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du 2 février 2006
HORIZONS LOINTAINS

À Singapour, l'heure d'entreprendre est revenue. La capitale 'food & fashion' asiatique mise avec enthousiasme sur la reprise économique et le retour des investissements pour encourager l'industrie de luxe, des hautes technologies, de la mode et de la gastronomie. Nombreux sont les restaurateurs français qui ouvrent leur table dans la ville-État, profitant de conditions fiscales et financières très avantageuses. Portraits de 5 chefs improvisés patrons et de leurs affaires.
Gaëlle Girard zzz99 zzz22v

Singapour, l'eldorado des restaurateurs


Singapour, plus de 4 700 restaurants pour 4 millions d'habitants.

Un épais dossier sous le bras, Emmanuel Stroobant traverse au pas de course le hall cossu du Fullerton Hotel. Direction le dernier étage où siège le San Marco, l'un des restaurants les plus huppés de Singapour dont il est l'heureux propriétaire depuis plus d'un an. Ce matin, le patron vérifie la cave de cet établissement de renom où se signent autour des plus grands crus d'importants contrats d'affaires. En voiture, le briefing matinal entre Emmanuel et son épouse partenaire a duré 7 minutes, le temps de rejoindre Le Saint- Pierre, aîné et homologue français du San Marco. Au menu des débats, le contrôle qualité du TownHouse, bar à vins branché, qui accueille un espace VIP avec vidéoprojecteur pour riches clients conférenciers. 3 établissements à visiter en une matinée, 3 associés à consulter, 3 gérances à administrer : la routine pour cet actif patron belge. À midi, le chef reprend la barre des cuisines du Saint-Pierre, son établissement fétiche, une place qu'il privilégie à toutes celles que son statut d'homme d'affaires lui fait occuper. Car Emmanuel Stroobant, au même titre que beaucoup de ses pairs ouvrant bonne table à Singapour, place la gastronomie avant la gestion, et préfère de loin ses fourneaux à ses dossiers. Mais n'hésite ni à surfer sur la vague de la croissance ni ne rate l'occasion de monter une nouvelle affaire. La règle, réinvestir, un principe qu'il n'est pas le seul à appliquer.
L'époque à Singapour est à la reprise. Révolus les temps difficiles de la crise asiatique : alors que fleurissent les projets, s'ouvrent quantité de nouveaux restaurants dans une ville qui en compte déjà près de 4 700, pour 4 millions d'habitants. Loin d'arriver à saturation, le marché demeure stable, encourageant de constantes créations pour satisfaire au goût très singapourien du renouvellement. Un eldorado pour chef expérimenté souhaitant monter une affaire. Et pour cause. Si Singapour apparaît comme l'endroit rêvé pour ouvrir avec succès sa propre table, c'est pour 3 raisons : la simplicité des démarches, le lieu avide d'expériences gastronomiques nouvelles et la conjoncture actuelle, plus que favorable aux entrepreneurs.
D'abord, ouvrir une boutique à Singapour est d'une facilité déconcertante : investissement de base minimal, partenaire singapourien non requis, formalités administratives via internet expédiées en moins d'une demi-heure. Sans compter un impôt sur les sociétés plutôt bas (entre 20 et 25 % pour les tranches moyennes/supérieures) et des charges patronales réduites à leur minimum vital, soit 16 %. Et pour couronner le tout, une panoplie de visas de travail taillés sur mesure en fonction des besoins d'embauche, faciles à obtenir et sans délai, soit le 'volet immigration' d'une politique gouvernementale en faveur de l'implantation des jeunes talents étrangers dans le pays.
Ensuite, le lieu s'y prête. Plaque tournante de l'Asie du Sud-Est, Singapour fait autant converger en son pôle les produits du monde entier que les businessmen qui les apprécient. Autoproclamée capitale du 'bien manger', la ville-État entend défendre son titre de leader asiatique de la gastronomie en multipliant les projets comme le 'World Gourmets Summit', événement parmi d'autres que relaient les plus grandes chaînes hôtelières à grand coup
d'invitations de chefs étoilés venus de France et d'ailleurs promouvoir leur savoir-faire.
Enfin, manger français est en vogue auprès des Singapouriens. Dans cette ville animée par le virus du shopping et du 'food hoping' (littéralement 'sauter sur la nourriture'), on a pour habitude de prendre ses repas hors de chez soi et de cultiver l'art de dénicher le dernier endroit à la mode en lisant avec ferveur la bien nommée presse Food & Wine. On tend aussi à succomber au culte du chef, comme on ne rechigne ni à la dépense ni au vertige que procure la fréquentation assidue d'établissements chic et chers.
Aussi, ouvrir une bonne table au sein de cette capitale dynamique et gourmande s'avère souvent un bon calcul, à condition de suivre avec flexibilité les oscillations du marché asiatique. Dès lors, avec une conjoncture économique favorable, cela peut paraître chose aisée. Cependant, si 5 à 10 établissements français se montent à l'année, tous ne passent pas le cap fatidique des 2 ans d'existence. Alors, eldorado ou miroir aux alouettes ? Pour la plupart des restaurateurs interrogés, les choses marchent bien. Mais à chacun son style de cuisine, son concept d'établissement, sa philosophie du métier et sa niche de clientèle. /font>


