L'Hôtellerie :
Vous n'aviez aucune attache dans la région et à la Ferme de Mougins, votre talent était
reconnu par une étoile au Michelin. Qu'est-ce qui vous a incité à vous installer à
Vienne, dans un établissement à la solide réputation ?
Patrick Henriroux :
C'est un concours de circonstance. En 1988, j'avais demandé au propriétaire de la Ferme
de m'investir dans l'exploitation. Ce n'était pas possible et j'ai eu envie de partir
pour être chez moi. Mon ami Jacques Chibois m'a présenté à Dominique Bouillon qui
venait de racheter La Pyramide et cherchait quelqu'un. Parce que tout cela me paraissait
énorme et que je ne me sentais pas capable de tenir un tel établissement, j'ai d'abord
refusé. Ensuite, comme personne n'en voulait et séduit par le charisme d'un homme qui
incarnait l'ambition et la réussite, je me suis laissé convaincre. Je suis donc devenu
directeur salarié, sans statut de gérant, ni intéressement à l'affaire.
L'H. :
Aviez-vous le sentiment que le pari était osé ?
P. H. :
Totalement. Même si le restaurant était fermé depuis dix-huit mois et avait perdu sa
crédibilité et sa clientèle, je n'ignorais pas que Point restait un nom prestigieux. Et
puis à l'époque, s'imposer en gastronomie avec un partenaire investisseur n'était pas
très bien vu... et laissait cours aux rumeurs. Lorsqu'avec Pascale nous sommes arrivés,
je crois que nous n'avions pas totalement mesuré l'ampleur de la tâche qui nous
attendait. Quand nous avons démarré, c'est un peu comme si nous étions au-dessus des
falaises d'Etretat, dans le vide et sans savoir si nous avions un parachute ! Finalement
c'était une bonne chose car, quittant Mougins en mai pour ouvrir cinq semaines plus tard,
nous n'avons pas eu le temps d'avoir peur.
L'H. :
Et la réussite est arrivée assez vite...
P. H. :
Même si personne ne savait qui nous étions, tous les gens attendaient cette
réouverture. Par curiosité le public nous a donc suivis, mais a été décontenancé par
cette... nouvelle maison. Les anciens clients ne retrouvaient pas le cadre qu'ils avaient
connu et j'ai sans doute eu tort de faire tout de suite une moitié de la carte Point et
l'autre moitié Henriroux. Les gens n'ont rien compris. Alors j'ai très vite décidé de
faire ce que j'aimais et que je pensais bien pour la maison, en prenant soin d'expliquer
ma démarche aux clients. Ma philosophie, qui n'a pas varié depuis, était de travailler
sans oublier, d'être au goût du jour. Tout s'est alors enchaîné et comme le
propriétaire avait eu l'intelligence de prendre une bonne attachée de presse (NDLR :
Yanou Collard), je me suis vite trouvé sous les feux de la rampe journalistique...
L'H. :
Pourtant en 1995, vos vacances de février ont été salement gâchées !
P. H. :
C'est le moins que l'on puisse dire, puisque j'ai appris dans le journal la liquidation
personnelle de Dominique Bouillon avec tout ce que cela impliquait pour La Pyramide ! Je
suis rentré d'urgence à Vienne où j'ai rencontré mon comptable et mon banquier. La
direction générale du Crédit Lyonnais lui avait demandé de nous couper les vivres et
il a refusé un nantissement sur la cave qui aurait permis de sauver l'entreprise. Vu la
situation, je n'avais pas d'autre solution que de déposer le bilan pour nous dégager
juridiquement du propriétaire...
L'H. :
Et vous avez obtenu un an de sursis...
P. H. :
Exactement, parce que l'exploitation du fonds de commerce était saine. J'ai appelé tous
mes fournisseurs pour qu'ils soient les premiers informés de la situation exacte. Sur
102, hormis 3 qui ont mal réagi... et ne sont plus aujourd'hui mes fournisseurs, tous ont
compris le problème.
De même dès son retour de vacances puisque nous étions en fermeture annuelle, j'ai
rassemblé le personnel pour lui apprendre la nouvelle. J'ai expliqué que si certains
voulaient nous quitter, je ne pourrais pas leur en vouloir : tous ont choisi de rester !
L'H. :
C'était pourtant une période difficile pour la restauration avec les difficultés de
Veyrat et de Gagnaire et des soucis pour quelques-uns de vos voisins lyonnais. Le plus dur
commençait donc...
P. H. :
Nous avons toujours pensé que seul le travail nous permettrait de redresser la situation.
Les clients nous ont immédiatement soutenus et, après concertation avec le personnel sur
le meilleur moyen d'augmenter le chiffre d'affaires, nous avons choisi d'ouvrir tous les
jours. En 1995, avec le même effectif, les salariés ont donc accepté de travailler
davantage !
Nous avons choisi de conserver les mêmes prix de menus (NDLR : 400 et 500 francs), mais
de gagner encore en qualité. Culinairement, et même si la pression m'a parfois fait
douter, je n'ai jamais baissé les bras parce que je savais que l'équipe était derrière
moi. Les Viennois aussi nous soutenaient, ainsi que notre environnement juridique et
comptable. A la fin de l'année, alors que Gault Millau m'avait désigné «chef de
l'année», le chiffre d'affaires avait augmenté de 10 %, tandis que je craignais une
baisse de 20 %.
L'H. :
Et après un nouveau sursis, vous vous êtes retrouvé face au mur...
