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du 28 avril 2005
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.

ART CULINAIRE

Parlons de goût et de beurre noisette

PAR HERVÉ THIS

Ce mois-ci, je m'en vais vous raconter une histoire vraie. Une histoire essentielle puisque c'est celle du goût : l'histoire du beurre noisette, plat dont nous avons discuté la technique et l'esthétique avec mon ami Pierre Gagnaire à l'occasion du 3e congrès gastronomique MadridFusión, qui s'est déroulé en janvier 2005.

À MadridFusión, Pierre Gagnaire a étonné les congressistes en les faisant réfléchir sur le beurre noisette.

MadridFusión est un congrès de cuisiniers, qui se tient, comme son nom l'indique, à Madrid. Sa particularité : laisser une large part à la 'cuisine moléculaire', puisque Ferran Adrià en est l'un des principaux intervenants. C'est sans doute la raison pour laquelle je suis invité, toutes les fois depuis 3 ans, à faire une conférence lors de ce congrès. Chaque fois, je trouble la fête, je dérange. La première année, alors que j'avais assisté à une enfilade de 'nouvelles recettes' toute la journée, j'ai présenté un 'calcul' qui permet d'inventer un nombre réellement infini de plats nouveaux. Une façon d'anéantir l'idée qu'un plat nouveau, qu'une recette nouvelle est quelque chose d'intéressant. La deuxième année, dans le même type de circonstances, ma conférence montrait que seul comptait l'art et non la technologie mise en oeuvre. Enfin, cette année, j'ai parlé d'amour : puisque la cuisine ne consiste pas à donner des nutriments, mais de l'amour, la question est : Comment un cuisinier peut-il construire un plat qui dise je t'aime ? Cette intervention s'est compliquée toutefois, parce qu'elle était en duo avec mon ami Pierre Gagnaire. Rien n'est simple, tout se complique.

Sur les traces de Ruzicka
Je suis partial, je l'avoue, quand je parle de mon ami Pierre… Parce que, précisément, c'est un ami. Passionné de cuisine, évidemment. De connaissances ? Oui, aussi, mais surtout animé de l'envie insatiable d'offrir du bonheur : "Je cherche à rendre les gens heureux pour qu'ils m'aiment", dit-il. Cette idée préside à ses recherches, incessantes, à son idée de l'art culinaire, que je suis le seul des deux à nommer ainsi. Pierre cuisine seulement, dit-il. Le bonheur qui m'échoit, c'est de pouvoir, avec lui, m'interroger sur la cuisine. De pouvoir lui proposer des idées technologiques qu'il adopte parfois. D'où l'entreprise que nous avons lancée il y a quelques années. L'idée a été prise à Ruzicka, un très grand parfumeur aujourd'hui disparu, qui a publié tout son travail parce qu'il avait le sentiment que la parfumerie sortirait grandie si les nez échangeaient leur savoir. Pierre Gagnaire a eu la générosité d'accepter que les innovations technologiques que je lui propose soient en ligne sur son site www.pierre-gagnaire.com et accessibles à tous. En échange amical de mes propositions, il me fait la gentillesse, l'honneur aussi, de publier sur son site, derrière mes propositions, des recettes qui utilisent ces dernières. Nous refaisons Ruzicka, mais en duo. Quel bonheur ! Naturellement, ce travail publié n'est qu'une partie d'un important travail que nous menons sans relâche, de discussions à propos de la cuisine, d'art culinaire, de technique culinaire… Et l'on ne répétera jamais assez - surtout lorsqu'on évoque l'art - que la technique doit être à la hauteur des visées artistiques. Alexandre Jardin écrit dans Le Petit Sauvage : "L'adulte doit tenir les promesses de l'enfant." C'est vrai. L'adulte ne peut vivre heureux s'il est un albatros posé sur le pont d'un navire, incapable de reprendre son envol. De même, l'art ne vaut qu'en proportion de sa réalisation. Une idée géniale ne vaut rien si elle n'est pas mise en oeuvre de façon qu'elle vaille quelque chose. Nos amis britanniques disent The proof of the cake is in the eating (traduire La preuve du gâteau est donnée quand on mange).

