du 11 septembre 2008 |
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE |
Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, auteur du blog des experts 'La Gastronomie moléculaire' sur lhotellerie-restauration.fr vous fait partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invite à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors d'ateliers de gastronomie moléculaire.
Jambons, fruits, légumes, viandes, salades artificiels : est-ce grave ?
Salade
Nollet, de gauche à droite : - des lamelles de tomate artificielle, - la vinaigrette en feuilles, - la salade assemblée : toutes les feuilles ont été construites. |
Évidemment, en ces temps où une certaine partie du public veut du 'naturel', prôner l'artificiel n'est pas de très bon goût, mais, après tout, puisque je n'ai rien à vendre et que mon seul objectif est l'avancement de l'art culinaire, ne vaut-il pas mieux éviter la démagogie et parler vrai ? Je propose ici de revenir à la question des 'produits', à des phrases comme "les choses sont bonnes quand elles ont le goût de ce qu'elles sont", à des affaires comme le 'respect des produits'. Évidemment, s'il y a débat, à ce propos, c'est qu'il y a des questions commerciales et des questions idéologiques. J'essaierai donc d'être factuel.
La cuisine n'est pas naturelle
La question de la nature,
tout d'abord, est la plus fantasmatique. Oui, comme la majorité
des êtres humains, 'j'aime la nature', au sens que je suis heureux de me promener
dans les forêts vosgiennes, surtout quand les rais de lumière filtrent
entre les troncs, éclairant une petite mousse verte où dépasse une
chanterelle d'un orangé saisissant, quand s'illumine une églantine sur
un fond de tapis de myrtilles, quand, au détour d'un chemin, on découvre
un vaste horizon où gît un lac calme.
Mais… Mais la réalité,
c'est que cette image est rarissime. En général, il pleut dans ces forêts,
la girolle et les myrtilles sont rares, l'eau du lac glacée. D'ailleurs, la
nature ne nous veut pas de bien, elle nous tuera une fois par vie, et si l'on cuit
les aliments, n'est-ce pas pour tuer les micro-organismes qui nous empoisonneraient
? N'est-ce pas pour attendrir les légumes que les personnes édentées
ne peuvent plus manger
qu'avec difficulté ? N'est-ce pas pour donner du goût, par la cuisson
?
Au fond, pourquoi se fatiguer à vouloir
dénoncer la nature ? Ne suffit-il pas de laisser ceux qui l'aiment - ou qui
disent l'aimer - se contenter de crudités, de poisson et de viande crus ? Je
suis bien sûr que, s'ils survivent aux micro-organismes pathogènes qui
contaminent les aliments - bio ou pas ! -, ils finiront bien par cuire… et
ce sera la fin du naturel.
Oui, car la cuisine n'est pas naturelle,
mais bien artificielle ! Et le cuisinier n'est pas un maraîcher. Assez de
l'hypocrisie qui dit vouloir 'respecter' le produit. Respecte-t-on les pommes de
terre quand on les frit ? Respecte-t-on les poulets quand on les rôtit ? Pourquoi
entend-on alors si souvent cette expression : "Je respecte les produits"
? Je crois que c'est en raison d'une
confusion
avec le respect de celui qui a fait un bon produit. Oui, il y a une belle façon
d'élever des volailles, de cultiver des légumes, de récolter des
fruits.
Prenons l'exemple des légumes ou des fruits.
Il a été montré par des collègues de l'Inra que ceux qu'on jette,
qu'on déplace sans ménagement, ont leurs cellules qui s'endommagent, ce
qui libère les enzymes polyphénoloxydases et les polyphénols, ce
qui conduit à des brunissements, des tavelures, et des goûts désagréables.
Oui, il y a moyen de bien les manipuler, et le producteur qui fait son travail avec
soin, aura de meilleurs produits que son confrère négligeant. Même
chose pour les viandes, puisqu'il est bien démontré que les conditions
d'abattage déterminent leur qualité. Bref, un beau produit, cela existe…
et ce n'est pas naturel, mais, au contraire, l'objet de soins constants. La cuisine
aussi, n'est-ce pas ?
Les choses seraient bonnes quand elles
ont le goût de ce qu'elles sont ? À quoi bon, alors, cuisiner ? Pourquoi
ajouter du beurre (qui a du goût)
dans des carottes à la Vichy ? Pourquoi faire une sauce (qui doit avoir du
goût) pour les asperges ? Pourquoi faire bien brunir les viandes en début
de braisage, ce qui leur donne un goût que les viandes crues n'ont évidemment
pas ? Pourquoi…
Un jambon artificiel. |
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Rien n'est bon en soi
Au fond, retraçons
rapidement l'origine de la phrase "les choses sont bonnes…" Elle a
été énoncée par Curnonsky, qui se disait "prince élu
des gastronomes". Pauvre Curnonsky, car il s'est trompé gravement : "les
choses sont bonnes"… Bonnes ? Ce qui est bon pour lui n'est peut-être
pas bon pour son voisin ! Rien n'est bon en soi. Il y a ce que l'on aime, personnellement,
et ce que l'on n'aime pas, et le goût de mon voisin n'a aucun intérêt
pour moi… sauf d'être sujet à discussion, surtout si l'on n'est
pas d'accord.