P. H. :
Je savais que huit mois supplémentaires constituaient l'échéance maximum. Le
propriétaire du Beau Rivage à Condrieu avait fait une proposition de rachat. J'ai fait
de même car je m'étais attaché à cette maison et je ne voulais pas avoir travaillé
six ans pour rien ! Quatre grandes banques lyonnaises ont refusé mon projet de reprise...
alors que le Crédit Agricole de Vienne l'a accepté en le finançant à 100 %. Après la
décision du tribunal de commerce, Pascale et moi sommes donc devenus propriétaires de
l'exploitation. Nous sommes passés à 10 heures du matin et nous avons connu la décision
à 17 heures ! Il y avait tellement d'enjeux que nous avions du mal à réaliser ce que
tout cela représentait.
L'H. :
Est-il difficile de passer du statut de salarié à celui de patron ?
P. H. :
Nous n'avons jamais considéré que nous changions de statut social et nous n'avons pas
changé notre politique d'approche des clients ou du personnel ! Le point positif était
surtout d'être passé à travers un dépôt de bilan... ce qui fut une formation
extraordinaire en gestion et management. Nous avons vécu tous les problèmes en direct
sur le terrain, en gérant tous les jours des situations délicates et sans avoir droit à
la moindre dette. Je peux vous assurer que de tels moments difficiles où l'on touche
parfois le fond du désespoir, sont très formateurs. Avec Pascale nous sommes toujours
restés en phase et dans l'obligation de nous transcender. Chacun voulant prouver qu'on
pouvait y arriver, nous avons déployé une énergie que l'on ne se connaissait pas.
L'H. :
Avez-vous le sentiment d'avoir remporté une victoire ?
P. H. :
Si victoire il y a, c'est celle de toute une équipe qui a cru au produit et l'a défendu
comme si c'était le sien (1). Je n'ai jamais rien caché à personne et j'ai toujours
travaillé en pleine transparence.
L'H. :
Pensez-vous que c'est le secret de votre réussite ?
P. H. :
Secret ? Je ne sais pas. Je n'ai eu qu'un seul langage : celui de la vérité avec les
fournisseurs, les clients et le personnel.
La réussite, c'est un tout : un langage de transparence, la confiance du personnel,
l'appui d'une banque locale et le soutien de la clientèle de Vienne. J'ai découvert une
autre manière de gérer une maison, dans la réflexion et la concertation. Avec les
personnes les plus importantes de la maison, les décisions sont toujours collégiales. Je
veux mettre en place un système qui leur permette de participer au résultat de
l'établissement... même si ce n'est pas encore ce que l'on attend (2). Aujourd'hui, et
même si l'affaire se porte bien, nous voulons rester prudents... mais nous savons que le
gros de l'orage est passé.
(1) L'effectif actuel est de 41 personnes et la masse salariale représente 43 % des charges de l'entreprise. Depuis le 6 octobre 1998, le restaurant est fermé le mardi et le mercredi. Cette fermeture de deux jours permet d'économiser trois postes mais, l'hôtel étant ouvert 7/7, oblige à embaucher une personne supplémentaire en réception.
(2) Christian Allandrieu, directeur de salle ; Jean-Claude Ruet, chef sommelier ; Christian Née, chef cuisinier secondé par Frédéric Thomassier, Jean-Marie Auboine, chef pâtissier, font partie de ces «piliers» rémunérés sur une partie du résultat net (l'équivalent d'un treizième mois) et, à l'avenir sur les marges.
«Ma philosphie, qui n'a pas varié, était de travailler sans oublier d'être au
goût du jour.»
A l'accueil, sourire de rigueur.
Pascale HenrirouxL'atavisme familial...Née dans la patrie de Brillat-Savarin et des Pernollet à Belley dans l'Ain, de
parents hôteliers-restaurateurs à Bellegarde, Pascale Vérissel pouvait-elle échapper
à son destin ? Assurément pas. Et après l'Ecole hôtelière de Bellegarde, sa route a
croisé celle de Patrick Henriroux, une nouvelle fois dans l'Ain, chez Jean-Paul Vuillin
à l'Auberge Bressanne de Bourg-en-Bresse. (1) Après l'Auberge Bressanne : Château d'As à Baume-les- Dames ; Hôtel du Goyen à Audierne et Ferme de Mougins. |
La PyramideL'histoire d'un... monumentLe nom de La Pyramide est intimement lié à Fernand et Mado Point qui ont assuré
la réputation de l'établissement racheté en 1923 par le père de Fernand à Léon
Guieu, un traiteur réputé de la ville. Le 1er juillet 1987, après l'avoir tenu pendant un an, Marie-Josée Eymin, la fille de
Mado et Fernand, avait vendu le célèbre restaurant à La Foncière des Champs-Elysées.
Son p.-d.g., Dominique Bouillon, n'a pas hésité à investir, dit-on, plus de 35 MF dans
l'achat des murs et du fonds, mais aussi de la propriété voisine pour transformer -
entre novembre 1987 et avril 1989 où il fut fermé - un restaurant de 500 m2 en un
établissement de 2250 m2 développés au plancher ! |
«Un établissement qui va trouver tout naturellement sa place dans la chaîne des
Relais & Château.»
«Si victoire il y a, c'est celle de toute l'équipe.
Une salle de restaurant construite sur le jardin de Roses de Mado Point.
Parlons chiffresL'hôtel restaurant La Pyramide-Fernand Point est depuis le 30 novembre 1996 et à
100 %, la propriété de la Société Anonyme BLPP (1) dont les actionnaires sont Patrick,
Pascale Henriroux et leurs familles. (1) SA BLPP : P et P comme Patrick et Pascale, B et L comme Boris et Leslie, leurs deux premiers enfants. Le troisième, Lucas, n'était pas encore né. |
L'HÔTELLERIE n° 2586 Magazine 05 Novembre 1998