Dunkerque
Quelque 800 m2 utiles, plus de 3 000 m2 y compris les espaces publics, les cuisines et les utilités, ces enseignes, calcule le président de la FNIH Philippe Rougeaux, représentent l'équivalent d'une trentaine de petites affaires de moins de 100 m2 telles qu'elles existent en centre-ville. Des affaires de 100 m2, il n'y en a pas trente à proximité, en tout cas pas trente à vivre en bonne santé. "C'est trop à la fois", craint Bernard Prin, vice-président, restaurateur sur la digue de mer. "Nous allons souffrir pendant au moins un an, peut-être davantage, avant de sentir les avantages de ce projet", pense-t-il. Quels avantages ? Le maire de la ville, Michel Delebarre, et le président de la chambre de commerce, Jo Dairin, travaillent ensemble sur ce projet depuis près d'une dizaine d'années. L'idée est de lutter contre l'évasion de la clientèle dunkerquoise (250 000 habitants pour l'agglomération et les cantons limitrophes) vers les commerces de périphérie, et pire encore vers EuraLille - le centre commercial de la Cité Europe auprès du terminal Eurotunnel - ou la Belgique. Les mesures montrent un taux d'évasion de chiffre d'affaires de l'ordre de 45 % des achats de la population. La généralisation des multiplex de cinéma à moins d'une heure de distance a encore accéléré le phénomène, notamment chez les jeunes.
Redonner vie à la cité
En pratique, Dunkerque a entrepris de prolonger son centre-ville depuis la place Jean
Bart, épicentre urbain, jusqu'au plus proche des bassins maritimes à présent
délaissés par la navigation de commerce. Ce projet passe en ligne droite par une rue
piétonne, puis par la place Bollaert jusqu'alors très commerciale et équipée d'un
vaste parking de surface, et enfin vers les quais et le pôle Marine à travers un jardin
public. Le pôle Marine, ouvert à la mi-novembre, est un centre de commerces de moyennes
surfaces spécialisées et de restauration à thème autour d'un complexe de vingt salles
de cinéma. Bollaert, sous une halle vitrée, accueillera de plus petits commerces, y
compris éventuellement en restauration, et une moyenne surface alimentaire. Avec ce pari,
avec aussi la création d'un pôle universitaire qui regroupe aujourd'hui une petite
dizaine de milliers d'étudiants, le maire de Dunkerque entend redonner vie à un
centre-ville à l'évidence trop peu attractif. Le concept s'inscrit également dans un
remariage de la ville avec la mer, un dessein de l'urbaniste britannique Rogers, auteur
notamment de la renaissance de Baltimore sur la côte est-américaine. Au-delà, c'est un
projet de longue haleine passant par la réhabilitation de la voirie comme du bâti - une
architecture plébéienne héritée des urgences de l'après-guerre - pour redonner une
vraie ville à la population. Le pari n'est pas mince pour les entreprises qui
s'implantent. L'Américain AMC, exploitant du multiplex, tente là sa première aventure
transatlantique. Dans ses bagages, Léon, Hippopotamus et Pizza Del Arte ne pourront vivre
que si une clientèle extérieure à la ville conforte le fonds de commerce local,
supposé revigoré par AMC. L'association entre l'enseigne les Trois Brasseurs et le
franchisé Bernard Happiette, auteur de succes stories à la file et surtout d'un colossal
banco en micro-brasserie à la Cité Europe, semble promise à un nouveau hit. Mais là
encore, l'investissement suppose le développement d'un chiffre d'affaires important. On
parlait de 1,2 million de visiteurs par an espérés voici un an ; à présent avec la
multiplication des multiplex dans le Nord-Pas-de-Calais, une première année avec 800 000
entrées serait déjà un beau résultat.
Face à cela, les professionnels locaux se sentent bien petits. Tout près du pôle
Marine, on craint un peu et on espère à la fois. On craint l'effet de capture de la
clientèle, la période de curiosité des premiers mois, les changements d'habitude,
particulièrement le midi. Mais on espère bien profiter de la manne du soir, avec ses
propres armes. L'Estaminet Flamand, le pub à la McArthur, et le restaurant de poisson
L'Islandais, aux premières loges face à Marine, se sont tous fait une place au soleil.
L'Islandais vient d'un vieux nom dunkerquois, évoquant des pêcheurs, et l'établissement
est décoré de voilures et maquettes. Eric Lebrun y a investi voici deux ans et demi et y
capitalise la sympathie gagnée pendant des années dans la salle du Saint-Eloi, un autre
classique local ancré dans le centre de la ville. Il a choisi son créneau. Fermer deux
jours par semaine, et travailler tard le soir, quand les autres ferment. Pas béat
d'espoir ; "je préfère être optimiste", dit-il. "Nous sommes
bien placés. Le passage va me faire de la pub. Notre vitrine avec ses maquettes attire
l'il des nouveaux venus. Et ma plus belle pub, ce sont encore les clients du
McArthur qui voient notre devanture." Fera-t-il des forfaits film plus repas ?
"Non, car je ne veux pas compromettre la clientèle que je sers déjà. Je préfère
rester en retrait, profiter de la proximité du multiplex et du parking face à ma
vitrine, en conservant mon propre profil." Mitoyen de l'Islandais, le McArthur de
Nicole Pirot est devenu une petite institution locale. Cuisine simple et bonne, belle
charcuterie, belle sole, bonne bière, ambiance pub chaleureuse, proximité du port et des
industries à l'entrée de la ville. C'est ce capital qu'il faudra défendre en soirée
comme le midi face au nouveau concurrent direct, les Trois Brasseurs.
Ces deux adresses, fausses jumelles, se renvoient manifestement la même clientèle de
jour en jour et de soir en soir.
