Actualités

A la loupe
__________

Pierre Darrieumerlou

46 années de métier et de bonheur

Le 18 novembre, Pierre Darrieumerlou aura 66 ans dont "46 années de métier et de bonheur d'avoir reçu et d'avoir donné". Le patron du restaurant parisien de la place Péreire, La Table de Pierre, tirera alors sa révérence en remettant sûrement les clefs de sa maison à Gabriel Biscaye, un autre Basque. Une manière pour lui de ne
pas partir complètement. Belle histoire d'hommes, de cœur, de passion autour d'un métier : la restauration.

Autant de passion pour un métier n'est certainement pas le fruit du hasard. C'est à Bidache, à l'Hôtel Basque, que Pierre a vu le jour. Son père, négociant en bestiaux, laisse sa femme gérer seule cette maison qui, aux dires du petit Pierre, l'accaparait certainement trop pour que ses fils aient envie de faire le même métier à l'époque. N'avaient-ils pas juré de ne jamais être restaurateurs ? Balivernes ! Quand Pierre, à 19 ans, quitte le lycée de Bayonne, c'est pour partir loin : il en a assez des études, assez de Bidache, il veut voir du pays, faire autre chose, c'est une tradition chez les Basques, savoir partir pour quelquefois mieux pouvoir revenir.

Le contact avec les gens
C'est la mer qui prend l'homme et devançant l'appel dans la marine marchande, il embarque en 1954 sur le paquebot Indochine où la chance le met sur la route d'hommes qui sauront lui transmettre un savoir-être, un savoir-faire qui le marqueront à jamais. Il est en salle, apprend découpage, flambage. "J'ai tout de suite adoré le contact avec les gens", un monde qu'il découvre et qu'il aime. Sa voie est alors tracée. Une fois le service militaire achevé, c'est tout naturellement qu'il embarque pour l'Afrique noire à bord du Foucault. Sa passion pour ce métier se remarque vite et c'est dans la salle à manger de première classe que l'on confie à Pierre de nouvelles responsabilités. "J'ai découvert alors un autre monde, j'ai appris à faire un si beau service, nous vivions dans l'excellence. Que de merveilleux souvenirs professionnels !" Plusieurs années durant, c'est sur les mers que le jeune Basque exercera avant de revenir sur terre, de se marier et de se sédentariser. C'est alors tout naturellement à Paris qu'il va tenter sa chance. Là, les portes s'ouvrent très facilement à ce jeune Basque dont le bagage professionnel est de très grande qualité. Nouvelle aventure pour Pierre qui va, une fois de plus, découvrir un autre monde, chez Lucas Carton, place de la Madeleine. Le souvenir exprime encore son émerveillement. "La qualité du service était exceptionnelle !" C'est en frac qu'il accueille les clients... "C'est là que j'ai porté mes premières chemises plastronnées", se souvient-il.

Une idée en tête : s'installer
Une très belle étape professionnelle mais l'appel du pays est fort et il rentre pour une saison à Biarritz avant de revenir à Paris où il passera 12 ans au Lido. Situé au 78 Champs-Elysées, le Lido, à l'époque, ne reçoit que la très belle clientèle envoyée par les concierges des palaces. Là encore, un très beau service pour de nombreuses têtes couronnées. L'occasion pour Pierre de tisser de nombreux liens d'amitié avec ses clients qu'il ne cessera de retrouver par la suite. Au fil de sa carrière, on retrouvera Pierre chez Laporte à Biarritz. Au-delà de l'activité du restaurant le plus renommé de la station balnéaire, ce sont les fêtes fantastiques à organiser au casino qui le marquent et c'est là aussi qu'il découvre un "gamin qui accompagnait son père venant livrer les fraises et qui passait des heures à regarder, émerveillé, les cuisiniers travailler". Ce "gamin" n'était autre que Gabriel Biscaye, MOF, qui, après avoir quitté la direction des cuisines de la Maison Prunier à Paris, devrait reprendre le restaurant de Pierre. "C'est un surdoué de la cuisine, explique ce dernier. Un homme de cœur, rigoureux, travailleur. Un Basque, comme un frère pour moi." Retour à Paris avec une idée en tête : orienter sa carrière pour pouvoir, à terme, s'installer. Il passera ainsi 5 ans au restaurant La Fontaine Gaillon. Un challenge de taille. "Quand je suis arrivé, nous servions 20 couverts par jour !" Il fallait trouver une solution, Pierre la trouve. Une année plus tard, il servait une moyenne de 120 couverts tous les soirs. Une fois l'équipe au point, Pierre ne tient plus en place. Ce métier est sa passion. "Je voyais le temps passer et refusais de finir comme un vieux maître d'hôtel aigri qui n'a plus envie d'encourager les jeunes, il fallait que moi aussi je crée quelque chose pour garder intact le bonheur quotidien que j'avais à faire ce métier." Le restaurant qu'il avait dirigé place Gaillon avait été un excellent galop d'essai et c'est dans des caves, dans le quartier parisien de Saint-Augustin, qu'il ouvrit son premier restaurant, l'Isard.

