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LICENCE IV
Profession

Gros plan sur le rugby

Un sport au parler franc, dont les
3e mi-temps sont mémorables

Dans les communes, les bistrots qui accueillent le siège d'un club de rugby ou d'une association de supporters sont souvent ceux qui marchent le mieux. Parti de ce constat, nous avons décidé d'évoquer les valeurs collectives du ballon ovale au coin du zinc. Un parallèle entre deux convivialités : celle du rugby et celle du bistrot, dont les mots-clés sont l'éducation, la solidarité, le plaisir de se retrouver entre copains... Tour de table.


Une matinée de travail autour de la convivialité du rugby et du bistrot.

C'est quoi au juste la convivialité du rugby ?

Robert Saillard :
Vaste sujet. La convivialité du rugby démarre à l'école. Mais ça va plus loin que prendre le ballon, aller dans les vestiaires ou sur le terrain. Ça continue après. Il y a un après-match et si ce n'est pas encore les troisièmes mi-temps, qui sont un peu plus animées au niveau des seniors et des adultes, les jeunes apprennent à l'école du rugby à se connaître, à avoir des liens, des sentiments amicaux. Ces jeunes se retrouvent ensuite en dehors du complexe «rugbystique», en dehors du domaine sportif. Ils vont se retrouver le samedi pour aller au cinéma ou ailleurs. C'est un apprentissage de la vie en collectivité et ça, c'est très important. Nous sommes dans un monde à tendance individualiste, où chacun mène sa barque, où chacun tire la couverture à lui. Dans le rugby, on essaie de faire l'inverse. On apprend à passer ensemble des bons et des mauvais moments. Le club, on le voit à Suresnes, représente une structure, des assises pour ces jeunes qui sont souvent dans leur vie personnelle confrontés à des séparations, à des parents divorcés.

Robert Broussard :
Nous avons eu le cas de trois gamins qui faisaient l'école buissonnière, l'un disant à sa mère je dors chez l'autre, l'autre faisant de même, etc. Un des dirigeants du club les a surpris au stade alors qu'ils auraient dû être à l'école. On s'est rendu compte que plus personne n'avait autorité sur eux, ni à l'école, ni dans leur environnement familial. Nous les avons fait venir séparément et on a cherché à savoir ce qui se passait. Et les mômes ont parlé. Il y en a un, c'était le grand frère qui tenait le rôle du père et il ne l'admettait pas. Le deuxième, c'était un problème avec les parents, etc. On a passé un marché avec ces gamins. On va s'occuper de vous, mais il y a des règles. Pour marquer le coup, le samedi suivant, ils durent assister au match de leurs copains du bord de la touche. Aujourd'hui, tout est rentré dans l'ordre et je crois que sur plusieurs points nous avons remplacé les parents. Voyez-vous, le sport a un rôle social de plus en plus grand, notamment pour éviter les clivages. Moi, par exemple, ça me met en rogne de voir qu'on organise des tournois de foot inter-cités. C'est complètement ridicule et dangereux. On veut intégrer les jeunes mais on fait l'inverse en leur demandant de jouer entre eux.


Robert Broussard

Ludovic Turmel :
Beaucoup de valeurs se perdent au quotidien. Or, ces valeurs qui manquent ont les retrouve toutes dans le rugby : la solidarité, le don de soi-même, l'abnégation.

Didier Salvage :
Le pont est important entre le rugby et l'éducation. Il y a un autre facteur à souligner. Quand on entre dans une école de rugby, tout se lisse, y compris les facteurs physiques. Les différences physiques sont nivelées dans ce sport. J'ai l'exemple au Chesnay, dans le club dont je m'occupe, d'un gamin qui était très fort physiquement et qu'aucun sport ne pouvait accueillir. Chez nous, il a pu s'exprimer et c'est devenu une star.

Qu'est-ce qui intéresse les grandes marques dans l'univers du rugby ?

Antoine Ellena :
Il y a deux aspects. Nous, nous sommes heureux dans notre entreprise de pouvoir embaucher des personnes qui ont cet engagement, ce sens du collectif. Entre deux candidatures d'un même niveau, c'est vrai que l'état d'esprit va faire la différence. Pour moi, quelqu'un qui s'investit dans le sport et notamment le rugby est un atout. De plus, de nombreux collaborateurs sont des anciens sportifs. Avant la loi Barzach, votée en 1987, nous faisions beaucoup de sponsoring sportif, notamment dans le rugby avec des challenges que nous avions créés, tels que le Trophée 51 qui concernait de nombreux clubs de séries qui étaient tout heureux de bénéficier de nos équipements en fin de saison.