Adresses complémentaires
A un quart de mille au nord-est, l'Estaminet Flamand s'est fait une clientèle solide
aussi, moins fortunée, plus jeune, terroir tout autant, avec sa planche et sa bière pour
moins de cent francs, son ambiance musique et déco régionales. A cent mètres de
l'entrée du multiplex, la patronne peut y croire aussi. Tout en gardant l'il rivé
sur son chiffre d'affaires les premières semaines. A cinq minutes à pied au nord, la rue
de l'amiral Ronarch fait le lien entre l'artère commerciale centrale et les quais. Côté
mer, Guy Sabau, le patron de la Sirène, un restaurant de fruits de mer et poissons fins
plutôt à 200-250 F qu'à 100 F, pense attirer une autre clientèle et reste confiant.
"Cela ne peut qu'attirer du monde", juge-t-il laconiquement. Plus
balancée, sa consur Christine Hornoy de La Gourmandière veut "tenir le cap
: bien soigner le client, montrer la fraîcheur, varier les menus, maintenir les prix".
Cette petite affaire joue autour de 110 F le ticket avec quatre menus du jour "pour
être sûr de trouver le goût de chacun". Christine Hornoy a trouvé sa
clientèle mais veut rester en éveil. "La concurrence va venir. Il faudra
évoluer. Notre carte est peut-être d'offrir un cadre plus intime et un vrai choix, alors
que les nouveaux venus seront tous très ciblés. Mais il faudra trouver du nouveau pour
séduire, renouveler notre offre, réagir, être attentif." Sur la digue de mer,
loin de là, on s'interroge. La clientèle qui sortait le soir sur la digue
reprendra-t-elle sa voiture pour retrouver la mer ? "Nous ne pouvons pas lutter
contre Hippo et Léon", disent certains. "Cette clientèle de toute
façon serait partie ailleurs", rétorquent les optimistes. A la Pelle à Tarte -
un ticket moyen à 100 F le plat, café et boissons -, le patron se montrait très
confiant après une bonne saison. A Dunkerque, on prend les paris. Les gens du cru
vont-ils abandonner le roi des moules, empereur de la digue pour embrasser un Léon ?
L'arbitrage pourrait bien se faire au niveau du prix. Une moule-frites à Dunkerque, c'est
près de deux fois moins cher qu'à Paris.
Tous ces acteurs sont dans l'incertitude mais gardent espoir. D'autres souffrent déjà,
Marine ou pas. Beaucoup sont au bord du gouffre, certains y plongent déjà carrément. Le
président du syndicat parle d'une "grande inquiétude" ambiante, mais
estime que "de toute manière, au lieu de se laisser crever, il fallait faire
quelque chose". Quelques-uns vivent un mauvais rêve éveillé, au cur du
problème. Place Bollaert, les travaux se traînent. Une palissade fait le tour du
parking, délimitant la zone des travaux. Derrière la palissade, c'est plutôt calme.
Manque de commercialisation effective des surfaces ? Les riverains ont le sentiment que le
promoteur traîne délibérément. D'une seule voix, les patrons des deux bistrots
riverains, Gilbert Wullens du Gruber et Michel Jacobsoone du Wilson, citent Gérard
Mulliez, le patron d'Auchan : no parking, no business.
No parking, no business
En effet, avant les événements, ces deux bonnes affaires travaillaient encore assez bien
le midi, mais attendaient le chaland le matin, l'après-midi, et le soir. "J'ai
investi un million dans l'amélioration de mon affaire, et j'emploie deux barmen",
proteste Gilbert Wullens. Tous deux ont été des opposants de la première heure, ont
lancé deux pétitions, une première de proximité (90 % de refus pour les projets Marine
et surtout Bollaert), une seconde consultation par huissier à 1 500 adresses dans
l'agglomération. 450 réponses sont revenues, dont 90 % de négatives, assure Michel
Jacobsoone. "Nous n'avons pas été écoutés, ni par la ville ni par la CCI",
jettent-ils, désabusés. "On nous tue. J'avais une belle terrasse. Elle ne sert
plus à rien. On va me construire à dix ou onze mètres de distance une halle de neuf
mètres de haut. Où sera mon soleil ?", renvoie Gilbert Wullens. Du bout des
lèvres, l'un comme l'autre veulent espérer que l'avenir de Bollaert apportera quand
même du positif. Encore faudrait-il savoir de quoi le second pôle, Bollaert, sera
vraiment fait. Il est manifestement plus difficile à remplir, et plus générateur de
conflits que Marine, en raison du contact direct avec le tissu urbain profond. La
restauration ne devrait pas y être importante, sinon absente. La palissade est là, en
attendant que les travaux avancent.
A. Simoneau
Les travaux de construction du parking devant le centre Marine.
Attirer la clientèle grâce entre autres à deux pubs installés côte à côte,
complémentaire l'un de l'autre.
Concertation ?Les opposants garderont longtemps rancune de ce que Michel Jacobsoone appelle une absence de concertation. "Avec la chambre de commerce, il faut être d'accord..." Leur bête noire, Pierre Baert, élu consulaire, membre du bureau de la chambre, militant de longue date de la politique de qualité et commerçant en banlieue de la ville, vient d'être nommé directeur du pôle Marine. Recevant avec le président de la CCI une délégation de restaurateurs autour du syndicat, il a affirmé vouloir lier toute action de promotion du centre Marine à la promotion du centre-ville, puisque le fond même du concept qui préside à l'opération est de renforcer le centre-ville par une attraction supplémentaire, et non de créer une nouvelle force centrifuge. Les adversaires devront coopérer avec ceux qu'ils voient aujourd'hui porter la robe du bourreau. |
L'HÔTELLERIE n° 2644 16 Décembre 1999