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Restauration

Jean-Paul Jeunet

D'une étoile à l'autre

Son père André avait conquis la première étoile Michelin en 1959. Lorsque Jean-Paul a récolté la deuxième en 1996, il a enfin éprouvé le sentiment de s'être hissé à la hauteur de son paternel...

Par Jean-François Mesplède

L'hiver 54 était-il rude à Arbois ? Sans doute, comme sur toute la France. Né le 2 décembre de cette année là, Jean-Paul Jeunet n'en conserve qu'un souvenir flou.
Fils d'hôteliers-restaurateurs, sa trajectoire semblait s'inscrire dans la logique des choses. Mais pour la vivre au quotidien, Jean-Paul n'avait nulle envie d'embrasser la carrière promise. Il rêvait d'être vétérinaire... jusqu'à la réussite au concours d'entrée de l'école hôtelière de Nice.
Là, et grâce à M. Darold, professeur de cuisine, il se prend de passion pour son métier. Ensuite, la filière est classique avec des étapes prestigieuses (Réserve de Beaulieu, Troisgros, le Ritz, La Marée et le Relais de la Poste à Magescq chez Cousseau), quelques stages (Jean Millet et Gaston Lenôtre pour la pâtisserie) et des rencontres déterminantes (Jean Troisgros, Marcel Trompier, Jacques Manière et Alain Chapel).
Au fil des ans, Jean-Paul Jeunet s'affirme au piano et sa rencontre à Chamonix avec Nadine lui permet de développer ses idées de la cuisine. "C'est elle qui m'a fait découvrir, en marchant dans nos belles vallées, la flore qui s'épanouit en toute saison dès que l'herbe apparaît, quand le pré se fait dense et que les sous-bois fourmillent de richesse. Je ne pouvais espérer autant de bonheur, autant de joie de me retrouver un jour dans mon Jura natal et de coller au plus près de la vérité de mes racines. La cuisine de demain se définit par la recherche des saveurs d'autrefois avec la légèreté d'aujourd'hui."
Pour la proposer dans un cadre à sa mesure, avec la complicité de Gérard Boucton, architecte, et de Camille Ballay, décorateur, il revoit de fond en comble le décor de la maison familiale, le modernisant en jouant sur la pierre, le bois et le verre. L'investissement était d'importance. A terme, il s'avère payant...


Jeunet père et fils, deux générations au service du même art.

L'Hôtellerie :
En 1988, alors que vous réalisiez un chiffre d'affaires de 4,50 MF, vous n'avez pas hésité à investir 12 MF. Vous arriviez tout juste dans la maison familiale. N'était-ce pas un gros pari sur l'avenir ?
Jean-Paul Jeunet :
Sans doute, mais je ne l'ai regretté à aucun moment. Je me suis fait un très bel outil de travail et j'en suis heureux, même si le résultat n'est pas aussi probant qu'on peut le croire. Malgré tout, à la fin de la quatorzième année, tout sera payé. Mon but était de rénover une maison ancienne et d'élaborer un nouveau cadre en y mêlant l'esprit de deux générations qui ont su se fondre et se rassembler. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a jamais eu de heurts avec mon père. En 1982, lorsque je suis revenu à Arbois, j'ai vécu une année difficile. Il y avait deux chefs en cuisine, c'est-à-dire un de trop. L'opposition de deux fortes personnalités n'a pas été facile. J'ai choisi de repartir et j'ai rencontré Nadine, fille d'hôteliers à Chamonix. Nous étions alors tentés de nous y installer...

L'H. :
Mais les circonstances de la vie en ont décidé autrement...
J.-P. J. :
Exactement. Il était important que je revienne à Arbois car mon père devait être opéré du cœur. Auparavant, il avait décidé de passer chez le notaire pour régler sa succession. Si mes parents sont restés usufruitiers, je me suis retrouvé propriétaire de l'affaire familiale où je n'ai donc pas tardé à faire d'importants travaux. Comme nous voulions progresser, cette décision s'imposait. La maison était vétuste et ne possédait pas tous les éléments de confort avec, par exemple, de nombreuses chambres avec un simple lavabo et les WC à l'étage.

L'H. :
Une dizaine d'années plus tard, une deuxième étoile Michelin est tombée sur la maison. L'avez-vous reçue comme une revanche sur le passé ?
J.-P. J. :
Certainement. Mon père m'a toujours mis une espèce de pression, me faisant clairement comprendre que je n'arriverais jamais à son niveau. La situation était assez souvent conflictuelle. C'était dur à vivre, mais aussi très motivant. Lorsque Michelin a fait son choix, j'ai considéré que ce deuxième macaron était pour moi. Nous étions un à un et j'avais réussi mon pari.

L'H. :
Cela a-t-il créé de nouvelles obligations ?
J.-P. J. :
Je ne sais pas s'il faut le dire comme cela. L'impact a été important avec une hausse de 15 à 20 % du chiffre d'affaires. Même si nous travaillons toujours essentiellement en fin de semaine et si nous sommes tributaires du temps, nous avons une clientèle plus régulière et davantage d'étrangers font le déplacement. A partir de la deuxième année, la clientèle est plus exigeante, ce qui peut quelquefois perturber. Il faut deux ou trois ans pour l'assumer et je dois avouer que je stresse davantage à l'idée que je pourrais la perdre un jour. Même si l'impact est certainement plus sensible à la première où l'on est moins connu que pour la troisième étoile, le guide Michelin apporte beaucoup. Dans notre cas, l'ouverture le 3 juin 1998 d'une autoroute nous mettant à 1 h 30 de Lyon a été importante. Désormais le week-end, nous avons une belle clientèle lyonnaise...

