m Reportage de Jean-François Mesplède
L'Hôtellerie :
En regard de votre trajectoire, le qualificatif d'autodidacte s'impose fatalement.
Comment est venu ce rapport à la cuisine ?
Olivier Rllinger :
Par le simple plaisir de recevoir. Durant ma longue période de convalescence, j'ai fait
revivre la maison comme dans mon enfance. J'ai retrouvé des gens attachés comme moi au
pays et j'ai eu envie d'exprimer mon bonheur de vivre. Avec le rejet de tout ce que
j'avais pu vivre auparavant, je voulais me rapprocher des autres et le seul moyen de le
faire était la cuisine. La cassure s'est un jour produite et je n'ai plus pensé alors
qu'à ouvrir une table à la maison. C'est ainsi que j'ai décidé de passer mon CAP à 24
ans... alors que deux ans auparavant, je n'avais pas touché une casserole.
Même si j'étais très gourmand et très gourmet, on ne peut pas parler de vocation
puisque je devais être ingénieur-chimiste. J'étais à la recherche d'un moyen
d'expression et j'ai trouvé la cuisine pour marquer un attachement à la vie. Entre 20 et
30 ans, on fait parfois des choses sans trop savoir pourquoi, mais je pense que les goûts
qui avaient marqué mon enfance suffisent à justifier mon choix. Mes copains faisant de
la course au large, j'aurais pu bifurquer et devenir navigateur en haute mer. C'était
aussi un moyen de croquer la vie d'une autre manière. Je me souviens pourtant que la
lecture de Croque en bouche m'a profondément marqué (1). Je l'ai lu plusieurs
fois et m'en suis imprégné. Sans être jamais allé chez Alain Chapel, j'ai découvert
l'univers particulier de Mionnay.
L'H. :
Si l'idée s'est imposée que vous deviez devenir cuisinier, pourquoi avoir choisi de
faire votre restaurant à Bricourt, dans la maison de votre enfance ?
O. R. :
Cuisiner était avant tout un moyen d'expression, une envie de raconter une histoire et
d'exprimer un bonheur de vivre. J'étais tiraillé entre trois choses : un affectif
énorme autour de moi avec la maison familiale berceau d'une enfance heureuse ; des
copains et copines, des fournisseurs de produits extraordinaires qu'ils apportaient ici,
directement liés entre terre et mer ; l'esprit d'aventure avec cet appel du large des
jeux de l'enfance, des pirates et corsaires, des parfums de cannelle et de vanille et la
magie de ce pays. C'était tout cela que j'avais envie d'exprimer et je ne pouvais le
faire ailleurs que chez moi.
L'H. :
Le fait de n'être pas directement issu du sérail et de n'avoir pas suivi la filière
classique ne vous aide-t-il pas à avoir une autre vision des choses et du métier ?
O. R. :
Pour moi, l'important était davantage de choisir une vie que de devenir cuisinier. Cela
suffit à expliquer certaines options, comme celle de fermer le restaurant plusieurs mois
de l'année. Au début c'est parce que nous n'avions pas de clients. Ensuite, c'est par
choix délibéré, envie de partir vers d'autres horizons sans qu'un calcul économique
entre en ligne de compte. Il me semble qu'il faut savoir faire ce genre de choses. Depuis
mon tout premier service, je n'ai jamais eu l'impression de travailler. Je vis une vie, ma
vie. Est-ce un luxe ? Je ne sais pas, mais je suis très conscient d'être heureux. Gagner
sa vie en vivant une passion que personne ne vous a imposée et rester proche de ses
racines participe d'une harmonie. On tend vers une sérénité. C'est peut-être ça le
bonheur... mais le bonheur c'est toujours d'en être conscient...
L'H. :
Pensez-vous que cette philosophie soit applicable partout et par tous ? Par exemple par
un jeune qui arrive aujourd'hui dans le métier avec toutes les contraintes économiques
que l'on connaît...
O. R. :
Nous avons tous des contraintes économiques, mais l'important reste de vouloir se faire
plaisir en mettant en place un système dans lequel on se sent bien. Il faut savoir suivre
ses envies et laisser vagabonder son imagination. Quand j'installe mon salon, je me dis
que j'aimerais bien trouver un endroit de ce type quelque part. Je fais des chambres
d'hôtel comme j'aimerais en découvrir. Je suis donc certain que ce que j'ai réalisé à
Cancale peut l'être aussi ailleurs...
Il faut savoir se demander ce que l'on aurait envie de trouver lorsqu'on quitte sa maison
pour se détendre, en famille, avec ses enfants. Je crois que ce que l'on réalise le
mieux, c'est ce que l'on attend soi-même en tant que client. Il ne faut pas faire les
choses parce qu'on pense qu'elles marchent ou réaliser un concept parce qu'on nous a dit
qu'il était dans l'air du temps. Là, je crois que l'on se trompe.
L'H. :
Ce qui revient à dire que la réalisation des Maisons de Bricourt est davantage
l'occasion d'être un "marchand de bonheur" que d'occuper le terrain...
O. R. :
On se fait plaisir en mettant en place un système que nous aimerions trouver en tant que
client. En se trompant peut-être parfois, parce qu'on ne peut pas plaire à tout le
monde... mais une chose reste importante, c'est la valeur de l'intention. Lorsque l'on est
persuadé que c'est un bonheur que l'on goûterait à soi-même si l'on était dans les
murs, on le donne naturellement aux autres. Là il n'y a pas besoin de se forcer et il y a
un côté très naturel dans la démarche...
L'H. :
On vous sent bien dans votre élément, à Cancale, avec un parfait équilibre de vie.
Votre ami Michel Bras vient de décrocher trois étoiles au Michelin. Cette troisième
étoile que certains vous promettent, manque-t-elle encore à votre bonheur comme une
sorte de couronnement ?
O. R. :
Je n'ai jamais fait les choses pour obtenir des toques au Gault Millau ou des étoiles au
Michelin. Si ça vient, tant mieux car on ne peut dire non plus qu'on soit totalement
indifférent. Ce métier de cuisinier, on l'a dans les tripes et dans le cur. Avoir
trois étoiles est une consécration extraordinaire, une reconnaissance pour soi-même et
pour l'équipe avec laquelle il existe une dynamique essentielle à la réussite. Ce
serait encore mieux pour la Bretagne qui ne les a jamais eues, ne les aura peut-être
jamais ou par un autre, Jacques Thorel ou Georges Paineau.
Dans la mesure où économiquement une affaire marche bien, l'essentiel ce sont les
étoiles du bonheur. Celles-là, chacun d'entre nous les construit tous les jours dans son
couple, sa vie de famille et sa vie professionnelle.
L'H. :
Voilà qui résume tout : il ne faut pas faire les choses pour...
O. R. :
... Il faut toujours rester un peu égoïste : c'est d'abord penser à soi-même et se
faire plaisir. Ensuite, le reste vient. Il ne faut surtout pas se mettre dans des carcans.
Si je fais une terrasse, ce n'est pas pour vingt couverts supplémentaires, mais parce que
je sais que c'est un grand plaisir de pouvoir manger dehors. Le truc il est là !
Faire son pain, entretenir un parc de trois hectares, avoir des animaux, délirer en
cuisine ne se justifie pas autrement que par le plaisir que cela apporte. Tout est comme
ça. C'est une vie ! Bien sûr, au niveau gestion il faut mettre les choses sur des rails,
mais ensuite il ne faut pas se prendre la tête tous les jours avec des chiffres. n
(1) Dans ce livre paru en 1976, Fanny Deschamps fait découvrir l'univers de la cuisine et la vie des cuisiniers à travers celle de son neveu, un certain Alain Chapel de Mionnay...
"Cuisiner était avant tout un moyen d'expression, une envie de raconter
une histoire et d'exprimer un bonheur de vivre."
Le Relais Gourmand.
La maison Richeux.
Il préparait un diplôme
d'ingénieur, avec l'espoir avoué d'entrer à l'école des Arts et Métiers. "Je
voulais être Gad'Zart", se souvient Olivier Rllinger, sans une once de
regret dans la voix.
Son destin était alors pétri d'évidences et rien ne semblait devoir faire dévier la
route toute tracée. Un soir de mai 1976 pourtant, à Saint-Malo, tout bascule. S'offrant
un remake d'Orange Mécanique, une bande de loubards s'acharne sur lui. Violence
gratuite à coups de poings et de barres de fer. Olivier Rllinger gît sur le sol de
la cité malouine...
Multiples fractures du crâne et du bassin. Entre vie et mort, il sombre dans le coma. Un
an d'hôpital, davantage encore de rééducation dans un fauteuil roulant. Au milieu
d'autres estropiés de la vie et devant le pronostic réservé des médecins, Olivier
ignore s'il retrouvera un jour l'usage de ses jambes.
A 19 ans, sa vie est brisée. Curieusement pourtant, c'est une renaissance. Lorsqu'on a
ainsi frôlé la mort, l'existence prend un autre goût. "J'ai beaucoup réfléchi
et j'ai balayé pas mal de certitudes, dit-il aujourd'hui. Tout ce qui était
rationnel m'a paru froid et stérile. J'ai éprouvé un émerveillement et un nouvel
appétit de la vie. J'avais envie de tout goûter et mes sens en éveil se sont
amplifiés. Je ressentais le besoin d'exprimer totalement ce nouveau bonheur."
A Bricourt, d'où le père est parti depuis de longues années, on retrouve peu à peu,
avec les rires, les fêtes de famille d'autrefois. La table accueille les amis, ses
copains qui l'ont ramassé et soutenu sur son lit de souffrance. Maraîchers, pêcheurs,
fils d'ostréiculteurs, ils sont pareillement attachés à cette petite ville de Cancale.