L'Angélus est l'un des 3 établissements de Philippe Hoyezet Gabriel de Balasy.

Emmanuel Stroobant et son épouse au San Marco.

Saisir l'occasion quand elle se présente
Selon les multi-entrepreneurs, ouvrir un établissement à Singapour se définit comme un acte conjoncturel. Il s'agit de saisir l'occasion quand elle se présente : bail à reprendre, faible loyer à côté de chez soi, coin du quartier encore vierge… on peut faire feu de tout bois. Et multiplier les affaires à gérer fait partie de cette réactivité nécessaire en Asie où, contrairement à la France, tout est mouvant. "Ici, on ne réinjecte pas les profits dans les murs de son restaurant, mais dans une cave à vins plus complète ou dans un nouvel établissement qu'on ne craindra pas de fermer au bout de 3 mois s'il ne répond pas aux attentes prévues", confie Emmanuel Stroobant, pour qui "trouver le bon concept au bon endroit" fait partie intégrante de la politique d'expansion. Dans une ville où le cloisonnement géographique détermine le type de clientèle et le taux de fréquentation, il semble primordial de bien choisir son emplacement. 4 ans après l'ouverture du Saint-Pierre, dont la cuisine d'inspiration franco-japonaise draine une clientèle d'affaires régulière et très aisée, le jeune patron s'est lancé tête baissée dans le montage de 2 autres établissements différents mais puisant à la même source. Car, le San Marco, le classique italien gastronomique, et le TownHouse, bar à vins pour executives, attirent les mêmes clients qui fréquentent Le Saint-Pierre, majoritairement des cadres travaillant dans le quartier de la 'City'. Une façon "non pas de se voler des clients à soi-même, mais de fidéliser des habitués sur 3 restaurants haut de gamme où l'on peut conduire des rendez-vous d'affaires", confie le chef-patron. Pour ce faire, Emmanuel a choisi de déléguer : à chaque établissement son partenaire, car "on ne peut pas être partout". Son épouse possède donc une partie du Saint-Pierre, et en ce qui concerne les 2 derniers-nés, Emmanuel s'est choisi des associés. Parallèlement, il contrôle sa propre société d'importation de vins, Pierre et Vins, diversité et approvisionnement régulier oblige. Et ce n'est pas tout : l'actif patron projette aussi de monter une sandwicherie, "sympa, où grignoter" dans un coin où "on manque cruellement d'un café servant un expresso décent". Autant de projets que l'entrepreneur belge énumère avec fierté.
De leur côté, Philippe Hoyez et Gabriel de Balasy fonctionnent en binôme depuis 2 décennies sans avoir l'air d'y toucher. Anciens artistes de cabaret puis restaurateurs dans le XIVe arrondissement de Paris, les 2 compères ont monté leur première affaire à Singapour en 1998. "À notre arrivée, la rue où nous avons ouvert nos établissements était vide et plutôt mal famée. Depuis, nous y avons vu s'ouvrir et se fermer quantité de restaurants, un fait normal à Singapour où les faillites semblent plus nombreuses que les réussites. Désormais, cette rue est devenue l'un des endroits les plus populaires du quartier pour sortir", confie Philippe. L'Angélus fut donc pendant quelques années la référence singapourienne en matière de "bonne cuisine française sans prétention", attirant en son antre une majorité d'expatriés et quelques locaux curieux de découvrir des spécialités franchouillardes. Puis en 2001, la paire de patrons s'est retrouvée devant un créneau à prendre : à deux pas de L'Angélus, un bail cherchant acquéreur. Pourquoi ne