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A la loupe
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A la Table de Bruno à Obernai

Bruno Sohn ne croit plus en son étoile !

Coup de théâtre dans la gastronomie alsacienne : Bruno Sohn quitte son restaurant d'Obernai pour s'expatrier à Hong-kong. Il venait pourtant de décrocher une étoile Michelin.

© O. Lacour
La "gangrène financière" a eu raison de lui : lassé par trois ans de lutte, il jette l'éponge ! Bruno Sohn a mis son restaurant d'Obernai (Bas-Rhin) en redressement judiciaire à l'automne dernier. Quelques mois à peine après l'obtention de son étoile Michelin... A la Table de Bruno a été cédé le 14 décembre. Ce jour-là, Bruno Sohn n'était pas présent au tribunal de grande instance de Saverne pour connaître le jugement qui décidait de la destinée de son affaire : il se trouvait déjà à Hong-kong. Il y a décroché le poste de chef de cuisine à l'hôtel-restaurant Petrus, en remplacement d'Alain Vezeroli, l'élève de Robuchon parti au Taillevent ouvert par le maître à Tokyo. Hong-kong ? "Une place royale : 10 cuisiniers pour 50 places et une paie à la hauteur de l'investissement personnel !", juge d'emblée Bruno Sohn. Rien à voir avec les galères rencontrées en France. L'absence de Bruno Sohn à l'audience du 14 décembre ne signifie pas qu'il ait complètement tourné la page, comme si de rien n'était. Au contraire, son "abandon" a priori très surprenant lui reste en travers de la gorge... et reflète quelques-unes des préoccupations de l'ensemble de la profession. Un monde concentre l'essentiel des rancunes de Bruno Sohn : celui des banquiers. Après trois ans consécutifs de déficit, ils lui ont coupé les vivres.
"L'étoile Michelin a pourtant entraîné une augmentation de 30 % du chiffre d'affaires. Mais ils n'ont rien voulu entendre."

Un exercice de haute voltige
Sur le plan de l'offre, A la Table de Bruno avait engagé un pari osé : le menu unique accompagné d'une carte de vins de seulement 25 références, sur 300 disponibles en cave. Il n'annonçait le menu que le jour même, alors que ses clients réservaient en moyenne une semaine à l'avance : exercice stimulant la création mais aussi de haute voltige. "Dans un rapport de confiance aussi privilégié avec mes hôtes, tout dérapage est interdit", confiait-il encore ce printemps à L'Hôtellerie, dans l'euphorie de son macaron Michelin. Depuis, Bruno Sohn est durement retombé sur terre. Cette formule à risques n'a visiblement pas permis à l'établissement de sortir du rouge. Le chef avait également supprimé le service du midi "pas rentable en grande gastronomie dans une petite ville comme Obernai". Ce qui l'avait amené à réduire le personnel de moitié, passé de 8 à 4 personnes. En fait, La Table de Bruno ne s'est jamais relevée d'une dépense imprévue de 400 000 francs nécessaire à la remise aux normes de la ventilation, que le propriétaire des murs à Obernai n'a pas voulu prendre à sa charge. Ce poids s'est ajouté aux 2 millions de francs d'investissements initiaux. Pour financer ceux-ci, les banques s'étaient montrées compréhensives : elles avaient accordé un prêt d'1,2 million de francs sur sept ans.

Des dépenses imprévues
Dès les premiers signes de déficit, leur ton a changé. Les dépenses imprévues ont placé Bruno Sohn en situation d'interdit bancaire. Il se prive aussi de salaire. Il sollicite alors un nouveau prêt de 500 000 francs. En vain. "Tous les efforts que nous réalisions pour redresser la barre partaient en agios et en frais d'huissier. Et quand la gangrène financière vous ronge, vous ne pouvez pas créer et bien travailler. Décourageant !", déplore-t-il.
D'autres facteurs bien connus de la profession ont semé des embûches. Les charges, tout d'abord. "Ajoutez la masse salariale à nos 40 % de coûts de marchandises nécessaires pour justifier notre réputation de qualité, il ne reste plus grand-chose. Et ceci sans mon salaire, je le rappelle." Clouée au pilori à son tour : la TVA. "Cette différence de 15 % qui se balade dans la nature, c'est déplorable et mortel. La trésorerie trinque et l'on se prive du fonds de roulement qui nous a tant fait défaut. La TVA nous a enfoncés et nous a entraînés dans un cercle vicieux : + de chiffre d'affaires, + de TVA, + de problèmes de trésorerie !" Quant aux 39 heures, elles sont passées au-dessus de la tête de Bruno Sohn. "Le personnel ne s'est jamais posé ce genre de questions. Il s'est investi à fond, 12 heures par jour, de manière volontaire et sans rechigner. Alors leur parler de réduction du temps de travail..."

Un bijou gastronomique
Mais cette mesure a provoqué un impact psychologique chez le chef d'entreprise : "La réduction du temps de travail m'a achevé moralement." C'en était donc trop pour le grand espoir de la gastronomie alsacienne. Bruno Sohn avait transformé une ancienne pizzeria en une winstub de 30 couverts de haut de gamme, un "bijou gastronomique". A 35 ans, il venait de décrocher pour la seconde fois une étoile Michelin. Un honneur que lui avait déjà valu en 1992 son travail au restaurant Au Foyer des Pêcheurs à Illkirch, dans la banlieue de Strasbourg. Après 18 ans de métier - dont un passage par les cuisines du Buerehiesel à Strasbourg et 10 ans en tant que chef d'établissement - il part dans une nouvelle aventure. Son talent s'exporte désormais loin de sa région natale, encore plus loin que ses prévisions. "Je visais plutôt les Etats-Unis. Et j'avais un faible pour New York où s'est installé mon copain Jean-Yves Schillinger. Quand je vois comment son talent est reconnu de l'autre côté de l'Atlantique et comment ses affaires tournent, je mesure le contraste avec la France. Là-bas, pas de charges excessives, l'esprit est libéré pour innover et réussir. Et après cela, on vient nous vanter la reconnaissance de la grande cuisine française à l'étranger. Alors qu'en France, on ne lui donne pas cette chance..." C'est finalement un tuyau de Marc Haeberlin qui amène Bruno Sohn à Hong-kong. L'Alsace continue de figurer en filigrane dans son plan de carrière, mais pas à n'importe quel prix. "J'y reviendrai peut-être un jour, mais ce sera obligatoirement par la grande porte." Bon vent d'Orient, Bruno !
C. Robischon


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L'HÔTELLERIE n° 2652 Hebdo 10 Février 2000

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