Deuxième création : La Table de Pierre
Succès immédiat, les clients du Lido avec qui il s'était lié d'amitié viennent nombreux et très vite l'Isard devient un lieu connu du Tout-Paris tant politique qu'artistique. Pierre a réussi son pari, il est heureux, six années durant : "S'installer c'est prendre et assumer les risques seul mais la réussite d'un restaurant ce n'est jamais celle d'un homme seul, c'est toujours celle d'une équipe qu'on a su motiver. Une affaire, c'est un beau gâteau qu'il faut savoir partager ; malheureusement aujourd'hui, c'est de plus en plus difficile parce que les affaires ne dégagent pas assez de marge pour donner au personnel les niveaux de salaires qu'ils méritent", explique-t-il. La motivation, la formation des jeunes, sont autant de sujets qui passionnent Pierre Darrieumerlou. "Il y a des jeunes fantastiques, travailleurs qui finissent pourtant par se sentir frustrés parce qu'ils ne reçoivent pas assez en retour. Ce n'est pas un hasard si avant on trouvait davantage de gens passionnés pour ce métier, les gens gagnaient beaucoup mieux leur vie et il leur était beaucoup plus facile de transmettre leur passion, de former les jeunes."
Une fois l'Isard vendu, Pierre ne reste pas longtemps tranquille, il n'a qu'une idée en tête : revenir aux affaires. Deux ans après, c'est avec Gabriel Biscaye comme partenaire et un autre ami, qu'il se lance dans une nouvelle aventure. Mais là, Pierre s'est emballé vite, trop vite, c'est le début de la crise et il n'a rien vu venir ; le succès de l'Isard l'a un peu grisé. Il rachète place Péreire à Paris le restaurant de Michel Comby, un bel emplacement certes mais il le paye trop cher, il y a trop de travaux à réaliser, les délais ne sont pas respectés, le fonds de clientèle est bien maigre et avant même d'avoir ouvert, avant de l'avoir baptisé La Table de Pierre, il part d'un mauvais pied.

Respecter les clients !
Pierre se souvient des mauvais résultats, des courriers de l'Urssaf, des factures à payer alors que la trésorerie ne le permet pas, des rappels de la banque, des nuits blanches. "Là j'ai compris qu'un commerçant honnête pouvait un jour se tirer une balle dans la tête, se souvient-il. Les requins vous guettent pour récupérer à bas prix ce que vous avez payé cher, trop cher et pour vous confisquer le fruit de votre travail." Pierre est accablé, affolé mais il ne capitulera pas. "Je n'ai jamais fait ce métier pour être riche alors ça tombait bien... Ma seule richesse, c'était ma passion pour ce métier et l'amour des miens. C'est là que j'ai puisé mon énergie et ma femme Jacqueline a été pour moi le moteur du sauvetage du restaurant." Très vite il prend et assume les décisions qui s'imposent : réorganisation du restaurant, réduction du personnel, simplification de la carte, renégociation avec les banques ; à 60 ans, Pierre repart à zéro. "J'ai été entouré de collaborateurs exceptionnels pour passer cette épreuve", se souvient-il. Et de citer, entre autres, Alain Carrère, son cuisinier : "Un grand Monsieur, précise-t-il. Créatif, travailleur et fabuleux cuisinier."
Pierre ne se sert pas de salaire quand La Table de Pierre n'en a pas les moyens. "Je ne suis pas un homme d'argent, je me sentais tellement responsable de cette situation, je n'avais pas vu venir la crise. J'avais mon honneur en jeu." Petit à petit, les choses se sont mises en place. "J'ai toujours pu respecter mes engagements vis-à-vis de la banque, des fournisseurs, de mon personnel sans jamais léser mes clients", précise-t-il avec fierté.
Aussi aujourd'hui, quand il voit cette salle pleine, qu'il passe de table en table pour saluer ses clients, une attention particulière pour chacun, il exulte. "Quand je suis venu la première fois y déjeuner avant d'acheter, il n'y avait que 6 clients." Aujourd'hui, il y en a 60... et ne parlons pas des soirs de matches de rugby où la 3e mi-temps se termine avec le lever du soleil. "Quand je vois une salle vide, je souffre et je m'interroge, explique-t-il. C'est l'affaire dans laquelle j'ai le plus donné de moi-même, mais c'est comme un enfant difficile, on donne beaucoup et quand on le voit sorti d'affaire, c'est celui dont on est le plus fier... c'est le préféré."
A 66 ans maintenant, Pierre sait qu'il faut savoir se retirer mais avec quel plaisir il évoque le chemin parcouru. "46 ans de bonheur." De ce métier qui n'a cessé de le combler, il peut parler des heures. "C'est le plus beau métier du monde mais il ne faut pas le faire pour de l'argent, il ne vous comble que si vous aimez les gens."
L'avenir de la restauration ? Il se sent plus proche de Pierre Gagnaire. "Un homme d'honneur, de grand talent pour qui j'ai le plus grand respect, la plus grande admiration." Et s'inquiète du développement des groupes : "Il ne faut pas que la restauration ressemble à l'industrie et ne soit qu'un centre de profits qui privilégie l'intérêt des actionnaires à celui des clients. Respectons dans ce métier la place de l'homme, la place du cœur." Dans quelques semaines, Pierre partira officiellement mais tous savent qu'il ne pourra se passer de quelques escapades place Péreire, pour saluer les clients, pour humer les odeurs qui montent de la cuisine, pour sentir la tension du coup de feu. Un seul regret pour Pierre : "Ne pas avoir dix ans de moins pour avoir encore la pêche et continuer..."
PLN

Sa vie en 4 dates

18/11/1933 : naissance à Bidache, à l'Hôtel Basque.
14/03/1954 : départ sur l'Indochine
Janvier 1991 : création de La Table de Pierre
17/06/1997 : mariage avec Jacqueline : "La femme de ma vie."


L'HÔTELLERIE n° 2640 Hebdo 18 Novembre 1999

L'Application du journal L'Hôtellerie Restauration
Articles les plus lus...
 1.
 2.
 3.
 4.
 5.
Le journal L'Hôtellerie Restauration

Le magazine L'Hôtellerie Restauration