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Les bières d'abbaye

Quelle réalité, quel succès en CHR ?

Les dépositaires et brasseurs proposent de plus en plus à leurs clients un bec de bière d'abbaye. Les grands brasseurs disposent tous de cette référence dans leur catalogue. Mais qu'est-ce qu'une bière d'abbaye, qui la demande, qui la boit, comment faut-il la servir ?

"Aujourd'hui nous proposons avec la Saint-Landelin la seule bière d'abbaye française dans la définition belge", affirme paisiblement Patrick d'Aubreby, président de Brasseurs de Gayant à Douai. Que signifie cette affirmation ? L'abbaye de Crespin, dans le Hainaut français près de la frontière belge a bien existé, une ruine en témoigne. Bien des années plus tard, la famille de brasseurs Rimaux a repris l'affaire selon la tradition brassicole locale. Brasseurs de Gayant a repris les marques de la famille Rimaux, et détient donc aujourd'hui le pouvoir de brasser cette bière d'abbaye française. Il est bien difficile de prouver une quelconque parenté avec la recette de Saint-Landelin, le moine brasseur qui a laissé son nom au produit. Le Service de la répression des fraudes, révèle Patrick d'Aubreby, a mené l'enquête, et a contesté cette filiation technique. La phrase "selon la méthode des moines de l'abbaye de Crespin" a donc disparu de l'étiquette, ce qui n'enlève pas pour autant à la bière sa qualité de "bière d'abbaye". Mais alors, si aucune définition précise de produit n'est donnée, de quoi s'agit-il ? Les définitions de tous bords que nous avons recueillies, et d'abord de Yannick Boes, président de la Confédération des brasseurs de Belgique (CBB), concordent : une bière d'abbaye est une bière de tradition belge brassée autrefois par une congrégation religieuse, qui pour une raison ou une autre a cédé les droits d'utilisation de son nom à un brasseur. C'est ce qui la distingue des rares bières dites trappistes, Orval, Chimay, Rochefort, Westmalle, au nom protégé et encore effectivement aux mains des congrégations. Michael Jackson, le spécialiste anglo-saxon des bières belges, n'en fait pas une distinction de qualité. Dans son ouvrage Les Grandes bières de Belgique, il écrit : "Avoir leurs propres brasseries enhardit peut-être les Trappistes à fabriquer quelques-unes des bières de Belgique les plus individualisées, mais ce n'est pas une garantie de grandeur ; il n'y a aucune raison non plus pour qu'une bière d'abbaye n'atteigne pas le ciel." Jackson définit cette famille de produits comme "des ales fortes, de fermentation haute", "maltées, fruitées, et bien arrondies". Le brasseur, signale-t-il, emploie souvent du sucre candi. On les trouve en versions blonde, double ou triple selon leur puissance. On en compte plus de 70 dans le petit royaume. Ce n'est pas du folklore, mais un beau marché. Trappistes et abbaye représentent une consommation de près de 600 000 hl en Belgique, dont 60 % en CHR. En France c'est plus de 360 000 hl, avec une domination très forte de l'Abbaye de Leffe, un produit d'Interbrew, qui a eu le grand mérite d'ouvrir le marché et en a conservé jalousement 80 % à plus de 300 000 hl. C'est une famille de bière d'une valeur ajoutée relativement haute que le consommateur accepte de payer pour telle. Que représente en fait la bière d'abbaye pour le consommateur français ? James Fuselier, chef de groupe de produit chez Kronenbourg, qui diffuse l'excellente bière d'Abbaye Grimbergen de sa filiale belge Alken Maes, n'est pas certain qu'il existe en France une véritable conscience de consommer ce produit sous cette appellation. "Ce n'est pas une catégorie claire comme la blonde, la brune, la blanche, la luxe ou la spéciale", analyse-t-il. Et de rendre les honneurs : "Je crois que le consommateur pense d'abord à la Leffe qui a exercé un droit de préemption sur l'imaginaire de la bière d'abbaye." Cela au point que ce grand industriel qu'est Kronenbourg impose sa Grimbergen fermement mais prudemment, en travaillant en priorité la marque et l'origine belge "qui bénéficie d'une reconnaissance très forte" plus que la famille "abbaye". La bière d'abbaye en France, une famille trop Leffe pour être vraie ? Cependant, insiste-t-il, en CHR "Grimbergen est de plus en plus demandée à la pression, et les CHR jouent incontestablement un rôle d'ambassadeur de notoriété auprès du consommateur". Sans décoller brutalement, la Grimbergen fait donc son chemin, assise sur sa qualité. Parce qu'ils sont petits, les Brasseurs de Gayant n'ont pas peur d'appuyer sur la notion de bière d'abbaye. Les ventes de Saint-Landelin ont crû de 30 % en France en 1998, aussi bien en CHR qu'en GMS. Leffe a créé un marché, on s'engouffre derrière. Mais en CHR, on laisse latitude au bistrotier selon sa clientèle de proposer ou non un bec Saint-Landelin. Les deux premiers becs sont souvent la Saaz, la luxe maison et la Goldenberg, la spéciale. Ensuite s'il y a trois becs, ce sera plutôt l'Amadeus, la blanche, pour un bar jeune, et la Saint-Landelin pour un café qui reçoit de vrais amateurs de bière. "C'est une bière de goût, épicée, une bière de dégustation", commente Patrick d'Aubreby. Chez Brasseurs de Gayant, c'est incontestablement une bière de spécialité très marquée. La Saint-Landelin Noël, une ambrée particulièrement aromatisée et persistante en bouche, souligne encore cette caractéristique. Il faut l'apprendre pour l'aimer.

