Le Channel est l'une des plus belles affaires de la côte d'Opale. José et Monique Crespo passent en douceur le relais à leurs deux fils Jérôme et Arnaud Crespo.
Alain Simoneau
Monique et Iris Crespo, assises. Debout, de gauche à
droite, Arnaud, sommelier, José et Jérôme Crespo, chefs de cuisine.
C'est fait, l'affaire Crespo
est transmise de deux Crespo à deux Crespo. Le Channel est à présent une SARL cédée
en totalité aux deux fils des fondateurs, José et Monique Crespo, qui gardent l'usufruit
de l'entreprise. Les deux garçons, Jérôme le cuisinier et Arnaud le sommelier,
désormais associés propriétaires, sont cogérants, avec le statut de travailleurs
indépendants. Monique Crespo reste également gérante, sans être salariée. Les jeunes
héritiers n'ont pas dû apporter de cash pour la reprise elle-même. L'opération n'est
toutefois pas gratuite. Le comptable et le cabinet de conseil juridique et fiscal de
l'entreprise ont calculé, selon des méthodes reconnues, une valeur 'correcte' du fonds,
qui a servi de base au calcul de droits de succession, aux honoraires et frais d'acte. "La
succession, il faut s'en occuper tôt. Il était temps, commente José Crespo, 53 ans.
Le Channel était déjà une affaire lourde, avec neuf salariés avant la transmission.
Nous travaillions trop. A présent, cela va un peu mieux. Je peux m'absenter un moment."
Mais est-il vraiment possible de faire fonctionner une entreprise avec quatre patrons,
tous à forte personnalité ?
Tour de table familial. José le père, Espagnol de naissance et d'éducation, émigré en
Béarn avec ses parents, est tombé amoureux d'une Béthunoise, Monique, qui l'a amarré
à la côte du Pas-de-Calais. Il a débuté à "la grande époque des ducs de
Bourgogne à Dunkerque", avant de trouver sa chance avec Monique, son épouse,
quand la CCI de Calais leur a confié la gérance libre du buffet de la gare maritime.
Quelques économies en poche, ils ont repris un modeste fonds sur les quais de Calais,
devenu en vingt ans une belle affaire de restauration classique, avec comme spécialités
soles et turbots, saint-jacques quand il y en a. La pêche est celle du matin débarquée
par la petite flottille de Calais toute proche. Et tant pis si le mauvais temps les a
empêchés de sortir. José Crespo a ses principes. 150 à 200 couverts/jour fin janvier
début février, la plus mauvaise période de l'année, peu font aussi bien dans la
région. La moitié de la clientèle étant anglaise, la hausse des tarifs pour les
traversées est un handicap. Il faut être attentif au rapport qualité/prix. "Mais
nous avons une clientèle qui vient à Calais pour manger, et non pour le duty free",
insiste Monique Crespo. Maîtresse de maison, de la salle et des livres, elle aime son
métier, mais note depuis quelques années un durcissement du jugement et de l'attitude de
la clientèle.
Jérôme, 27 ans, son épouse alsacienne Iris, et Arnaud, 26 ans, sont tous trois
anciens de l'école hôtelière de Strasbourg. Les Crespo voulaient que leurs enfants
voient une autre région, ne soient pas tous les week-ends dans l'affaire familiale,
entendent d'autres sons de cloches.