pas en faire un steak house ? C'est ainsi qu'est né Les Bouchons, en association avec 2 jeunes gérants singapouriens. Puis au début de l'année 2005, Le Carillon de l'Angélus est venu s'installer pratiquement en face de son aîné. "En ouvrant un bar à vins servant tartines Poilâne et assiettes de fromages/charcuterie, nous n'avons guère réalisé d'étude de marché. Seulement, ce type d'endroit manquait au quartier, alors on s'est lancé. On verra bien d'ici quelque temps si le concept fonctionne ou pas. Le lieu est porteur, et surtout, le loyer dérisoire, il fallait sauter sur l'occasion."
Une philosophie du rebond que partage Xavier Le Henaff, dans un tout autre style. Cet ancien de la Boule d'Or a ouvert sa table en 1999, en partenariat avec sa femme singapourienne, après plusieurs années passées à l'étranger et le fort désir d'avoir enfin son affaire. Laissant à d'autres le 'fine dining', segment déjà en voie de saturation à l'époque, le restaurateur breton a préféré s'inspirer d'une cuisine 'franco-française de brasserie' et cibler une clientèle populaire et familiale. Son concept du French Stall s'est donc directement inspiré des centres de restauration rapide singapouriens (food court), le 'stall' étant un étal de 10 m2 qui sert des plats chauds à toute heure de la journée et à très bas prix. Une institution à Singapour qui en compte plusieurs milliers. "L'option du 'stall' s'est imposée d'elle-même : ouvrir une échoppe dans un 'food court' coûtait 6 000 E contre 50 000 E au bas mot pour un restaurant normal. Le menu typiquement français a immédiatement fait fureur. Dès l'ouverture, j'ai bénéficié d'un bouche à oreille efficace et d'une série de critiques très positives dans la presse, et au bout de 2 mois, des files d'attente interminables s'alignaient dès 11 heures devant mon 'stall', une vraie folie ! Parfois, je devais fermer après 2 heures de service pour cause de rupture de stock ! Le produit a tellement plu qu'au bout d'un an, j'ai pu ouvrir mon premier restaurant. Au départ, j'envisageais de réinvestir en multipliant les échoppes, mais il m'aurait fallu trouver autant de personnel compétent. J'ai donc opté pour un restaurant de type brasserie dont je tenais la cuisine, sans rien changer aux prix. Le concept tient bien la route depuis, même si l'on connaît une baisse certaine de fréquentation." Contrairement à Emmanuel ou Philippe et Gabriel, le patron breton a choisi de décliner le même produit plutôt que de développer un autre concept, partant du principe que sa clientèle de classe moyenne réclame ce type de restauration très bon marché. Pour le montage financier, chaque nouveau 'stall' voit naître sa société propre, habile façon de se protéger en cas de faillite. Le 2e French Stall vit donc le jour 1 an après le premier, le 3e, 3 ans après. Cependant, l'un dû fermer en 2004. "Le loyer augmentait bien trop par réaction aux records de fréquentation qu'a connus l'établissement. Par ailleurs, ma clientèle a perdu beaucoup de pouvoir d'achat en 2003 suite à un changement de fiscalité. Il valait mieux fermer l'établissement et se concentrer sur les 2 autres plutôt que de perdre de l'argent." En gestation, l'idée de développer une franchise. "Des investisseurs chinois m'ont proposé de monter le concept à Honk-Kong et en Indonésie. À ma charge d'en modifier les critères pour ces destinations. Le projet me plaît, il est temps de réinventer le French Stall."


Julien Bompard, patron du Saint-Julien.