Je rappelle à ceux qui
resteraient sceptiques, ou naïfs, que j'ai 'joué' avec mon ami Pierre
Gagnaire à un jeu amusant : je
lui
ai demandé de faire un plat où les choses aient le goût de ce qu'elles
étaient, et aussi un plat où elles n'avaient précisément pas
le goût de ce qu'elles étaient. Et Pierre, qui est un extraordinaire
cuisinier, a évidemment aussi bien réussi dans les deux cas. Faut-il alors
continuer, dans les concours tels les MOF, à demander aux concurrents de
faire des courgettes qui aient le goût de courgette ? Ne risque-t-on pas de
cantonner la cuisine dans un rôle rétrograde ? Ou 'traditionnel' ? Oui,
je crois que c'est cela : nous voulons de la tradition, sans très bien savoir
ce dont il s'agit : qui fait encore les crèmes anglaises en y mettant 16 oeufs
au litre, comme Escoffier ? On a réduit ces quantités, parce qu'elles
seraient immangeables. Mais on ment : on dit qu'on fait des crèmes anglaises
traditionnelles !
Je reviens à la nature, dont il faudra
bien finir par comprendre qu'elle n'est pas bonne, puisqu'elle nous tue une fois
par vie, souvent dans des souffrances terribles. Oui,
elle n'est pas bonne, puisqu'elle nous assène
la peste, les blizzards, la sécheresse… Et de tout temps !
Soutenons même l'idée inverse : c'est
l'artifice qu'il faut préférer. Car si nous sommes habillés, c'est
bien pour nous protéger du froid, de la pluie, des coups de soleil. À
l'aide de vêtements réalisés par l'être humain, donc littéralement
'artificiels'. De même, si nous nous brossons les dents, si nous lavons nos
cheveux, notre corps, n'est-ce pas pour préserver notre organismes des maladies,
des parasites ? Cosmétiques, savons, détergents… Tout cela est artificiel.
Cuisiner ? Le feu est évidemment artificiel. Nous soigner ? Les médicaments
les plus artificiels sont bien préférables aux plantes, dont les principes
actifs sont en quantités incontrôlables. Bref, c'est l'artificiel qui
nous fait humain.
Alors pourquoi refuser des viandes
artificielles ? Des légumes, des salades, des jambons artificiels ? La question
est politique : je sais que certains de mes amis cuisiniers me disent que la chimie
mal appliquée risque de mettre les agriculteurs sur la paille. Mais est-ce
un vrai risque ?
Le cuisinier crée du
goût au lieu de le subir
Examinons d'abord le cas
d'une orange artificielle, en expliquant ce que cela pourrait être. Une orange,
c'est une peau parfumée (en raison de molécules de terpènes, dont
la molécule de limonène) qui enrobe une structure faite de petits sacs
collés entre eux
; chaque sac contient du jus d'orange. Comment alors faire une orange artificielle
? Pas difficile : il suffit de prendre du jus d'orange, de le mettre dans de petits
sacs, puis de coller les sacs entre eux. L'alginate de sodium, gélifié
par le calcium, fait très bien l'affaire. Partons de jus d'orange où nous
ajoutons un sel de calcium (par exemple 4 grammes de sel de calcium pour 100 grammes
de jus d'orange), puis faisons tomber des gouttes de ce jus dans un bac contenant
de l'eau et de l'alginate de sodium : immédiatement, lorsque le calcium vient
au contact de l'alginate, une peau se forme, et l'on obtient une série de petites
billes contenant du jus d'orange.
Coller les billes entre elles ? Vraiment, ce n'est
pas difficile : on peut le faire à la gélatine, mais aussi avec tous
les autres gélifiants qui sont à la disposition des cuisiniers depuis
que la cuisine moléculaire s'est développée. Bref, en recollant les
sacs, on obtient une orange artificielle.
À quoi bon, diront certains
? D'abord, il faut bien admettre que celui ou celle qui achète une orange ne
sait jamais comme sera le fruit : certaines oranges sont sucrées, d'autre pas
; souvent, il y a des pépins gênants, etc. Le fait de partir du jus d'orange
est un atout, parce que ce jus peut être assaisonné : le cuisinier crée
du goût au lieu de le subir. En faisant une orange artificielle, le cuisinier
ou la cuisinière peut ainsi donner à manger l'orange de ses idées,
'parfaites' si le travail a été bien fait.
Risque-t-on
de mettre 'l'agriculteur' sur la paille ? Au fait, non : ne sommes-nous pas partis
de véritables oranges pour confectionner l'orange artificielle ?
Dans la foulée, pensons viandes artificielles
: il s'agit de réaliser des tubes, analogues aux fibres musculaires, que l'on
emplit de jus composé d'eau et de protéines. Le goût ? Celui que
l'on veut. Des salades artificielles ? Il suffit de faire des 'feuilles' à
partir des denrées alimentaires. Des feuilles au goût sur mesure, à
la consistance, à la couleur, à la forme sur mesure… Pourquoi
se priver de sur mesure ?
Engageons le débat
Et puis, au fond, toute
cette cuisine n'évacue pas celle que nous connaissons aujourd'hui ! Elle ne
fait pas disparaître l'artiste, bien au contraire. Alors, pourquoi s'en priver
?
À ce stade, je pressens
que le débat peut s'engager. Chers amis du monde culinaire, discutons : n'hésitez
pas à me faire part de vos réactions sur mon blog des experts. Je propose
que, si elles sont en nombre suffisant, je les présente avec mes réponses
dans un prochain numéro. En attendant, permettez-moi de crier : Vive l'artisanat
et l'art culinaire ! n
zzz22v
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L'Hôtellerie Restauration n° 3098 Magazine 11 septembre 2008 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE