Pierre Darrieumerlou
Autant de passion pour un métier n'est certainement pas le fruit du hasard. C'est à Bidache, à l'Hôtel Basque, que Pierre a vu le jour. Son père, négociant en bestiaux, laisse sa femme gérer seule cette maison qui, aux dires du petit Pierre, l'accaparait certainement trop pour que ses fils aient envie de faire le même métier à l'époque. N'avaient-ils pas juré de ne jamais être restaurateurs ? Balivernes ! Quand Pierre, à 19 ans, quitte le lycée de Bayonne, c'est pour partir loin : il en a assez des études, assez de Bidache, il veut voir du pays, faire autre chose, c'est une tradition chez les Basques, savoir partir pour quelquefois mieux pouvoir revenir.
Le contact avec les gens
C'est la mer qui prend l'homme et devançant l'appel dans la marine marchande, il embarque
en 1954 sur le paquebot Indochine où la chance le met sur la route d'hommes qui sauront
lui transmettre un savoir-être, un savoir-faire qui le marqueront à jamais. Il est en
salle, apprend découpage, flambage. "J'ai tout de suite adoré le contact avec
les gens", un monde qu'il découvre et qu'il aime. Sa voie est alors tracée. Une
fois le service militaire achevé, c'est tout naturellement qu'il embarque pour l'Afrique
noire à bord du Foucault. Sa passion pour ce métier se remarque vite et c'est dans la
salle à manger de première classe que l'on confie à Pierre de nouvelles
responsabilités. "J'ai découvert alors un autre monde, j'ai appris à faire un
si beau service, nous vivions dans l'excellence. Que de merveilleux souvenirs
professionnels !" Plusieurs années durant, c'est sur les mers que le jeune
Basque exercera avant de revenir sur terre, de se marier et de se sédentariser. C'est
alors tout naturellement à Paris qu'il va tenter sa chance. Là, les portes s'ouvrent
très facilement à ce jeune Basque dont le bagage professionnel est de très grande
qualité. Nouvelle aventure pour Pierre qui va, une fois de plus, découvrir un autre
monde, chez Lucas Carton, place de la Madeleine. Le souvenir exprime encore son
émerveillement. "La qualité du service était exceptionnelle !" C'est
en frac qu'il accueille les clients... "C'est là que j'ai porté mes premières
chemises plastronnées", se souvient-il.
Une idée en tête : s'installer
Une très belle étape professionnelle mais l'appel du pays est fort et il rentre pour une
saison à Biarritz avant de revenir à Paris où il passera 12 ans au Lido. Situé au 78
Champs-Elysées, le Lido, à l'époque, ne reçoit que la très belle clientèle envoyée
par les concierges des palaces. Là encore, un très beau service pour de nombreuses
têtes couronnées. L'occasion pour Pierre de tisser de nombreux liens d'amitié avec ses
clients qu'il ne cessera de retrouver par la suite. Au fil de sa carrière, on retrouvera
Pierre chez Laporte à Biarritz. Au-delà de l'activité du restaurant le plus renommé de
la station balnéaire, ce sont les fêtes fantastiques à organiser au casino qui le
marquent et c'est là aussi qu'il découvre un "gamin qui accompagnait son père
venant livrer les fraises et qui passait des heures à regarder, émerveillé, les
cuisiniers travailler". Ce "gamin" n'était autre que Gabriel Biscaye,
MOF, qui, après avoir quitté la direction des cuisines de la Maison Prunier à Paris,
devrait reprendre le restaurant de Pierre. "C'est un surdoué de la cuisine,
explique ce dernier. Un homme de cur, rigoureux, travailleur. Un Basque, comme un
frère pour moi." Retour à Paris avec une idée en tête : orienter sa carrière
pour pouvoir, à terme, s'installer. Il passera ainsi 5 ans au restaurant La Fontaine
Gaillon. Un challenge de taille. "Quand je suis arrivé, nous servions 20 couverts
par jour !" Il fallait trouver une solution, Pierre la trouve. Une année plus
tard, il servait une moyenne de 120 couverts tous les soirs. Une fois l'équipe au point,
Pierre ne tient plus en place. Ce métier est sa passion. "Je voyais le temps
passer et refusais de finir comme un vieux maître d'hôtel aigri qui n'a plus envie
d'encourager les jeunes, il fallait que moi aussi je crée quelque chose pour garder
intact le bonheur quotidien que j'avais à faire ce métier." Le restaurant qu'il
avait dirigé place Gaillon avait été un excellent galop d'essai et c'est dans des
caves, dans le quartier parisien de Saint-Augustin, qu'il ouvrit son premier restaurant,
l'Isard.
Deuxième création : La Table de Pierre
Succès immédiat, les clients du Lido avec qui il s'était lié d'amitié viennent
nombreux et très vite l'Isard devient un lieu connu du Tout-Paris tant politique
qu'artistique. Pierre a réussi son pari, il est heureux, six années durant : "S'installer
c'est prendre et assumer les risques seul mais la réussite d'un restaurant ce n'est
jamais celle d'un homme seul, c'est toujours celle d'une équipe qu'on a su motiver. Une
affaire, c'est un beau gâteau qu'il faut savoir partager ; malheureusement aujourd'hui,
c'est de plus en plus difficile parce que les affaires ne dégagent pas assez de marge
pour donner au personnel les niveaux de salaires qu'ils méritent",
explique-t-il. La motivation, la formation des jeunes, sont autant de sujets qui
passionnent Pierre Darrieumerlou. "Il y a des jeunes fantastiques, travailleurs
qui finissent pourtant par se sentir frustrés parce qu'ils ne reçoivent pas assez en
retour. Ce n'est pas un hasard si avant on trouvait davantage de gens passionnés pour ce
métier, les gens gagnaient beaucoup mieux leur vie et il leur était beaucoup plus facile
de transmettre leur passion, de former les jeunes."