Tous trois ont décroché de beaux diplômes : BTH cuisine et mention complémentaire
pâtisserie pour Jérôme ; BTH restauration et BTS hôtellerie, formation gouvernante
pour Iris ; BTH restauration et mention sommellerie pour Arnaud. Ils ont d'ailleurs fait
leurs stages dans les bonnes maisons d'Alsace. Tous trois ont vu du pays. Lyon, l'armée
à l'Elysée puis le Montalembert pour Jérôme avant de partir avec Iris tenter leur
chance au Canada. Ils sont respectivement chef de partie et gouvernante adjointe dans deux
grands hôtels de chaîne de Montréal quand se décide le retour au pays. Arnaud a appris
son métier en Alsace, à Bruges chez Geert Van Hecke, et surtout en Bourgogne et dans le
Mâconnais, particulièrement avec Georges Pertuiset à Beaune. Il entre comme commis de
salle chez Robuchon, rue Poincarré, apprend encore aux côtés d'Antoine Hernandez, et le
suit à l'Astor. Puis il obtient son premier poste de sommelier au Reno à Barcelone. Ils
ont donc tous un début de carrière en main. Iris est pratiquement intronisée à la
succession de la gouvernante en chef de l'hôtel à Montréal. Mais le téléphone marche
fort entre Calais, Barcelone et Montréal. Arnaud fait volontiers le voyage au Canada. "S'ils
n'étaient pas venus assez vite, on aurait vendu l'affaire. Mais on ne les a pas
poussés", témoigne José Crespo. "Jérôme s'était adapté plus vite
que moi au Canada. Mais quand la décision a été prise, il a compté les jours",
se souvient Iris. Fin 1998, ils débarquent à Calais, tous ensemble.
Iris, qui a sans doute à l'époque le plus sacrifié dans la décision, analyse : "Jérôme
m'avait toujours parlé avec fierté de l'affaire familiale. Il avait voulu sortir du
cocon, et réussissait, bien acclimaté, tout en restant un Français à Montréal."
Mais les frères et surs comme les parents ne veulent pas attendre trop longtemps.
José Crespo a des arguments : "Il s'agissait de retrouver de nouvelles bases de
développement. Nous n'avons pas chassé trois salariés pour créer trois postes."
Au total l'effectif a augmenté d'un tiers. Mais l'arrivée de deux jeunes a changé la
donne. Jérôme n'est pas José. José lui a laissé beaucoup de marge, et notamment la
mise en place du matin. Jérôme n'a pas bouleversé les menus, car c'est la réputation
de ses plats classiques et sa cave qui font la clientèle. Mais les méthodes de travail
changent. Les seconds de José avaient quinze et vingt ans de maison. Le fils leur a
imposé d'autres exigences, notamment davantage de soin à la pâtisserie, aux
amuse-bouches, ses spécialités, au décor. Ils sont partis. Outre le père et le fils,
la brigade comprend à présent trois commis, un aide cuisinier, et "un très bon
boulanger-pâtissier", commente Jérôme, le seul qui soit resté. En salle,
Arnaud s'est tout de suite bien associé à sa mère. "Un ange",
dit-elle. Une façon de dire qu'il a apporté à la fois sa compétence de sommelier et
davantage de patience et d'attention aux clients, peut-être grâce au fait qu'il n'a pas
vingt ans de salle dans les jambes. La cave était déjà belle à son arrivée, et il y
trouve son compte. Les quatre commis de salle, dont un mi-temps, sont restés. Mais ils
devront évoluer, y compris les anciens. La compétence et les exigences vont
s'accroître.
Les parents vont poursuivre le passage du témoin en douceur. Ils comptent rester encore
quatre à cinq ans. Monique Crespo veille au grain sur les comptes. Ils aimeraient mettre
ce temps à profit pour développer l'affaire qui manque d'espace. Ce n'est pas seulement
un enjeu, c'est une nécessité. Premier pas vers le développement, la famille essaime en
confiant à Iris la création d'une boutique de fromages fins, évidemment destinée en
priorité à la clientèle anglaise. Cette boutique déjà ouverte dispose d'un espace
d'extension de 80 m2. Pour un bar à vin peut-être ? Une chose après l'autre.
"J'ai préféré rompre avec l'hôtellerie plutôt que de faire les choses
à moitié." La bru a choisi de rentrer avec son mari, alors que la route était
toute tracée dans l'hôtellerie de classe internationale en Amérique du Nord.
Le couple avant la carrière ? Un choix délicat. Que faire ? Pas question de s'immiscer
dans la succession Channel proprement dite. Calais n'est pas une métropole, même si un
développement hôtelier y est programmé. Après un temps d'attente, Iris Crespo a
travaillé pour un hôtel-restaurant en salle, sa qualification d'origine, et se lance à
présent dans un commerce avec l'appui familial. La page est tournée, à présent place
à l'esprit d'entreprise.
En chiffres CA 8 MF en 1999 |
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L'HÔTELLERIE n° 2695 Magazine 07 Décembre 2000