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Gastronomie

«Une cuisine plus simplifiée s'imposera
aux grands chefs»

Le guide Michelin n'a jamais modifié fondamentalement ses méthodes d'investigation. Anonymat et intransigeance sont les mots-clés d'un système qui a fait ses preuves depuis plus d'un demi-siècle. Et même si depuis les années 60, le P.C.F. (Paysage Culinaire Français) a changé radicalement, Bibendum est resté fidèle à sa ligne de conduite : consacrer l'excellence.

Enquête de Jean-François Mesplède

N'en déplaise à ses détracteurs, Michelin a consacré au plus haut niveau toutes les maisons et tous les chefs qui comptent ou ont compté dans la cuisine française. Un regard sur la liste des trois étoiles depuis l'origine suffit à s'en convaincre (1).
Si aux balbutiements de la «méthode», André Michelin faisait la pluie et le beau temps pour la distribution d'étoiles, sa disparition le 4 avril 1931 a entraîné la mise en place d'un système toujours en vigueur aujourd'hui...

Ainsi un «bataillon» d'une vingtaine d'inspecteurs (impossible -tradition du secret chez Michelin- d'obtenir un chiffre précis) parcourt-il la France, changeant chaque année de région pour éviter toute «personnalisation» ou tout «copinage» avec quiconque.

Les visites sont anonymes. Et si les inspecteurs se présentent aux hôteliers ou aux restaurateurs, c'est après avoir payé leur addition. Bibendum n'a jamais transigé sur ce principe sacro-saint... que devraient appliquer tous les directeurs de guides et tous les chroniqueurs gastronomiques ! Le rapport établi viendra compléter le dossier de l'établissement. Le système étant identique depuis plus d'un demi-siècle, on comprend que Michelin possède désormais une formidable banque de données sur la cuisine française. Si l'on peut déplorer parfois certaines lenteurs dans les promotions ou les destitutions, il faut admettre aussi qu'elles ne sont jamais le fait du hasard, ne doivent rien à la mode du moment ou à un changement de ligne éditoriale...

«Si l'informatique permet désormais une remise en forme et une saisie plus claire des éléments, nous faisons toujours confiance au jugement humain. Aucune étoile n'est attribuée ou retirée en fonction d'une courbe, c'est toujours une affaire d'hommes», dit Bernard Naegellen, directeur du guide depuis 1985 et à la base de l'informatisation du Service Tourisme.

La satisfaction de ses lecteurs

Depuis l'origine, et à plus forte raison sur les trente dernières années où l'on a assisté à une importante mutation de la cuisine française, un seul souci a guidé Michelin : la satisfaction de ses lecteurs. «Je dis souvent à mes inspecteurs qui pourraient être tentés d'avoir des états d'âme d'y penser et de faire ce qu'ils estiment bon pour eux», insiste Bernard Naegellen.

Pas de changement fondamental donc, même si la «cuisine d'Escoffier» qui tenait le haut du pavé jusque dans les années 60, a peu à peu laissé place à une cuisine plus inventive et à des chefs moins conventionnels. Dans ce domaine, comment ne pas remarquer que Michelin n'a pas hésité à porter au sommet les dignes représentants de ce que l'on baptisa la «Nouvelle Cuisine Française» ? Outre celle de quelques cuisiniers, elle fit la fortune de leurs laudateurs, Henri Gault et Christian Millau en tête qui lancèrent leur guide de la France en 1972. Triplement toqués, les Bocuse, Haeberlin et Troisgros y constituaient la «haute aristocratie de la cuisine française», mais ils étaient déjà triplement étoilés, respectivement depuis 1965, 1967 et 1968 !

Novateur alors le Michelin ? «Nous ne le revendiquons pas, mais nous avons évolué dans nos appréciations. Avec sa cuisine du marché, Bocuse avait secoué (sic) Escoffier et la cuisine de Guérard pouvait déranger. Cela ne nous a pas empêchés de leur attribuer trois étoiles, comme plus tard à Gagnaire et Veyrat pour ne citer que ces exemples. Il n'y a chez nous aucune volonté d'avant-gardisme, mais un souci constant de distinguer ceux qui sont au sommet de leur art», explique Bernard Naegellen (2).

Il remarque aussi que les trente dernières années ont été «beaucoup plus riches en évolutions» que les soixante années précédentes. Et il estime enfin, comme Bocuse, que le plus grand changement réside dans ce que les chefs sont désormais pour la plupart propriétaires de leurs affaires ou, à défaut, maîtres à bord, ce qui n'était pas le cas auparavant.

La sélection de l'excellence

«Depuis la fin des années 60, nous avons vécu une période fantastique parce que la cuisine est devenue à la mode. Chaque journal possédait une rubrique gastronomique et la notoriété des guides s'est accrue.»