Leffe, un produit entre spéciales et spécialités
"Nous sommes précurseurs et nous avons été suivis. Voici bientôt quinze ans qu'Interbrew est entré en CHR dans une stratégie systématique de becs alignant une luxe, une spéciale, une abbaye, une blanche pour quatre becs", pose Eric Stoffel, chef de groupe des produits bières de spécialités chez Stella Artois, la filiale française du groupe belge. "Pour un poste à trois becs, ce sera une luxe, une abbaye, une blanche. Le choix se fait clairement en faveur de l'Abbaye de Leffe. C'est que de longue date Interbrew a voulu élargir son catalogue, développer et imposer les spécialités. Et pour cela, la Leffe, loin des triples les plus goûteuses de Belgique, reste relativement accessible à tout consommateur", reconnaît Eric Stoffel. Outre la très vigoureuse action de promotion imposée via les dépositaires, c'est sans doute cet accès possible, ce caractère intermédiaire entre spéciales et spécialités qui a permis le décollage de la marque. Interbrew, alias Stella Artois en France, a étudié de près le comportement des consommateurs. Elle montre que pour développer la consommation de Leffe, ce qui importe c'est le bouche à oreille, le conseil du serveur, le verre, attribut très important, la quarantaine de cafés Leffe, une spécialité bien plus française que belge, et les opérations d'animations consommateurs. Parmi ses énormes qualités, la Leffe en détient une de première importance : elle tire le consommateur amateur de pils vers d'autres becs sans lui faire lâcher le premier. "Souvent, les amateurs de Leffe sont aussi des consommateurs de luxe et de spéciales", remarque-t-il.

Un concept très solide
Et à l'aveugle, les spéciales comme la 1664 de Kronenbourg et la Leffe se révèlent assez proches. Mais, toujours à l'aveugle, la Leffe sera souvent préférée aux spéciales. Elle est donc bien un pont entre les bières de très grande diffusion et les spécialités au goût très marqué.
Cette entreprise d'initiation à la bière de spécialité, menée depuis quinze ans en CHR, porte ses fruits. "La Leffe est un concept en progression à la différence de la Killian's ou de l'Adelschott qui périclitent", observe Eric Stoffel. Accessible, cette bière est donc une tentation qui dure. Elle s'appuie sur des consommateurs qui sont souvent de longue date des amateurs de pils, ou sur de nouveaux venus qui manifestent une véritable curiosité pour le produit, et deviennent des amateurs. Le marché des bières d'abbaye semble bien être un segment solide, un concept qui doit s'appuyer sur une grande tradition brassicole et une régularité de produit irréprochable. Accessible, elle demande tout de même un effort. "On ne rentre pas dans une Abbaye de Leffe comme dans une pils ou une spéciale", dit encore Eric Stoffel. Mais le frein "concept marque-goût" n'est pas exclusif. Rejoignant son confrère de Kronenbourg, le responsable spécialité de Stella Artois remarque aussi, à la différence de la blanche, qu'au café le consommateur commande plus facilement une Leffe ou une Grimbergen, une Saint-Landelin ou une Affligem (distribuée par le réseau Heineken) qu'une bière d'abbaye. Il commandera une blanche plutôt qu'une Hoegaarden, une Blanche de Namur ou une Amadeus. Question de nom de marque, Leffe, locomotive des bières d'abbaye, étant très facile à prononcer alors qu'un français s'épuise à épeler "hougarden" ? Peut-être, mais le jour ou un consommateur a intégré une marque, l'a associée à un goût, à une famille de produits et à une histoire, il deviendra un client très fidèle. Cela mérite de la part des professionnels quelques efforts de formation, pour eux-mêmes et pour leurs clients.
A. Simoneau


