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du 3 novembre 2005
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

2913HerveThis2.jpg (7130 octets)Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Ce mois-ci, il nous propose de découvrir ses propositions pour la formation des futurs cuisiniers.

FAIRE BON ET BEAU AVEC AMOUR

L'enseignement culinaire de demain… ou d'après-demain

Dans les derniers numéros de cette revue, nous avons examiné ensemble la question de l'art culinaire en partant d'un premier constat : certains cuisiniers sont plutôt des artisans, tandis que d'autres sont plutôt des artistes. Cette observation pose la difficile question de l'enseignement, question très débattue aujourd'hui. Voici le référentiel dont je rêve, fondé sur l'enseignement de l'amour, de l'art, de la technique, de la technologie et de la science culinaire.
Par Hervé This

Que doit-on enseigner dans le nombre d'heures limité dont disposent les élèves : la crème anglaise, les crêpes Suzette, la mayonnaise, lever des filets de poisson ? Il faut faire des choix !

Aujourd'hui, certains professionnels critiquent le système d'enseignement culinaire pour l'insuffisance d'heures de pratique, ou pour le référentiel (les 'programmes') qu'ils jugent arbitraire et inapproprié. Je me hâte de souligner que je n'entrerai pas ici dans le débat, parce que, le plus souvent, les arguments avancés me semblent mauvais, mal informés, voire déformés… Certains n'ont-ils pas, même, prétendu qu'il faudrait un CAP de cuisine classique ? Cette proposition est déplorable, car la cuisine est comme un instrument de musique : il faut apprendre à en jouer ; que ce soit du moderne ou du classique, peu importe. Évidemment, on a le droit de vouloir cuisinier classique, ou bien moderne. Toutefois, l'enseignement (surtout au niveau du CAP) ne doit sans doute pas spécialiser les élèves : on doit élargir le champ de leurs possibilités, au lieu de le réduire ! Confucius disait : "L'homme n'est pas un ustensile." Effectivement, ce n'est pas une cruche, dont la seule fonction est de porter de l'eau. D'ailleurs, les plus grands instrumentistes - en musique - jouent aussi bien du classique que du moderne : pensons à Jean-Michel Portal, à Rostropovitch…
Fermons donc vite cette parenthèse, et soyons positifs : oublions le système actuel, et cherchons activement celui que nous pourrions proposer demain aux jeunes qui veulent être cuisiniers.
Pour apprendre la cuisine, il faut d'abord savoir ce que c'est. Or, dans des articles précédents de cette même revue, j'ai montré, je crois suffisamment, que la cuisine avait une composante technique (il faut faire gonfler le soufflé), une composante artistique (je parle de l'art du
goût, pas le beau à voir ; à propos de soufflé, il s'agit de donner au soufflé un goût qui paraisse 'bon'), et une composante 'd'amour', qui est essentielle (un soufflé, même bien gonflé et judicieusement concocté, est mauvais s'il nous est jeté à la figure). Cette observation a des conséquences évidentes : le jeune cuisinier doit apprendre la technique (le plus facile), l'art (difficile !) et l'amour… sans oublier que la cuisine est une activité d'équipe : pas un cuisinier étoilé qui ne le souligne, dans les interviews. Il devra donc apprendre à tenir son rôle parfaitement… sans oublier enfin l'aspect commercial du métier : l'exercice de la profession ne peut être pérenne que si les conditions économiques s'y prêtent.