Une fois l'Isard vendu, Pierre ne reste pas longtemps tranquille, il n'a qu'une idée en
tête : revenir aux affaires. Deux ans après, c'est avec Gabriel Biscaye comme partenaire
et un autre ami, qu'il se lance dans une nouvelle aventure. Mais là, Pierre s'est
emballé vite, trop vite, c'est le début de la crise et il n'a rien vu venir ; le succès
de l'Isard l'a un peu grisé. Il rachète place Péreire à Paris le restaurant de Michel
Comby, un bel emplacement certes mais il le paye trop cher, il y a trop de travaux à
réaliser, les délais ne sont pas respectés, le fonds de clientèle est bien maigre et
avant même d'avoir ouvert, avant de l'avoir baptisé La Table de Pierre, il part d'un
mauvais pied.
Respecter les clients !
Pierre se souvient des mauvais résultats, des courriers de l'Urssaf, des factures à
payer alors que la trésorerie ne le permet pas, des rappels de la banque, des nuits
blanches. "Là j'ai compris qu'un commerçant honnête pouvait un jour se tirer
une balle dans la tête, se souvient-il. Les requins vous guettent pour récupérer
à bas prix ce que vous avez payé cher, trop cher et pour vous confisquer le fruit de
votre travail." Pierre est accablé, affolé mais il ne capitulera pas. "Je
n'ai jamais fait ce métier pour être riche alors ça tombait bien... Ma seule richesse,
c'était ma passion pour ce métier et l'amour des miens. C'est là que j'ai puisé mon
énergie et ma femme Jacqueline a été pour moi le moteur du sauvetage du restaurant."
Très vite il prend et assume les décisions qui s'imposent : réorganisation du
restaurant, réduction du personnel, simplification de la carte, renégociation avec les
banques ; à 60 ans, Pierre repart à zéro. "J'ai été entouré de
collaborateurs exceptionnels pour passer cette épreuve", se souvient-il. Et de
citer, entre autres, Alain Carrère, son cuisinier : "Un grand Monsieur, précise-t-il.
Créatif, travailleur et fabuleux cuisinier."
Pierre ne se sert pas de salaire quand La Table de Pierre n'en a pas les moyens. "Je
ne suis pas un homme d'argent, je me sentais tellement responsable de cette situation, je
n'avais pas vu venir la crise. J'avais mon honneur en jeu." Petit à petit, les
choses se sont mises en place. "J'ai toujours pu respecter mes engagements
vis-à-vis de la banque, des fournisseurs, de mon personnel sans jamais léser mes clients",
précise-t-il avec fierté.
Aussi aujourd'hui, quand il voit cette salle pleine, qu'il passe de table en table pour
saluer ses clients, une attention particulière pour chacun, il exulte. "Quand je
suis venu la première fois y déjeuner avant d'acheter, il n'y avait que 6 clients."
Aujourd'hui, il y en a 60... et ne parlons pas des soirs de matches de rugby où la 3e
mi-temps se termine avec le lever du soleil. "Quand je vois une salle vide, je
souffre et je m'interroge, explique-t-il. C'est l'affaire dans laquelle j'ai le
plus donné de moi-même, mais c'est comme un enfant difficile, on donne beaucoup et quand
on le voit sorti d'affaire, c'est celui dont on est le plus fier... c'est le préféré."
A 66 ans maintenant, Pierre sait qu'il faut savoir se retirer mais avec quel plaisir il
évoque le chemin parcouru. "46 ans de bonheur." De ce métier qui n'a
cessé de le combler, il peut parler des heures. "C'est le plus beau métier du
monde mais il ne faut pas le faire pour de l'argent, il ne vous comble que si vous aimez
les gens."
L'avenir de la restauration ? Il se sent plus proche de Pierre Gagnaire. "Un homme
d'honneur, de grand talent pour qui j'ai le plus grand respect, la plus grande admiration."
Et s'inquiète du développement des groupes : "Il ne faut pas que la restauration
ressemble à l'industrie et ne soit qu'un centre de profits qui privilégie l'intérêt
des actionnaires à celui des clients. Respectons dans ce métier la place de l'homme, la
place du cur." Dans quelques semaines, Pierre partira officiellement mais
tous savent qu'il ne pourra se passer de quelques escapades place Péreire, pour saluer
les clients, pour humer les odeurs qui montent de la cuisine, pour sentir la tension du
coup de feu. Un seul regret pour Pierre : "Ne pas avoir dix ans de moins pour
avoir encore la pêche et continuer..."
PLN
Sa vie en 4 dates18/11/1933 : naissance à
Bidache, à l'Hôtel Basque. |
L'HÔTELLERIE n° 2640 Hebdo 18 Novembre 1999