Robert Broussard :
De toute façon, avec la société Pernod comme avec la Société Générale ou le Midi Olympique, ça a toujours été au-delà du partenariat. Ce sont des amis plutôt que des partenaires.

Antoine Ellena :
Nos gens sont heureux de suivre les matches. Dans une commune, un joueur de rugby est un leader... Ces notions sont positives.

Didier Salvage :
L'introduction du rugby dans une entreprise, c'est souvent parce que nos dirigeants sont eux-mêmes joueurs de rugby. Il y a de très bonnes équipes dans les grandes écoles, c'est un sport universitaire. Mais ce qui faisait aussi le charme d'une équipe à une époque, c'est que le boulanger, le toubib, le notaire y jouaient...


Didier Salvage

Robert Broussard :
Le flic et parfois même le curé !

Et le bistrot dans tout ça ?

Robert Broussard :
C'est un lieu de fixation et pas seulement pour les joueurs, mais pour les supporters attitrés qui aiment se retrouver et se rappeler des souvenirs.

Antoine Ellena :
Le bistrot dans une commune est déjà un lieu de rencontre, très souvent c'est le siège social de l'équipe locale.

Didier Salvage :
Nous avons fait récemment une enquête sur le monde du café et nous étions persuadés que la baisse de fréquentation du bistrot était due pour beaucoup aux prix. En fait, il est ressorti autre chose. L'enquête révèle que ceux qui fréquentent le plus les bistrots sont les 18/24 ans. Leur premier critère de sélection, c'est le patron et sa convivialité. Il faut que le patron soit naturellement convivial. Vous savez, les bistrots qui accueillent le siège d'un club de rugby ou d'une association de supporters sont souvent ceux qui marchent le mieux.

Ludovic Turmel :
Si je prends le cas de mon établissement, tout le monde s'y retrouve. Au Whitney Pub, vous avez des anciens joueurs comme moi, des « papés », il y a ceux qui jouent en 1re division, 2e, 3e, en DH. Quelle que soit la division, tout le monde parle du match qu'ils viennent de faire ou de voir. Les supporters sont là aussi. Tout le monde se chambre un peu, ça forme une atmosphère assez irréelle. Il y a ceux qui parlent de leur star qu'ils ont tenté d'imiter sur le terrain le dimanche. C'est une sorte de communion, dans la bonne humeur et l'amitié.


Ludovic Turmel

Antoine Ellena :
Dans d'autres sports, quand vous avez des joueurs qui arrivent à un certain niveau, ils ne sortent pas. On ne les voit pas. Ils n'ont aucun contact avec le public. Ce sont malheureusement des vedettes dans le mauvais sens du terme alors que dans le rugby, il n'y a pas de vedettariat. Les joueurs du Stade Français, par exemple, ils sont comme vous et moi. Si vous êtes sympa avec eux, ils seront sympas avec vous.


Antoine Ellena

Robert Saillard :
Malheureusement, cet esprit change un peu.

Antoine Ellena :
A cause de l'argent...

Robert Broussard :
Une des valeurs sûres du rugby, c'est sa convivialité. Et si cette convivialité est un peu entamée, il est évident que le rugby perdra ses véritables racines et ses raisons d'être.

Didier Salvage :
Quand vous allez jouer au rugby, le dimanche, vous ne savez pas comment vous allez ressortir. C'est une autre mentalité. Au rugby, on ne peut pas jouer seul. Quand vous reculez, quand vous vous faites mettre sur le c... (c'est l'expression !), c'est huit gars qui souffrent. Quand vous gagnez, c'est toute l'équipe qui gagne. Vous ne pouvez pas rester seul. On retrouve fatalement cet état d'esprit au coin du zinc.

Comment peut faire un cafetier ou un restaurateur qui souhaiterait entretenir un relationnel privilégié avec une équipe de rugby, un club de supporters ?

Robert Broussard :
C'est assez compliqué. D'abord, parce qu'il y a de plus en plus de club-houses. D'autre part, ce sont les joueurs qui découvrent un endroit où ils se trouvent bien. La configuration des lieux a aussi de l'importance. Cela dit, la personnalité du patron est primordiale.

Antoine Ellena :
Les restaurants qui apportent leur soutien ou qui reçoivent les joueurs sont souvent liés au club, soit parce que leurs enfants y jouent, soit parce que le patron ou le chef pratique lui-même du rugby. Ce sont des gens qui se prennent de passion pour le rugby, qui deviennent des bénévoles. J'imagine mal un restaurateur aller frapper à la porte d'un club en disant, bonjour, je vous propose mes services.