Un CV sans égal pour un chef qui prône
À l'inverse des restaurateurs 'multipropriétaires', quelques entrepreneurs ont choisi de réserver leur talent à un seul et unique établissement, une façon de se positionner différemment sur le marché.
Pour Julien Bompard, ouvrir sa table correspondait au début d'une nouvelle ère dans sa carrière de chef étoilé. Un calcul simple : après 10 ans passés au service de grands restaurants et la décennie suivante à celui de grands hôtels, la phase ultime de l'autonomie s'imposait. Ainsi est né Le Saint Julien, suite logique d'un parcours sans faute à la barre d'établissements de renom. Lameloise (3 étoiles) et L'Oasis (Louis Outhier, 2 étoiles) pour la France. Puis les 3 Old Ladies, les palaces les plus renommés d'Asie : le Peninsula de Hong-Kong, Le Normandie de l'Oriental Hotel à Bangkok et le summum, la place de deputy executif chef du Raffles de Singapour, poste très convoité de direction supervisant les 16 cuisines de l'hôtel. Un CV sans égal pour ce chef qui prône l'expatriation culinaire. "Au terme de mon contrat avec le Raffles, je n'envisageais ni de prolonger cette collaboration ni de reprendre une place de chef ailleurs, confie Julien. C'était le moment pour moi d'ouvrir ma table 'fine dining', et Singapour s'est révélé le parfait endroit pour cela : les formalités administratives sont très accessibles, la tentation d'évasion fiscale nulle, la corruption n'existe pas. Enfin tout concourt à me procurer une tranquillité d'esprit me permettant d'être totalement à ma cuisine", raconte le patron. Son Saint-Julien fut monté en partenariat avec Emmanuel Stroobant, une association courte et achevée en bons termes. Dès lors, les anciens associés mènent chacun leur barque sans toutefois empiéter sur l'espace vital de l'autre. Car à être concurrents, on n'en demeure pas moins collègues et sujets aux mêmes difficultés. "Je souhaitais réaliser une cuisine française très traditionnelle, un projet pas évident à réaliser ici à Singapour où les gens sont avides de modernité. Je ne partais pas gagnant mais au final, je me suis constitué une clientèle régulière d'hommes d'affaires venant souvent en compagnie d'importants clients. La réussite est jouable. On sent que les gens se remettent à dépenser, la confiance revient. Cela se voit surtout dans les ventes de vins : mes habitués s'y connaissent, ils veulent de très grands crus et n'hésitent pas à mettre le prix."


Renald Raffaelli et Géraldine Pinto ont ouvert ArMen, la première crêperie de Singapour, il y a plus d'un an.

La Bretagne à Singapour
Dans un style différent, le projet de Renald Raffaelli et son pari "d'amener la Bretagne à Singapour", en partenariat avec Géraldine Pinto, Singapourienne et amoureuse transie du pays bigouden. Les 2 partenaires sont à l'origine de la crêperie ArMen, la première de la capitale. "C'est un environnement de vacances transformé en projet. Nous voulions faire connaître cette région aux Singapouriens par le biais de sa gastronomie, l'idée de la crêperie nous a plu." Sans aucune connaissance en restauration, les deux partenaires se sont néanmoins jetés à l'eau avec un capital de 75 000 E, toutes leurs économies. "Après une formation culinaire à Brest, il a fallu dégoter des fournisseurs locaux avec qui nous collaborons sans intermédiaire depuis. Nous voulions utiliser uniquement des produits artisanaux et bio : nous avons donc banni toute denrée industrielle des listes de nos fournisseur." Quand on leur demande si le projet a porté ses fruits, la réaction reste mitigée. "Pour les Singapouriens, la crêpe ne constitue pas un repas, ils ne montrent qu'une faible curiosité envers ce produit. Au final, notre clientèle est constituée à 70 % d'expatriés et notre plus gros support vient d'abord de la communauté française." Financièrement, la crêperie affiche toutefois une belle santé et une gestion efficace : ticket moyen à 12 E, soirées à thème, mailing client et bouche à oreille : le cap fatidique de la première année est atteint, la pérennité semble en bonne voie.
Cependant, tout n'est pas toujours rose et un bon nombre d'entrepreneurs se voient contraints de fermer leur affaire quand ils tardent à régler un loyer ou un fournisseur : on ne plaisante pas avec les faillites à Singapour et La Maison de Fontaine, comme beaucoup d'autres, en ont fait les frais. Néanmoins, pour une majorité de restaurateurs français, monter sa table à Singapour s'avère une bonne formule… Tant que durera l'embellie économique en Asie. n

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L'Hôtellerie Restauration n° 2962 Magazine 2 février 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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