La trajectoire lui apparaît désormais comme une évidence. Chez Olivier, l'idée devient
obsessionnelle de refaire une grande maison d'hôtes où il retrouvera les bruits, les
chuchotements, les odeurs qui ont bercé son enfance. "Je me suis rapproché de ce
qui était sensuel et tout s'est imposé comme une nouvelle approche de la vie. Je ne
pensais pas alors devenir un grand chef."
Etudiante en pharmacie, Jane n'ouvrira jamais une officine. Le bouillant Olivier l'a
gagnée à ses idées. Alors que son entourage crie au fou, il a su la convaincre de
tenter l'aventure à ses côtés. "Sans elle je n'aurais rien fait, je ne serais
rien", admet-il.
En six mois, le plus vieil élève de la classe décroche son CAP de cuisinier à la
chambre de commerce de Rennes. Quatre mois chez Vié à Versailles, une semaine chez Savoy
à Paris, puis chez Thuriès à Cordes : il se sent prêt à être enfin chez lui.
En avril 1982, la maison de Bricourt s'offre une nouvelle vie. Quelques mois plus tard,
presque par hasard, Gault Millau découvrent le restaurant où Olivier Rllinger fait
ses gammes. Depuis quelques mois, les gens du pays sont plutôt satisfaits.
En cuisine pourtant, Olivier souffre. "Je bouillonnais d'idées. Je savais ce que
je voulais exprimer. L'expression était là, mais pas toujours la technique. Lorsque je
ratais un plat, j'étais fou de colère. Je cassais un service et je reprenais tout. La
salle attendait."
Dans le guide 1983, deux toques tombent pourtant sur la tête du jeune chef qualifié de
"révélation de l'année". Trois toques en 1986, quatre en 1990, avant le très
convoité 19,5 en 1994 assorti d'un titre de "Cuisinier de l'année". Michelin
n'est pas en reste avec une entrée étoilée dès 1984 et un deuxième macaron quatre ans
plus tard... Même s'il confesse qu'il reste "un éternel apprenti",
Olivier Rllinger sait alors qu'il a gagné son pari insensé...
Le restaurant d'Olivier Rllinger est aussi sa maison natale. Bâtie en 1760 par
la famille Heurtaut de Bricourt, des armateurs qui investissaient dans la course vers
l'Orient pour en ramener soieries, porcelaines, bois précieux et épices...
Cette "malouinière" a été modifiée au début du siècle et le jardin
aménagé avec une pièce d'eau. Profondément attaché à sa maison de famille, Olivier
Rllinger a commencé là son aventure culinaire avec Jane, en avril 1982 avec 220
000 francs et un emprunt à 17 % auprès du CEPME ! "Aujourd'hui, je m'aperçois
que c'était un peu dingue", confie-t-il.
Le restaurant est ouvert du 15 mars au 15 décembre, avec deux jours de fermeture
hebdomadaire (un et demi en pleine saison) et emploie 26 personnes. Le prix moyen du
couvert oscille entre 600/650 francs.
Dans les années vingt, sur l'ancienne voie romaine menant de Saint-Malo au Mont Saint-Michel, Madame Shaki acheta des terrains le long de la digue et de la falaise. Quelques années plus tard, avec le concours de l'architecte Yves Féma, elle fit construire une merveilleuse maison où Léon Blum vint passer de longs moments de détente. Le lieu est historique : le premier château Richeux fut construit en l'an 1030 par un ancêtre de Du Guesclin. Après sa destruction par les armées d'Henri IV, il fut remplacé par un fort que Malbrough occupa. Au XIXe siècle, l'endroit était pratiquement abandonné... Olivier et Jane Rllinger s'en sont portés acquéreurs en mars 1992, alors que la maison - occupée pendant la guerre par la Kommandantur -, était très abîmée et le parc de trois hectares à l'abandon. En septembre de la même année, la "maison du président" (en clin d'il aux séjours de Blum) proposait ses 13 chambres à ses premiers clients. Elle est ouverte tous les jours, toute l'année, avec 27 salariés et un prix moyen chambre de 1 000 francs. On y trouve également le bistrot marin Le Coquillage (prix moyen 220 francs) et un restaurant extérieur qui vient d'être aménagé dans la pinède.
"En 1988, Hugo, notre premier enfant, allait naître et Jane avait eu un coup
de foudre pour cette petite maison, le long du chemin des Amoureux. On ne pouvait
effectivement qu'en tomber amoureux et un jour je lui ai annoncé que nous allions
l'acheter", raconte Olivier Rllinger. Comme il fallait des chambres, six
ont été aménagées, avec vue sur la mer, le rocher de Cancale et le fort des Rimains.
Deux personnes sont employées aux Rimains qui propose une ouverture 7/7 du 15 mars au 1er
janvier et où le prix moyen tourne autour de 600 francs.
L'HÔTELLERIE n° 2620 Magazine 1er Juillet 1999