Enseigner la technique culinaire… en choisissant les recettes 'fragiles'
La composante technique de la cuisine est, à mon sens, la plus facile à transmettre, et, sans chercher à savoir si cette transmission est bien faite aujourd'hui (je fais évidemment confiance à mes collègues enseignants), je propose d'examiner rationnellement les faits, pour en déduire des idées. Commençons par le commencement : oublions ce qui existe, et inventons un programme d'enseignement que l'on voudrait bâtir de toutes pièces. Que devrait-on enseigner, dans le nombre d'heures nécessairement limité dont disposent les élèves ? La mayonnaise ? Lever les filets de poisson ? Flamber la crêpe Suzette ? La crème anglaise ? Lorsque je discute de ces questions avec des amis cuisiniers, chacun y met son grain de sel. L'un veut absolument sa sauce hollandaise, tandis que l'autre veut plutôt la béarnaise ; l'un revendique le rôtissage, mais l'autre le braisage… Il faut pourtant faire des choix : les 35 heures qui se sont imposées, d'une façon spécifique en cuisine, se sont également imposées dans l'enseignement, de sorte que le nombre d'heures de théorie et de pratique restera nécessairement limité.
Donc, nous sommes condamnés, dans l'examen de cette question, à chercher un fil qui ne soit pas arbitraire, à classer les préparations culinaires par ordre d'importance. Comment faire ? On peut naturellement prendre un ouvrage de 'référence' (le Guide culinaire, La Cuisine du marché, pourquoi pas l'Encyclopédie culinaire du XXIe siècle) et compter le nombre de fois que les préparations apparaissent, pour enseigner en priorité celles qui sont le plus 'utiles'. Si l'on avait fait le compte, il y a un siècle seulement, c'est évidemment le bouillon de boeuf qui serait apparu en tête de la liste, puisqu'on en fait des consommés, des potages, des sauces, qu'on l'utilise comme liquide de mouillement… Aujourd'hui ? Il faut voir, statistiques à l'appui.
Évidemment, se fonder sur la fréquence des préparations n'est pas la seule façon possible : on pourrait aussi se fonder sur leur intérêt pédagogique… ou sur leur importance en termes d'étapes-clés. Une façon de faire le choix est apparue l'an passé, un peu inopinément, quand je calculais la 'robustesse' des recettes.
Allons-y doucement, expliquons l'affaire. Tous les cuisiniers savent qu'il est plus facile d'obtenir un rôti de boeuf qu'une sauce mayonnaise. Je ne parle pas d'un bon rôti, ou d'une bonne mayonnaise, mais simplement d'un produit qui soit considéré comme un rôti de boeuf, ou comme une sauce mayonnaise. Dans le premier cas, on place la viande au four pendant un temps détermi
né, à une température déterminée ; dans le second, on ajoute de l'huile goutte à goutte en fouettant un jaune d'oeuf, du vinaigre, du sel et du poivre (on ne répétera jamais assez qu'une mayonnaise ne doit pas contenir de moutarde, sans quoi elle doit se nommer rémoulade : Carême et les autres cuisiniers classiques le savaient bien… jusqu'à ce que L. Gringoire et Th. Saulnier, sous l'égide d'Auguste Escoffier, ne détournent la sauce ; criminel !). Ce que l'on sait, et ce qui m'intéresse, c'est que le rôti de boeuf est une recette 'plus robuste' (on la rate moins) que la sauce mayonnaise.
En quoi cela intéresse-t-il l'enseignement ? En ce que la mesure de la robustesse que j'ai mise au point a été utilisée pour savoir s'il était vrai que ce sont les recettes les plus fragiles (donc les moins robustes) qui suscitent le plus de dictons culinaires. Car, il est vrai que les dictons relatifs à la mayonnaise abondent, alors qu'on trouve peu de citations à propos du rôti de boeuf. L'hypothèse était que nos ancêtres, quand ils rataient une recette (surtout les recettes fragiles, donc), s'interrogeaient sur les raisons de leur échec, ce qui les conduisait à émettre des hypothèses qui sont venues jusqu'à nous sous la forme de dictons, tours de main, etc. Par exemple, à propos de mayonnaise, ma collection de dictons culinaires anciens, pris dans des livres de professionnels, stipule à la fois que c'est le chaud qui fait tourner les mayonnaises… et que c'est aussi le froid. Incohérence !
Au total, il semblait que les recettes fragiles devaient avoir suscité un grand nombre de dictons, et les recettes robustes peu de dictons. Le calcul a été fait… et il révèle que cette hypothèse n'est pas idiote… à cela près que les dictons relatifs au bouillon sont anormalement nombreux, alors que la recette de bouillon est très robuste. Autrement dit, il y a une loi et des exceptions. Pourquoi les livres de cuisine anciens ont-ils alors tant parlé du bouillon ? La réponse est simple : c'est parce que le bouillon était plus important que d'autres préparations.
Vous voyez maintenant où je veux en arriver : ce type de calculs nous révèle les recettes importantes historiquement, au-delà de l'arbitraire du choix individuel : si une recette ne vérifie pas la règle, c'est que le monde de la cuisine a voulu en parler plus qu'il n'était techniquement nécessaire. Donc, nous avons une indication qu'il faut probablement l'enseigner, au moins pour des raisons historiques.
Simultanément, nous devons faire une observation : c'est parce que la science a longtemps négligé la cuisine (la science nommée gastronomie moléculaire n'est née qu'en 1988) que des savoirs parfois douteux se sont transmis, et l'on ne peut pas reprocher aux enseignants (au sens large, des professeurs aux maîtres d'apprentissage, des démonstrateurs culinaires de la télé
vision aux parents à la maison) d'avoir transmis des savoirs qui n'avaient pas été testés. Ne nous reprochons pas d'avoir parfois transmis des idées fausses : nous avons fait de notre mieux. En revanche, pourquoi ne pas continuer à explorer les savoirs, et à ne transmettre que le meilleur ? Les scories resteront au musée culturel de la cuisine.


