à la répartition de percevoir une rémunération leur permettant de subvenir à leurs
besoins. (Il est vrai qu'en 1936 il n'existait aucun minimum garanti dans les hôtels,
cafés, restaurants).
Et c'est justement son cas au sein de ce restaurant. La salariée bénéficiait, en effet,
comme l'ensemble de ses collègues de travail, d'un minimum garanti : celui-là même
prévu par le législateur depuis 1950, à savoir le SMIC. Et depuis le 8 décembre 1997
et l'application de la convention collective nationale dans les cafés, hôtels,
restaurants, elle bénéficiait même d'un minimum garanti conventionnel.
La salariée ne saurait donc revendiquer une répartition du service à part égale sur le
fondement de ce vieux texte.
L'égalité de salaire suppose celle des responsabilités
La société doit aussi répondre sur l'absence de discrimination. En effet, la salariée
a produit des attestations en vertu desquelles il apparaît qu'elle assurait le service en
salle comme un véritable chef de rang. Dans ses attestations, on y apprend qu'elle avait
pour mission non seulement l'accueil de la clientèle mais également le service en salle,
c'est-à-dire la prise des commandes, le service des plats, le débarrassage des tables et
même l'encaissement des additions... comme le ferait une serveuse ou un chef de rang.
Justement ! indique la société. Ceci n'est en rien contesté. Et pour cause, la
salariée s'est toujours vue attribuer un nombre de points supérieur ou égal à celui
d'un commis, d'une serveuse ou d'un chef de rang. En fait, elle bénéficiait du même
nombre de points que le maître d'hôtel !
En revanche, elle était moins payée que le premier maître d'hôtel responsable, le
maître d'hôtel adjoint ou même le maître d'hôtel second adjoint. Mais la salariée ne
produit aucun élément de nature à démontrer que ses attributions et ses
responsabilités étaient les mêmes que celles de ses collègues. Or il s'agit des
salariés dont elle revendique la rémunération.
La jurisprudence, et en particulier l'arrêt du 20 octobre 1996 Sté Delzongle c/Ponsolle
qui vient préciser le principe du "salaire égal, travail égal", est pourtant
claire. Il appartient au salarié d'apporter la preuve qu'il occupe un emploi identique à
ceux tenus par des salariés mieux payés que lui.
Selon la société, une telle preuve n'est absolument pas rapportée en l'espèce par la
salariée. Et pour cause. Si la salariée ne parvient pas à établir l'existence d'une
discrimination salariale dont elle serait victime, en sa qualité d'hôtesse, c'est que
l'employeur est tout à fait en mesure, quant à lui, de justifier les critères sur
lesquels il rémunère ses salariés et de légitimer ces critères au regard de
l'intérêt de l'entreprise.
La brigade de salle se compose en effet d'un premier maître d'hôtel responsable, d'un
maître d'hôtel adjoint, d'un maître d'hôtel adjoint en second, d'un maître d'hôtel,
d'une hôtesse (la salariée en cause), d'un chef de rang ainsi que d'un commis.
Si à chacune de ces qualifications correspondent bien évidemment des attributions
communes, à chacune d'entre elles correspondent également des attributions et surtout
des responsabilités différentes. Et la société de passer en revue les responsabilités
de chaque qualification. Le travail du premier maître d'hôtel responsable consiste, en
ce qu'il a de particulier par rapport au poste d'hôtesse, à diriger le personnel de
salle, à contrôler son travail, à assurer la commercialisation de l'établissement, à
contrôler son fonctionnement (vérification des livraisons, des prix...). Et ainsi de
suite pour les autres postes de l'entreprise...
Dans ces conditions, il est normal, selon elle, que les salariés qui se voient attribuer
de lourdes responsabilités bénéficient d'un nombre de points plus important. Le premier
maître d'hôtel responsable se voit attribuer 6,25 points, le maître d'hôtel adjoint,
5,25 points, le maître d'hôtel second d'adjoint 4 points, le maître d'hôtel et
l'hôtesse 3,5 points.
En fait la hiérarchie des points est établie en fonction d'une hiérarchie des
responsabilités en salle, et ce dans l'intérêt de l'entreprise. La salariée ne saurait
donc considérer qu'il y a eu discrimination salariale à son encontre.
Alors, répartition du pourcentage service à part obligatoirement égale ou pas ?
Discrimination salariale ou pas ? Que pense le conseil de prud'hommes de tout cela ?
Après avoir entendu les plaidoiries, le conseil de prud'hommes s'est retiré pour
délibérer. Le jour même il a, conformément à la loi, prononcé son jugement.
Il constate tout d'abord que le décret du 4 juin 1936 impose une répartition à part
égale uniquement lorsqu'il n'existe pas de salaire minimum garanti. Cela n'est pas le cas
de la salariée. Faire la répartition du service à parts inégales entre les salariés
selon un nombre de points est tout à fait possible.
Par suite, il constate que le nombre de points attribués à chaque salarié sur la
répartition du pourcentage service augmente avec ses responsabilités, et ce dans
l'intérêt de l'entreprise. Il n'y a donc pas de discrimination.
Pour la juridiction prud'homale, il n'y a aucune infraction, ni à la loi Godard et à son
décret d'application, ni au principe de l'égalité de rémunération entre les
salariés.
Pour en terminer, le conseil statue en déboutant la salariée de l'ensemble de ses
demandes.
Cette décision est particulièrement intéressante. Elle vient en effet conforter chacun
de nos professionnels qui pratiquent la répartition du pourcentage service selon une
grille de points prévoyant un nombre de points de plus en plus important au fur et à
mesure que les connaissances professionnelles, les capacités professionnelles et surtout
les responsabilités des salariés sont importantes.
Autrement dit, le conseil de prud'hommes de Paris, par son jugement, confirme qu'il est
tout à fait possible d'avoir une politique salariale dans l'entreprise lorsque le
personnel de salle est rémunéré au pourcentage service.
La loi Godard et son décret d'application n'ont donc pas fini d'être appliqués dans
notre branche d'activité.
Franck Trouet, SNRLH
Le texte de la loi GodardLa loi Godard a été codifiée aux articles suivants du Code du travail Art. L 147 1 Art. L 147 2 Art. R 147 1 Art.R 147 2 Autant dire que la loi Godard, dans sa brièveté, ne fait qu'indiquer : |
Les salariés bénéficiaires du pourcentage serviceLa loi Godard reste silencieuse quant aux qualifications pouvant être rémunérées
au pourcentage service. Elle se contente en effet d'indiquer qu'il s'agit des salariés
"en contact avec la clientèle". w Dans les hôtels :
w Dans les restaurants, brasseries et autres établissements servant des repas, qu'ils fassent ou non partie d'un hôtel : les maîtres d'hôtel, maîtres d'hôtel trancheurs, chefs de rang, sommeliers et sommelières de salle, garçons et filles de salle, commis et commises travaillant sous la direction des garçons et maîtres d'hôtel et en contact avec la clientèle. Mais ces textes sont anciens, ils datent du 4 juin 1936 et du 11 décembre 1946.
Aussi, pour l'essentiel ce sont les tribunaux (conseil de prud'hommes, cour d'appel et
autre Cour de cassation) qui ont été amenés à préciser cette notion de "contact
avec la clientèle" afin de savoir quels sont les ayants droit à la répartition
du pourcentage. |
L'HÔTELLERIE n° 2636 21 Octobre 1999