L'H. :
Comment vivez-vous votre métier à Arbois, une ville de 4 000 habitants ?
J.-P. J. :
J'ai l'avantage d'être dans la nature, d'être enraciné. Quand je cherche des herbes, je me sens en phase avec mon pays. Tout cela me permet de relativiser les problèmes. Je suis très bien comme je suis. Gamin j'avais subi ce métier et j'ai décidé de fermer ma maison en décembre et en janvier pour l'équilibre de ma vie de famille. Le trompettiste Maurice André, un ami de la famille, dit souvent qu'on peut réussir dans la vie mais qu'il est plus important de réussir sa vie. L'essentiel est d'être en adéquation avec soi-même. En fermant quatre mois dans l'année, Michel Bras a la chance énorme de pouvoir se ressourcer et de repartir vers d'autres choses. Aujourd'hui, je n'imagine pas de quitter Arbois... mais je sais qu'à 55 ans je me poserai la question.

L'H. :
Depuis des décennies, aucun restaurant de Franche-Comté n'avait obtenu deux étoiles chez Michelin. Quel est le secret de votre réussite ?
J.-P. J. :
En premier lieu des prix raisonnables : avec la deuxième étoile, je n'ai ni augmenté les tarifs, ni fait d'investissements colossaux. Je suis resté dans une logique de progression. Ensuite, la simple application de quelques principes évidents. On ne doit jamais oublier que le cuisinier est, avant tout, quelqu'un qui fait la cuisine. Les clients entrent chez nous parce qu'ils ont faim et envie de manger. Il faut leur amener un confort se rapprochant de leur idéal. L'accueil est primordial. Il faut savoir aller au-devant des désirs du client et lui faire plaisir. Il est important de le mettre dans une atmosphère agréable : chez moi, je n'ai pas fait le décor pour plaire à mon décorateur... mais à mes clients. Leur séjour doit les marquer, au point qu'ils aient envie de revenir. Au départ peut-être ne viennent-ils que pour la cuisine, mais s'ils reviennent, il est certain que ce n'est pas que pour ça !

Parlons chiffres

Pour 1998 et sur dix mois d'activité (fermeture hebdomadaire le mardi soir, sauf vacances scolaires), Jean-Paul Jeunet annonce un chiffre d'affaires de 8,50 MF pour le restaurant, l'hôtel et une petite activité traiteur. Il emploie 25 employés contre 15 il y a dix ans. "Depuis trois ans je rentabilise mon entreprise", dit-il.
Entre 1987 et 1990 il a investi 12 MF dans les travaux de rénovation, pour un CA de 4,50 MF à l'époque.
Avec des menus "Inspiration gourmande" et "Terroir de Pasteur" à 200 et 300 F (deux plats, fromages et desserts), "Image de printemps" à 420 F (trois plats, fromages et desserts) et "Symphonie des parfums" à 560 F (quatre plats, fromages et desserts), son prix moyen, qu'il juge "raisonnable", ressort à 480 F.

 

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Jean-Paul Jeunet en cuisine avec ses seconds, Romuald Fassenet (à droite) et Franck Grattard (à gauche).


La salle hier : un décor très typé des années soixante...


...Et maintenant, claire et au goût du jour.

 

Jeunet à Arbois, une saga jurassienne

Paul et André hier, Jean-Paul aujourd'hui. A Arbois, l'histoire des Jeunet débute dans les premières années du siècle et se poursuit à l'horizon de l'an 2000...


Jean-Paul Jeunet dans les bras de son cuisinier de père ou la naissance d'une vocation.

Paul Jeunet voulait devenir cuisinier. Le sort, en l'occurrence la Grande Guerre dont il revient meurtri et blessé, en a décidé autrement. Il ne s'est jamais installé derrière le piano où son fils André a assumé la vocation paternelle avortée. Apprentissage à Dôle avec un certain Bernard Clavel qui abandonna un jour la pâtisserie pour l'écriture, quelques années d'enseignement à l'école hôtelière de Thonon et deux saisons à Port-Lesney où il rencontre Raymonde Bonjour, fille d'hôteliers, et qui deviendra sa femme...
En 1951, André Jeunet s'installe à Arbois. En bordure de la Nationale 83, l'axe Paris-Genève, un petit bistrot est à vendre. Avec l'aide de quelques copains qui lui glissent quelques billets enveloppés dans du papier journal, il en devient propriétaire...
Un menu à 2,80 francs, deux ou trois tables gastronomiques avec truite au vin jaune, civet de canard au poulsard, poulet au trousseau : Le Paris devient très vite l'étape obligée des routiers qui passent dans le coin. En 1957, quand Michelin s'intéresse à son cas et lui conseille d'abandonner le panneau Les Routiers qui cible trop son affaire, André Jeunet hésite.
Les routiers représentent 50 % de sa clientèle. Un an plus tard, il franchit pourtant le pas. Bien lui en prend puisqu'en 1959, dans une ville où Marle à La Balance et Mollier aux Messageires sont déjà étoilés, il hérite à son tour d'un macaron.
Finaliste du concours des MOF où un certain Paul Bocuse fut couronné en 1961, Meilleur sommelier de France en 1966, André Jeunet construit sa légende. Jovial et solide, le personnage est apprécié par ses confrères et sa clientèle.
En 1986, une alerte cardiaque l'oblige à passer la main et à céder l'affaire à son fils. Jean-Paul, qui a travaillé quelques années avec son père avant de partir ailleurs faute de pouvoir cohabiter sereinement avec lui, revient définitivement à Arbois. La nouvelle génération Jeunet est en marche...

J.-F. M.


Sourire de rigueur mais cohabitation parfois difficile pour André et Jean-Paul Jeunet.


L'HÔTELLERIE n° 2607 Magazine 1er Avril 1999

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