Le jeune cuisinier doit apprendre la technique, l'art et l'amour pour élargir le champs de ses possibilités.

Enseigner l'art culinaire pour faire comprendre ce qu'est le goût
Qu'y a-t-il de plus que la technique, en cuisine ? La réponse est évidente : l'art ! Oui, l'art, car, comme en musique, il ne suffit pas de savoir poser les doigts sur un piano pour faire de la musique : il faut avoir une mélodie à faire entendre. La comparaison vaut au-delà du jeu de mots : le cuisinier aussi doit avoir quelque chose de plus que la maîtrise de son piano. Il doit avoir quelque chose à faire goûter.
J'en ai déjà parlé plusieurs fois dans ces pages : l'art dont il est question n'est pas seulement le beau à voir, mais le beau à manger, c'est-à-dire le bon. Si j'étais jeune cuisinier, j'aimerais que l'on m'aide à comprendre pourquoi certaines associations d'ingrédients sont réputées 'bonnes' et d'autres pas. Pourquoi les Alsaciens aiment-ils le fromage de Munster et détestent-ils la cervelle de singe fumante dans un crâne juste ouvert, et pourquoi certains de mes amis qui se régalent de telles cervelles sont-ils rebutés par le Munster ? L'un n'est pas 'meilleur' que l'autre, mais préféré à l'autre par des membres d'une culture particulière. Passé cet aspect culturel, qui devrait évidemment être enseigné dans le nouveau cadre (oui, les cuisiniers ont besoin de connaître l'histoire et la géographie de leur métier !), l'enseignement doit ménager des cours d'art. Pas seulement le modelage de fleurs en pâte d'amandes ou en sucre, toutefois : le sucre tiré ou filé, c'est joli (parfois), mais cela ne se mange pas ! Non, le jeune cuisinier a besoin de comprendre ce qu'est le goût, pour apprendre à en jouer. Il faut lui expliquer que la théorie des quatre saveurs est fausse ; il faut lui expliquer que la consistance n'est pas la texture, que l'odeur n'est pas le parfum ni l'arôme, qu'à côté des sensations olfactives, sapictives, visuelles ou sonores, il y a l'importance du chaud et du froid, du nerf trijumeau, qui détecte le 'frais' de la menthe (même quand celle-ci est chaude) ou le piquant du poivre (d'ailleurs, si vous avez goûté un bouillon où le poivre a été mis moins de 8 minutes avant la fin de la cuisson, vous aurez sans doute perçu que le poivre est piquant mais frais).  