L'Abbaye de Saint-Landelin, la "seule bière d'abbaye française", brassée et diffusée par Brasseurs de Gayant, de Douai. + 30 % en 1998 après + 48 % en 1997.


Grâce à son goût encore accessible à un amateur de spéciales, et à la politique d'implantation systématique de becs, elle détient 80 % de parts de marché.


Grimbergen propose comme d'autres une gamme élargie, double, triple, optimo bruno et blonde, encore de loin la plus diffusée.

A servir religieusement

Nos interlocuteurs le répètent, les CHR jouent un rôle fondamental dans l'implantation d'un concept produit très affirmé comme la bière d'abbaye. Il est donc indispensable de bien la servir. Une Leffe, une Grimbergen, une Affligem, une Saint-Landelin, première marche du consommateur vers les spécialités belges, ne se servent pas à tire-larigot. Eric Stoffel le dit, le verre tient une grande place. Alors de grâce, prévoyons un verre parfaitement propre, humide mais non trempé. La mousse d'une bière d'abbaye est dense, belle, goûteuse. Il faut donc tirer dans les règles, et réussir son dôme. Passons sur l'hygiène du poste de A à Z et sur l'état parfait des pompes... Avec une bière d'abbaye, un mauvais goût parasite tue une clientèle. Une bière de spécialité ne se sert pas trop froide. Ou alors c'est qu'elle a quelque chose à cacher. Jamais moins de 6 °C, plutôt 8 °C. Il faut la vendre avec sa définition, savoir la commenter, et pourquoi pas raconter un peu de son histoire à qui veut l'entendre. Votre distributeur peut vous y aider. Mais de saines lectures sont à recommander. Chaque grande maison dispose d'une documentation disponible soit en librairie, soit via votre fournisseur. Exemple, entre autres, sous le titre Optimo Bruno Grimbergensis l'histoire d'une abbaye et de sa bière aux éditions Standaard à Anvers, Marie-Anne Wilssens (en Belgique, les femmes aiment la bière) a publié une courte et divertissante histoire des Prémontrés à l'abbaye de Grimbergen. L'ouvrage explique ce qu'est cette bière et comment on la fabriquait alors. A partir de recherches historiques approfondies, il tente de reconstituer la recette de la Grimbergen de jadis. Il est beau, bien illustré. Pourquoi ne pas le vendre dans le café ? On se référera aussi à l'ouvrage Les Grandes Bières de Belgique de Michael Jackson aux éditions Media Marketing Communications SA, Bothastraat 9-13, B - 2140 Antwerpen (Anvers). Ce livre est un travail très personnel, extrêmement documenté par un Américain amoureux de la Belgique, parfois contestable dans ses jugements, mais écrit honnêtement à la première personne.

 

Alken Maes, second brasseur belge et filiale de Kronenbourg (groupe Danone), se lance aussi dans une politique de création de cafés où la Grimbergen est à l'honneur. A l'automne dernier, le groupe a inauguré à Cheltenham dans la région londonienne le Belgian Monk, un pub dédié à la gloire de la bière belge. Honneurs civils et monastiques pour cette inauguration, où le père Eric juge la Grimbergen blonde de l'œil de l'expert.


L'HÔTELLERIE n° 2610 Spécial Bière 22 Avril 1999

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