Pour parler d'amour à MadridFusión
Je poursuis donc mon histoire. Puisque nous travaillons d'arrache-pied en nous amusant beaucoup avec Pierre, les organisateurs de Madrid-Fusión nous ont proposé de faire une conférence.
Qu'attendaient-ils ? Que Pierre fasse une de ces démonstrations classiques comme on ne cesse d'en voir dans les congrès de cuisine ? Pas pour Pierre ! Impossible de céder au classicisme. Ni pour moi, qui n'aurais pas trouvé ma place dans cette affaire, alors que je voulais parler d'amour !
Nous avons longuement réfléchi, et nous sommes arrivés à cette conclusion que tout beau projet est toujours construit : il y a un plan d'ensemble et un sens infini du détail. Par exemple, les bâtisseurs de cathédrale avaient le projet d'ériger un monument qui monte vers les cieux, mais ils savaient aussi que le moindre dérangement de pierres, à la base de l'édifice, en saperait l'existence. De même pour le viaduc de Millau : un tel ouvrage veut traverser la vallée, mais il n'y parvient que si tous les détails ont été envisagés avec un soin infini. Pourquoi se donner la peine de construire un tel viaduc si c'est pour le voir s'effondrer à la première brise venue ? Pierre Gagnaire, évidement, a un projet d'ensemble, un projet clair, et un sens infini du détail. Son projet ? Il ne pouvait être présenté autrement que par la présentation des cartes et menus sur les dernières années. C'est par comparaison de ces menus que l'on peut apprécier les évolutions, et un cuisinier un peu clairvoyant sait repérer dans les cartes et menus les goûts qui étaient dans les plats. Royale de navet, jus naturel d'asperges vertes, foccaccia de caviar osciètre, sabayon à la vodka, Langouste australienne enrobée d'un beurre doux au sauternes, marmelade de citron de Menton aux concombres, Bouillon de morilles fraîches à la praline, suc de carotte au poivre, aubergine confite aux pignons, la Truffe de deux manières : une crème brûlée et un crumble aux oignons doux, Pigeon rôti entier, puis terminé à l'étouffée dans un poivron rouge, papaye verte et tuile aux amandes, pulpe glacée de poire à la coriandre, les desserts Pierre Gagnaire… On imagine les goûts, mais
imagine-t-on les raisons qui ont présidé au choix de ces associations, de ces compositions ? Une explication s'imposait. Oui, mais Pierre tenait aussi à ce sens infini du détail qui le caractérise. Que montrer ? Dans nos discussions régulières, il avait été souvent question de son maître d'apprentissage, Jean Vignard, qui réalisait des noisettes d'agneau, dans un petit caquelon, où il ajoutait une cuillerée d'eau, juste avant de servir. Pierre devait-il montrer des noisettes d'agneau ? La réflexion a été longue, mais finalement, nous avons choisi quelque chose d'encore plus 'élémentaire', si l'on peut dire : le beurre noisette.


Le cuisinier doit mettre les aliments en bouche et doit méditer en les mangeant. C'est en suivant ce conseil que François Paul, chef et propriétaire du restaurant Au Cygne à Gundershoffen (67), est devenu étoilé Michelin.

Sur le thème du beurre noisette
Oui, un beurre noisette, car tout est là. Qu'est-ce que c'est ? Dépend-il de la qualité du beurre ? De la durée de la cuisson ? Se juge-t-il à sa couleur ? À son odeur ? À son goût ? Nécessite-t-il une température considérable ? Peut-on préparer une quantité importante d'un seul coup ? Existe-t-il un seul beurre noisette ou plusieurs ? Une palette où chaque cuisinier puiserait ? À la stupeur des congressistes, nous avons ainsi fait une conférence où Pierre n'a (presque) cuisiné qu'un beurre noisette pendant que j'insistais : la cuisine, c'est une affaire de goût et non d'aspect. C'est le goût qui importe, car pour voir plus loin que le bout de son nez, le cuisinier doit mettre les aliments en bouche, et doit méditer en les mangeant. Ne pourrait-on même imaginer qu'il les recrache, tout comme le font les dégustateurs de vin ? Ce serait inédit dans les concours de cuisine ! Beaucoup de congressistes ont compris notre message. Ils ont vu quels étaient le projet, le plan d'ensemble, et quel soin nous apportions à nos études respectives, Pierre en cuisine, et moi en laboratoire. Bien sûr, il y a toujours un grincheux (sur plus de 1 000 personnes) pour ne pas comprendre notre idée et écrire que nous nous moquons du monde. Cette personne n'a pas compris. N'étions-nous pas clairs ? Je ne crois pas. Il me semble au contraire que c'est le message qui a choqué. C'est si facile d'être classique ! De répéter inlassablement, paresseusement, la même cuisine ! Si facile de se décharger de la difficile question du goût sur la tradition, sur des recettes écrites depuis longtemps. Les chiens aboient, la caravane passe. Donc, il faut se préoccuper du beurre noisette.  


Pierre Gagnaire - comme les bâtisseurs de cathédrales - a un sens infini du détail : le moindre dérangement à la base de l'édifice ou de l'oeuvre culinaire en saperait l'existence (ici, la Cathédrale d'Albi dans le Tarn).