Enseigner la technologie culinaire… une véritable réflexion sur le geste
Dans quels cours enseigner ces matières ? Épineuse question, qui nécessite de bien comprendre la distinction entre technique, technologie et science. La cuisine est une technique, et il est nécessaire d'apprendre, par conséquent, des gestes techniques ; ce n'est pas la théorie du tournage des champignons qui permettra aux jeunes cuisiniers de tourner des champignons (pour autant, la réflexion théorique - pourquoi tourner des champignons, comment efficacement tourner, quels ustensiles faut-il utiliser - doit évidemment subsister) ; ce n'est pas seulement la théorie de la mayonnaise qui leur apprendra à faire une bonne mayonnaise, et l'élève qui sait regarder pourra observer son professeur faire une foule de gestes intelligents, parce que réfléchis, c'est-à-dire passés au crible de la… technologie.
Qu'est-ce que cette technologie ? Une base essentielle de l'enseignement culinaire, parce que la réflexion sur le geste, indispensable condition de l'enseignement, est de la technologie. à côté de cette technologie proche de la technique, il y a une technologie qui prend plus de recul, en allant chercher dans les sciences des idées qui sont ensuite appliquées à la technique, la bouleversant souvent de fond en comble. Par exemple, la grande mode actuelle de la 'cuisine moléculaire' résulte de l'application technologique de la gastronomie moléculaire. Dans cette affaire, aucune place pour de la 'technologie appliquée', car la technologie est précisément appliquée. Je le répète : la technologie, c'est soit la réflexion sur la technique, soit son perfectionnement par application des sciences à la technique. Ce que l'on applique, ce sont les résultats de la science. D'ailleurs, notre rêve nous conduit sans doute à imaginer que les cours de technologie soient d'une part théoriques, et d'autre part pratiques, car on n'oublie pas le proverbe chinois qui dit : "J'écoute, j'oublie ; je vois, je me souviens ; je fais, je comprends."
J'ai donc parlé de 'science'. En cuisine, la science est la 'gastronomie moléculaire', et la technique est la technique culinaire. Il semble légitime d'enseigner la technique culinaire, comme nous l'avons vu, mais il semble également légitime d'enseigner la technologie culinaire. La 'technologie appliquée', elle, me semble être une terminologie fautive pour désigner la technologie culinaire, dans certains cas, et la technique culinaire, dans d'autres cas. Je propose une nouvelle évolution, qui irait vers une dénomination plus claire et, surtout, juste.

