En s'installant au piano de la maison de Valence, Anne-Sophie Pic n'a fait que renouer avec la tradition familiale des femmes en cuisine... comme son arrière- grand-mère Sophie, il y a plus d'un siècle.
Jean-François Mesplède
"La passion a pris le pas sur
l'angoisse et je me sens désormais totalement épanouie."
C'est un modeste bistrot au sommet de la côte du Pin, entre Saint-Péray et Vernoux
dans l'Ardèche, où la cuisine de la "patronne" est délectable. Les habitués
évoquent, avec de l'émotion dans la voix, les fricassées de volaille, les boudins et
les lapins sautés dont Sophie Pic les régale. En 1893, entre deux services, André Pic
vient au monde. Sa mère est plutôt ravie qu'il accepte, le temps venu, de l'épauler en
cuisine. Il part en apprentissage et se taille vite une solide réputation : les grandes
maisons le réclament. Une offre vient aussi d'Amérique... mais il préfère retourner
dans le giron familial, dans sa tranquille Auberge du Pin.
Sa mère est ravie d'avoir à ses côtés un élève aussi doué : la carte s'étoffe avec
quelques plats de référence. Le nom de Pic circule et son auberge est désormais connue
dans toute la région. En 1934, la réputation est nationale avec les 3 étoiles
attribuées par le guide Michelin. André Pic, qui vient d'épouser Rose, est
comblé, et en 1936, le couple s'installe rue Victor Hugo, à Valence. En fait, André Pic
constitue, avec Fernand Point et Alexandre, le trio majeur de la cuisine française.
Dans un tel contexte, comment Jacques Pic aurait-il pu se forger un autre destin que celui
promit par son père ? Jacques devient donc cuisinier, se forme auprès de Potfer, à la
Réserve de Beaulieu, et de Dorin à La Truite à Paris, avant de revenir à Valence. Dès
son retour, il se fait une promesse : il retrouvera les 3 étoiles que le Michelin
n'a jamais rendues à son père après la guerre. Il travaille sans relâche, peaufine les
recettes, innove. La table revient progressivement vers les sommets et cette mutation
n'échappe pas aux inspecteurs du guide Michelin : à la deuxième étoile offerte
en 1960, vient s'ajouter une troisième 13 ans plus tard. Un jour, son fils Alain vient
travailler à ses côtés. Le duo fonctionne à merveille et les 3 étoiles brillent
haut... jusqu'à ce triste jour de septembre 1992 où Jacques est hospitalisé. Il meurt
quelques jours plus tard...
Anne-Sophie est venue rejoindre son frère Alain et préside désormais avec lui aux
destinées d'un restaurant qui perd 1 étoile en mars 1995. Le moment est difficile à
vivre. L'avenir de la maison passe par une rénovation et des investissements : les avis
d'Alain et d'Anne-Sophie divergeants, la rupture est inévitable. Elle intervient en
octobre 1998 et le fils quitte la maison. Comme son ancêtre jadis, la fille est
désormais seule au piano.
Au nom du père
Parfaite autodidacte, elle retrouve instinctivement les gestes paternels. "J'ai
l'impression de revoir mon pauvre Jacques", s'émeut sa mère. Anne-Sophie sait
qu'elle n'a aucun cadeau à attendre et qu'elle doit faire ses preuves. "Je me
suis retrouvée avec des gens qui avaient vingt ans de métier et cela m'impressionnait.
J'avais envie de combler cet écart et j'ai eu la chance de me former rapidement. J'ai
longuement réfléchi à la carte et aux menus, j'ai trouvé des associations de saveurs.
La passion a pris le pas sur l'angoisse et je me sens désormais totalement épanouie."
Même si les indicateurs sont au beau fixe, rien n'est définitivement acquis. En restant
les pieds sur terre, elle s'attache, avec son mari David Sinapian, à redonner son lustre
passé à la maison. Avec 3 étoiles alors ? Anne-Sophie n'esquive pas. "Comment
pourrais-je dire que je n'en rêve pas ? Nous travaillons pour satisfaire nos clients et
c'est déjà une motivation pour toute l'équipe. Une troisième étoile serait la
récompense de notre travail : c'est ainsi que Jacques, mon père, l'avait obtenue."
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L'HÔTELLERIE n° 2686 Magazine 05 Octobre 2000
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