Jusqu'au Séminaire de gastronomie moléculaire
Et puisque le beurre noisette est important, pourquoi ne pas en faire un thème de séminaire ? Ce que j'ai proposé à l'ensemble des participants, qui ont tous accepté. Ce qui prouve qu'il y a des gens intéressés par la cuisine, au point de consacrer de longues heures de recherches et d'étude à ces questions importantes. Lors du Séminaire de gastronomie moléculaire du mois dernier, Pierre Gagnaire est venu cuisiner pour nous, devant nous, en expliquant ce qu'il faisait : un beurre noisette. Les participants de ces séminaires étaient des cuisiniers, des écrivains culinaires, des journalistes, des chimistes, des professeurs de cuisine, des passionnés de cuisine, qui prennent sur leur temps libre pour venir discuter de thèmes difficiles. Et quand Pierre a réalisé un beurre noisette, il a expliqué qu'il y mettait une cuillerée d'eau afin de ralentir la cuisson du beurre. Apparemment, la sauce se lie, ce qui laisse supposer que l'eau n'est pas complètement évaporée et qu'une émulsion se forme. Sans doute une émulsion d'eau dans le beurre fondu… Mais cela reste à étudier à l'aide d'un microscope et de soin. Cette eau, d'ailleurs, peut avoir du goût : pour un chimiste, le café, c'est de l'eau ; tout comme le jus d'orange, le jus de citron, le vin, le thé… Évidemment, le goût de cette eau doit s'harmoniser parfaitement avec celui de la noisette que prend le beurre en cuisant. Oui mais, c'est quoi le beurre noisette ? Est-ce ce beurre qui prend de la couleur ? Ou bien ce beurre qui prend de l'odeur ? Ou bien un beurre qui prend du goût ? Se définit-il par un temps de cuisson ou par une température atteinte ? Personne n'en sait rien aujourd'hui, alors qu'il s'agit d'une chose toute simple. Or, rappelons-nous la cathédrale : si les pierres ne tiennent pas, l'édifice risque de s'écrouler. Nous devons nous assurer des bases avant de monter les murs vers les sommets gastronomiques. Je propose à la grande communauté des cuisiniers de ne pas négliger ces questions essentielles. Discutons de ce qu'est un beurre noisette, comparons les pratiques, afin de trouver le fin mot de cet objet remarquable qu'est le beurre noisette. Parlons de son goût, puisque c'est cela qui compte en cuisine.

Qu'allez vous faire du 'kientzheim' de beurre noisette ?
J'allais oublier la promesse que j'avais faite implicitement au début de cet article : répondre à la question "que faire du beurre noisette ?". Pierre Gagnaire nous a raconté que ce beurre lui servait à cuire des poissons, par exemple. Et voici notamment pourquoi la cuillerée d'eau est utile : elle permet que le poisson cuise avant que le beurre noircisse. Elle ralentit la cuisson du beurre et favorise celle du poisson. Astucieux, oui, mais nous avons là un perfectionnement de quelque chose de classique, et les lecteurs de L'Hôtellerie Restauration risquent de penser que l'on se moque d'eux : on leur promet une 'innovation culinaire' et on leur refile du déjà vu, ou du moins un perfectionnement de quelque chose de bien classique. Peut-on faire autre chose ? Je vous propose la recette suivante. Dans une terrine un peu tiédie (on y a mis un peu d'eau chaude pendant quelques minutes), mettons un jaune d'oeuf, une cuillerée d'un très bon vinaigre, du sel, du poivre, comme pour une sauce mayonnaise. À part, dans une casserole, fondons du beurre et cuisons pour obtenir un beurre noisette. Puis, quand ce beurre noisette a un peu refroidi, versons-le goutte à goutte dans le jaune d'oeuf et son vinaigre, en fouettant comme pour une mayonnaise. Ce n'est alors pas une hollandaise que l'on obtient, car la sauce hollandaise nécessite une cuisson de l'oeuf que l'on évite ainsi. C'est une sauce que je propose de nommer 'kientzheim' de beurre noisette. Un régal que l'on peut déposer sur un poisson poché, par exemple. Pardon. N'étant pas cuisinier, je n'ai pas le droit de faire une telle proposition. Je me rétracte donc, et je vous pose la question : qu'allez-vous faire de ce kientzheim de beurre noisette ? < zzz44h

Des textes de réflexion sur la cuisine
Les lecteurs de L'Hôtellerie Restauration méritent une explication puisque La Revue me fait l'honneur d'accueillir mes chroniques depuis quelques mois. Ces dernières jouxtent celles que j'écris pour la revue La Cuisine collective. Les textes sont-ils interchangeables ? Ou, au contraire, sont-ils destinés à des lecteurs différents ?
Évidemment, si je pose la question, c'est que la réponse est déjà donnée. Il est hors de question de publier les mêmes textes dans les deux revues. Le contrat (moral) avec la revue La Cuisine collective est de présenter, chaque mois, les discussions qui se déroulent lors des Séminaires de gastronomie moléculaire qui se tiennent tous les 3es jeudis du mois à l'École supérieure de cuisine française à Paris. Ces chroniques de La Cuisine collective sont une façon de présenter, de façon 'conviviale', les comptes rendus qui, dans leur forme originale, sont un peu austères (puisque ce sont des documents de travail).
Et pour vous qui lisez
L'Hôtellerie Restauration ? Les textes sont difficiles car ils évoquent des questions essentielles de cuisine : l'art culinaire, le mélange des saveurs, le spectacle de la salle… Du coup, vous me permettrez de le diviser en petites bouchées, plus faciles à manger que des grosses, et aussi, de me laisser aller à davantage de digressions, parce que les histoires sont plus faciles à suivre que les descriptions techniques. Le but, toutefois, étant que chacun puisse faire son profit des sujets discutés ici.

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L'Hôtellerie Restauration n° 2922 Magazine 28 avril 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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