Leur tirage aussi est-on tenté d'ajouter, puisque le guide Michelin est passé de 400.000 exemplaires vendus en 1967 à 610.000 en 1996, avec un chiffre-record de 780.000 pour l'édition de 1989 qui offrait un fac-similé du guide 1900 (3).
Nouveaux guides et concurrence aiguë. N'est-ce pas pour Michelin la tentation d'un changement radical dans son système d'attribution des étoiles ?

«Il n'y a jamais eu de révolution chez nous et notre ligne de conduite reste de proposer une sélection de l'excellence. Je n'ai pas l'impression d'avoir donné des consignes différentes et nous avons toujours regardé ce qui était dans l'assiette. Avec la fin des «trente glorieuses», nous avons assisté à la transformation d'établissements très luxueux. Mais nous avons davantage mis l'accent sur la cuisine que sur le reste, même si on nous l'a reproché», revendique encore Bernard Naegellen.

«Nous avons fort peu évolué et sommes restés fidèles à la même ligne. Si nous voulons coller à l'actualité, nous ne faisons pas la restauration française. Le guide n'est qu'un vecteur d'information sur ce qui est», dit en écho André Trichot.
Michelin parfaitement de son temps alors ? «Oui, mais il faut se remettre en cause tout le temps, aujourd'hui plus que jamais. Nous sommes à un tournant, comme peut l'être la génération Bocuse/Senderens. Une cuisine plus simplifiée s'imposera désormais aux grands chefs», conclut André Trichot.

(1) Les étoiles ont été créées en 1923. Les restaurants «signalés comme faisant de la bonne cuisine» ont été classés en trois catégories : premier ordre, moyens et modestes. Puis en cinq catégories en 1925, des «restaurants de tout premier ordre - grand luxe» aux «restaurants simples mais bien tenus» en passant par les restaurants «de très belle apparence», «renommés pour leur table» et «moyens».

En 1933 enfin, les trois étoiles qui signalent «une des meilleures tables de France-vaut le voyage», concernent toute la France.

(2) En l'espace d'une douzaine d'années, la mutation est sensible. Dans la foulée de Paul Bocuse, premier «jeune chef» de l'après-guerre couronné à moins de 40 ans en 1965, Haeberlin (1967), Troisgros et Barrier (1968), Outhier (1970), Chapel, Pic, Vrinat (Taillevent) et Peyrot (1973), Vergé (1974), Guérard (1977) et Senderens (1978) sont arrivés au sommet. Dans le même temps, des «maisons historiques» telles que La Côte d'Or à Saulieu (Dumaine) en 1964, l'Hostellerie de la Poste (Hure) en 1967, la Mère Brazier au col de la Luère et la Petite Auberge de Noves (Lalleman) en 1968, Lapérouse (Topolinski) en 1969, Maxim's enfin en 1978, ont disparu du «gotha» pour ne pas avoir su changer certaines habitudes ou simplement avoir vieilli.

(3) Le tirage fut de 40.000 en 1900, grimpa à 60.000 les années suivantes, avant de se stabiliser à 100.000 exemplaires dans les années 20.

 

 
Incontournable figure de la cuisine française, la célèbre Mère Brazier.

 
Une grande complicité entre Paul Bocuse, trois étoiles en 1965, et Mado Point, à ce niveau depuis 1933.

 
Constellation avec la «Grande Cuisine Française» : J. Troisgros, Lasserre, Lenôtre, Vergé, Guérard, Bocuse, Outhier, Oliver, Laporte, Barrier, Chapel, Haeberlin, P. Troisgros.

 

Et les autres ?

Lors de la sortie d'une nouvelle édition du guide Michelin, les mouvements chez les étoilés polarisent l'attention des médias. On se refuse pourtant au 46 avenue de Breteuil, à ne voir dans le «livre rouge» qu'un guide de la haute gastronomie.
Depuis l'origine, Bibendum se voulait avant tout «utile aux chauffeurs», en signalant les établissements -des hôtels dans un premier temps, des hôtels et des restaurants ensuite-, dignes de confiance. Rien n'a véritablement changé depuis et dans l'édition de 1996, 6.154 hôtels et 3.858 restaurants (dont 532 étoilés) sont référencés.
Dès 1900 et le tout premier guide, Michelin avait choisi de distinguer les «petits menus pas chers» et les «chambres à tarif modique». Ce souci de «voyager avec son temps» ne s'est jamais démenti. En 1967, Bibendum a créé le «point rouge» (pension à moins de 30 francs, menu à moins de 10 francs) qui deviendra peu après le losange noir, toujours en usage : le «menu simple» est à moins de 20 francs en 1977, à moins de 60 francs en 1987 et à moins de 80 francs en 1996 où1.572 restaurants ont hérité de ce préfixe (41% des établissements référencés). «Michelin veut toujours coller à l'actualité», dit André Trichot, directeur du guide de 1968 à 1985.


L'HÔTELLERIE n° 2500 Hebdo 6 Mars 1997

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