Pas de place pour la science appliquée
Je ne vois pas non plus de place pour une prétendue 'science appliquée', parce que Louis Pasteur, le plus grand microbiologiste de tous les temps, a bien expliqué que la 'science appliquée' est quelque chose qui ne peut pas exister. Il y a la science, et les applications de la science. Vous doutez ? Lisons Louis Pasteur dans les Comptes rendus du Congrès viticole et séricicole de Lyon, 9-14 septembre 1872, p. 45-49 (séance du 11 septembre 1872) : "Souvenez-vous qu'il n'existe pas de sciences appliquées mais seulement des applications de la science." Ici, la référence précise est donnée pour que l'on comprenne bien qu'il ne s'agit pas d'élucubrations personnelles : c'est bien Louis Pasteur qui parle. Il était si excédé d'entendre cette terminologie qu'il a été jusqu'à écrire, dans un autre texte : "Non, mille fois non, il n'existe pas une catégorie de sciences auxquelles on puisse donner le nom de sciences appliquées. Il y a la science et les applications de la science, liées entre elles comme le fruit à l'arbre qui l'a porté." Enfin, mêlé à des questions d'enseignement, il en a rajouté : "Une idée essentiellement fausse a été mêlée aux discussions nombreuses soulevées par la création d'un enseignement secondaire professionnel ; c'est qu'il existe des sciences appliquées. Il n'y a pas de sciences appliquées. L'union même de ces mots est choquante. Mais il y a des applications de la science, ce qui est bien différent. Puis, à côté des applications de la science, il y a le métier, représenté par l'ouvrier plus ou moins habile. L'enseignement du métier a un nom dans toutes les langues. Dans la nôtre, il s'appelle l'apprentissage, que rien au monde ne peut remplacer."
Pourquoi Louis Pasteur était-il si véhément ? Pourquoi disait-il que l'union des mots 'science' et 'appliquée' est choquante, à son époque comme aujourd'hui ? Parce que la science se préoccupe, comme on l'a vu plus haut, de chercher le mécanisme des phénomènes. Pourquoi les montagnes se dressent-elles ? Pourquoi le ciel est-il bleu ? Pourquoi la surface du steak brunit-elle quand la viande est sautée ? Cela, c'est de la science. à côté de cette science, il y a des applications de la science : connaissant le mécanisme de formation de la montagne, comment puis-je forer pour chercher du pétrole ? Connaissant les mécanismes de brunissement de la viande, comment puis-je lui donner un goût puissant ? Cela, c'est l'application de la science, la technologie, qui est une recherche, qui vise une modification de la production technique, alors que la science, elle, ne s'en préoccupe pas directement (sans quoi la science devient de la technologie).
Alors, voulons-nous vraiment conserver cette terminologie de la 'science appliquée', qui est de la technologie ? Je crois que le nouvel enseignement dont nous devons rêver doit s'en
débarrasser… sans se débarrasser - évidemment - ni des matières enseignées sous cette dénomination ni des enseignants qui se chargent de cette matière. Bien sûr, il y a de la réflexion à avoir pour déterminer quel est le 'référentiel' idéal, en… quelle matière, au fait ?
Aujourd'hui, le référentiel dit fautivement de sciences appliquées se préoccupe de biochimie ou de microbiologie (une science ou une technologie, selon les sujets abordés), d'hygiène (selon la façon dont on l'enseigne, c'est soit de la technologie, soit de la science), de nutrition, (idem), de sécurité du travail (ici, c'est clairement de la technologie). Jamais de sciences appliquées, puisque cela n'existe pas. Toutefois, je suis confiant, parce que je sais que nombre de professeurs et d'inspecteurs sont saisis de la question, et qu'ils travaillent pour perfectionner encore le nouveau référentiel et l'adapter au mieux aux besoins des élèves.
Les besoins des élèves ? Ils sont au coeur de l'affaire. Je fais le postulat que l'enseignement ne doit pas former des ouvriers bons à être enchaînés sur des chaînes de production, mais, au contraire, qu'il doit donner à des jeunes des
capacités de s'adapter dans un monde qui s'adapte aussi. Oui, le jeune cuisinier doit savoir qu'un poisson n'est pas un parallélépipède pané ; cependant la formation qu'il reçoit doit le mettre en position de travailler, soit dans un restaurant gastronomique, soit dans un groupe de restauration collective, soit dans un bistrot, soit dans… Oui, il y a une composante manuelle dans la cuisine, mais la tête doit toujours guider la main, sans quoi des catastrophes arrivent. Je ne suis pas prêt d'oublier ce cas d'un jeune cuisinier à qui l'on disait de doubler la recette de crème prise à la vanille, parce que 60 couverts étaient attendus au lieu de 30, et qui a doublé… la température de cuisson !
Je ne suis ni ministre ni inspecteur ni même professeur, mais je sais que, à côté des répétitions de gestes, les recettes, quand elles sont des protocoles à exécuter mécaniquement, sans réflexion, ne sont sans doute pas à leur place dans un enseignement qui vise à élever les élèves. Je rêve que les 'recettes' de demain ne soient plus des protocoles, mais composées de deux parties : une méthode technique, et aussi - j'y reviens après un détour - des idées artistiques ! Il faut que la recette explique pourquoi elle propose d'associer le tilleul avec le champignon de Paris, ou le romarin avec l'ananas, ou encore le vin blanc et l'ail avec le lapin. Sans quoi, on n'aura pas enseigné l'art (culinaire). Dans le système pédagogique de demain, il faut donc des cours d'art.
Ah, un point important : je ne vois pas pourquoi les recettes en général, pas seulement dans un système d'enseignement, ne seraient pas ainsi composées !


Le cuisinier donne du bonheur, et s'il n'en donne pas, ses mets
ne sont pas 'bons'.

