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n Chez les étoilés Michelin

Quand les grands chefs se diversifient

Poussés par un manque de rentabilité, nos grands chefs sortent parfois de leurs cuisines et se montrent omniprésents. Qui d'écrire des livres, qui de développer du conseil, qui de faire de la publicité, qui de créer sa boutique,... les talents médiatiques des toques blanches médaillées égalent parfois leurs talents culinaires. Mais, tous n'optent pas pour cette diversification de leur métier.

Dégustez un homard dans un trois étoiles Michelin, et c'est sur une marge de 2% maximum, soit moins de 10 francs, que le chef pratique son art. Commandez une quenelle dans une bonne brasserie et en cuisine, on s'ébroue sur une marge de 10%. Voilà, tout est dit... La polémique tourne alors autour d'une grande question : les ténors de la gastronomie française sont-ils condamnés à vendre leur image et leur savoir-faire en-dehors de leurs établissements ? Une chose est sûre, histoire de bousculer les idées reçues : la plupart des grands chefs sont loin d'être de doux artistes volant sur leur nuage. Ils sont au contraire de redoutables gestionnaires et chefs d'entreprise générant souvent plusieurs dizaines de millions de francs de recettes. Ceci n'enlève rien à leur talent. Au contraire.

Conseil, publicité, médias...

Qu'en pense Bernard Loiseau ? Il vient justement d'emprunter 13 millions de francs pour faire construire dix nouvelles chambres. "Tout va très bien !... Mon restaurant est à moi ; il tourne on ne peut mieux ; mais il ne gagne pas d'argent. Alors, je vends mon nom à des publicitaires et je diversifie ma production. Avec nos restaurants, nous les chefs, nous sommes dans la même situation que les grands couturiers. Ce ne sont pas les robes à 250.000 F qui rapportent à la marque : c'est le prêt-à-porter, les parfums et les bijoux vendus en supermarchés ! Pour moi, c'est pareil... Alors je suis conseiller du Groupe Unilever, de Perrier Jouët, du Savour-Club et ainsi de suite... J'ai même monté "Bernard-Loiseau-Consulting", pour répondre à toutes les demandes ayant trait au conseil, à la publicité et à la communication. C'est avec l'argent généré par cette société que je vis ; pas avec mon restaurant." Du côté de Roanne, on nourrit un point de vue différent. Cette année, la troisième génération Troisgros fête les 30 ans de trois étoiles Michelin du restaurant familial. Michel Troisgros explique : "Chaque cas est spécifique, même dans les trois étoiles ! Il y a le restaurant parisien, il y a la maison de légende de province, il y a ceux qui ont des emprunts très lourds sur le dos, il y a ceux qui sont restés sages, d'autres qui sont aussi hôteliers... Mais de là à dire que vendre son image est une nécessité, c'est un peu fort !... Si l'on veille à ce que les charges salariales et les emprunts ne soient pas trop lourds : c'est viable. Le reste c'est la cerise sur le gâteau."

Des restaurants rentabilisables

Il y a donc des chefs qui sont d'accord de sortir de leur cuisine et d'aller où on les appelle. D'ailleurs, régulièrement, les critiques gastronomiques cherchent à leur reprocher ces "manquements" et tentent de les faire rentrer dans le rang. Peine perdue. D'autres maîtres de la cuisine préfèrent concentrer leur art uniquement sur leurs fourneaux, malgré les appels de la sirène publicité. C'est le cas d'Antoine Westermann avec son restaurant Buerehiesel à Strasbourg. "C'est vrai que les marges d'un grand restaurant oscillent entre 2 et 3%, mais ce n'est pas un problème. Le tout est de savoir si l'on est raisonnablement "gourmand", ou non. La marge dégagée en fin d'année est une chose, mais tout ce que l'on se donne (comme salaires et autres rémunérations) pendant l'année en est une autre... Cela dit, la gestion d'un grand restaurant est une affaire serrée. Mais, de nos jours, qui n'est pas contraint à la vigilance...? Il n'en reste pas moins qu'avec une gestion saine, des investissements maîtrisés, et des réactions de chef d'entreprise, un restaurant trois étoiles est une entreprise qui rapporte de l'argent. C'est mon cas et j'en suis fier." Ces grands restaurants sont effectivement de véritables PME. En moyenne, un restaurant trois étoiles a un chiffre d'affaires qui tourne autour de 21 millions de francs par an (sur une dizaine d'exemples) pour près de 23.000 couverts servis. Ceci établit le prix moyen du repas à environ 900 F, mais certaines tables oscillent à 30% de plus. "Maintenant, libre à tout un chacun de faire marcher sa calculette comme bon lui semble", dit un grand cuisinier. Mais, comme le soulignent quelques chefs : si certains arrivent à rembourser des millions de francs d'investissements par mois, c'est que c'est rentable. Néanmoins, dans la grande restauration, les investissements, même raisonnables, ne sont pas du même ordre que ceux engagés dans le resto du coin. A titre d'exemple, Jacques Lameloise à Chagny a préféré attendre six ans avant de faire refaire sa réception et ses toilettes car le montant de la facture était de 2 millions de francs. Evidemment, face à de tels frais quelques prestations à l'étranger pour un cachet de 10 à 30.000 F par jour peuvent aider. Encore faut-il qu'on vous le demande. A ce propos Jacques Lameloise a une réponse en forme de cri du cœur : "Moi je suis très à l'aise pour parler de ça, car je ne suis pas très médiatique. En revanche le taux d'occupation de mon restaurant est parmi les meilleurs."

3 heures de main-d'œuvre par couvert servi

Où finit la gastronomie et où commence le luxe ? Pour le consommateur, une chose est certaine : "dans la grande restauration, on trouve un très bon rapport qualité prix puisque les marges y sont faibles alors qu'on y travaille les meilleurs produits, donc les plus chers", pense un habitué des grandes tables, bien que les chefs ont appris à utiliser des produits moins nobles que par le passé. C'est aussi dans les grandes maisons que l'on trouve la plus forte main-d'œuvre à valeur ajoutée. Chez Georges Blanc à Vonnas, cela représente entre 2,5 et 3 heures de main-d'œuvre par couvert servi. Tout cela réclame donc tout autant de talent culinaire que d'aptitude à la fine gestion. C'est en tout cas le point de vue des jeunes promus, Jacques et Laurent Pourcel à Montpellier. Ils ont déjà décidé de ne rien changer à leurs prix avant de voir comment allaient s'harmoniser l'ancienne et la nouvelle clientèle. Le succès ne leur est pas encore monté à la tête. Quant à la vente de leur nom, ils sont formels: "Ce n'est pas une position saine que de devoir vendre son nom à l'extérieur de son restaurant pour que ce dernier soit en équilibre. Si vendre son nom améliore sa rentabilité, c'est tant mieux. Mais avant cela, il doit être viable tout seul." Il est clair que les grands noms de la restauration choisissent ou non de se diversifier. Mais, quelles que soient leur motivation et aussi leurs difficultés à rentabiliser leur affaire, ils semblent tous heureux de leur sort. On le serait à moins.

E. Fernagut


L'HÔTELLERIE n° 2561 Supplément Economie 14 Mai 1998

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