Enseigner l'amour de la cuisine… pour donner du bonheur
L'amour, enfin… Le mot fait sourire, pourtant on nous abreuve de 'convivialité', 'faire plaisir'… Le gastronome français Jean-Anthelme Brillat-Savarin, il y a deux siècles déjà, disait que "convier quelqu'un, c'est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu'il est sous notre toit". Le cuisinier donne du bonheur, et s'il n'en donne pas, ses mets ne sont pas 'bons'. Un soufflé gonflé ? Très bien. Avec bon goût ? Tant mieux. Mais jeté à la figure du client ? Ce dernier ne revient pas. Ce client, ce convive, le cuisinier doit apprendre à le chouchouter, à lui dire qu'il est aimé, à se préoccuper de son bonheur. Quand on les interprète, bien des gestes des bons cuisiniers d'aujourd'hui visent précisément à dire "je vous aime" au convive qui fréquente les tables : quelle différence entre une brunoise bien disposée à la surface d'une pièce, et celle qui serait jetée sans soin ! Quelle différence entre une assiette au marli bien propre, et la même assiette dont la sauce a bavé ! Quelle différence entre une sauce bien assaisonnée, et une sauce fade, ou au contraire, à l'acidité agressive !
Dans un cours, de quelle manière ces matières devraient-elles être enseignées ? Un cours de technique ? Pourquoi pas. Un cours de technologie ? Pourquoi pas aussi. Un cours d'art ? Pourquoi pas. Et pourquoi pas un cours d'amour ? L'affichage explicite d'un tel cours, dans un futur enseignement culinaire, aurait l'intérêt que les jeunes cuisiniers sauraient mieux qu'aujourd'hui encore que l'amour est important, en cuisine.
Si l'on enseigne l'amour, l'art et la technique, doit-on séparer ces enseignements, ou bien les grouper dans les mêmes cours ? Et à qui confier l'amour ? Et l'art ? Et la technique ? L'association des trois matières dans les mêmes cours a l'inconvénient de ne pas identifier les trois activités, et donc, de ne pas conduire à des réflexions explicites sur ces 3 aspects. On l'aura compris, je ne livre pas des réponses, mais des questions. Parce que les questions nous font avancer, alors que les réponses nous laissent en plan.

Le référentiel dont je rêve
Pour résumer, je rêve d'un 'référentiel' qui serait composé de 3 parties : amour, art, technique, avec, pour chaque partie, des parties scientifique (pas trop !), technologique, et technique. Il y aura de l'histoire, pour que le passé soit présent, mais aussi de la recherche : il en existe déjà dans plusieurs établissements d'enseignement d'hôtellerie-restauration sous le nom d'Ateliers de gastronomie moléculaire (dans ces ateliers, les élèves et les professeurs cuisinent des haricots verts avec et sans couvercle afin de découvrir expérimentalement si la couleur change, par exemple). Les matières enseignées ? Comme on l'a vu, elles seront déterminées sans oeillères à partir de ce qui est culturellement important (d'où l'importance de l'histoire, notamment), à partir de ce qui est techniquement et économiquement important, et surtout à partir de ce qui peut devenir techniquement et économiquement important. Évidemment, pour mettre sur pied un tel référentiel, il faudra des propositions (et non des récriminations !) fondées sur des travaux pédagogiques : j'attends…
Je ne doute pas que le monde de la cuisine saura viser ses objectifs, sans se raccrocher désespérément à cette cuisine 'classique' ou 'traditionnelle' dont personne ne sait ce qu'elle est. La tradition, c'est ce qui se transmet… mais nous voyons déjà comme traditionnelles les avancées de la 'nouvelle cuisine' qui datent de quelques décennies, et nos enfants verront comme traditionnelles les avancées des cuisiniers d'aujourd'hui. Les glaces à l'azote liquide, qui commencent seulement à s'introduire en cuisine aujourd'hui, seront de vieilles lunes dans quelques décennies. Qu'y aura-t-il après ? Je milite pour la 'cuisine au note à note'… mais c'est une autre histoire, que je raconterai une autre fois. < zzz22

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