Robert Broussard :
Il faut d'abord que le restaurateur aime le rugby...

Didier Salvage :
Souvenez-vous, Buffalo Grill est un concept qui inclut à l'étage des salles réservées aux clubs sportifs. Tous les établissements n'ont pas les mêmes retombées si le directeur d'exploitation ne s'intéresse pas au sport. Ce n'est pas une démarche commerciale. Et en particulier avec le rugby.

Ludovic Turmel :
J'irais plus loin en disant que c'est une question de feeling. Je sais que moi, instinctivement, je ne fais travailler que des fournisseurs qui aiment le rugby.

Robert Broussard :
Nous mettons actuellement en place un club des partenaires. Parmi eux, il y a le Novotel de Suresnes. Mais ce n'est pas nous qui nous sommes intéressés à Novotel, c'est Novotel qui s'est intéressé au rugby. L'ancien directeur aimait le rugby.

Janine Ferreira-Chabbert :
Nous sommes installés depuis huit ans à Saint-Denis. Le Stade de France, c'est bien sûr une opportunité pour la ville. Mais ça l'est aussi pour ses restaurants. Et qui dit rugby, dit un certain plaisir de vivre. Ce sont des gens qui aiment bien manger, bien boire. Mon mari est biterrois... Nous avons décidé de créer une grande bodega autour du rugby. La municipalité nous a suivis. C'était à l'occasion d'un match et la mayonnaise a pris. La foule est rentrée dans la ville, la circulation a été interdite dans notre rue. Pour vous donner un exemple, il y a une dame âgée qui était à sa fenêtre. Quelqu'un est allé la voir pour lui demander si ça allait et elle lui a dit : « Je n'ai pas vu ça depuis 44. » En dehors de cette journée (que nous allons réitérer), nous avons un club belge qui vient à l'occasion de tous les matches. Nous avons leurs maillots accrochés sur le mur et nous sommes devenus pour eux un point de ralliement. Si le rugby nous apporte beaucoup, on se dit qu'on doit aussi apporter au rugby. Nous allons essayer de monter des échanges Béziers/Saint-Denis avec les juniors. Il faut qu'il y ait une histoire, qu'il n'y ait pas uniquement des relations commerciales. Nos relations avec le club local existent depuis huit ans. Nous dépassons notre rôle de restaurant. Nous sommes pour eux, là encore, un point de ralliement. Nous sommes sponsors du club et je ne vous dis pas la fête que nous avons faite quand ils sont montés en 3e division.

Jacqueline Lariven :
Le sport est un atout important pour le café et c'est pourquoi les brasseries Kronenbourg ont lancé le concept Sport'N'Bar. Nous avons voulu donner des moyens, des outils au patron. Ce n'est pas un café des sports que nous proposons. Mais des outils à des patrons qui ont le talent et la passion, le charisme. Sport'N'Bar inclut la livraison de journaux sportifs. C'est un concept matériel, adaptable en fonction des besoins. Il n'est pas destiné à un seul sport mais prend en considération certaines spécificités. Nous en avons une centaine en France et le concept continue de se développer. Certains établissements qui ont choisi ce concept sont très liés au rugby. Midi Olympique fait partie du pack journaux.


Jacqueline Lariven

Robert Broussard :
Quand je suis arrivé de ma Charente-Maritime natale, j'ai joué au CSM Puteaux, dont le siège était à l'Auberge Landaise. Nous étions une bande de joyeux célibataires et cet établissement constituait un peu notre famille. Le 15 du mois on était souvent fauché, on faisait des travaux de bricolage pour l'établissement et en échange on mangeait à l'œil jusqu'à la fin du mois !

Janine Ferreira-Chabbert :
Avec le rugby, le soutien est total. L'équipe devient solidaire de l'établissement. Je dirais que c'est un sport qui a besoin de lieux. Mais pas de stéréotype.

Robert Saillard :
Nous avons plusieurs établissements à
Suresnes, comme le Berry ou le Bouffon, où nos joueurs aiment se retrouver. L'un d'eux est tenu par un ancien rugbyman.


Robert Saillard

Doit-on craindre des dérives lors desfameuses troisièmes
mi-temps ?

Didier Salvage :
S'il n'y a pas d'excès dans le rugby, c'est parce qu'il y a à la base une bonne éducation. Je pense à l'établissement parisien Les 3 Obus, qui se trouve près du Parc des princes. Les soirs de match de foot, il ferme (il ne l'a toutefois pas fait pour la Coupe du Monde qui est à part) alors qu'il ne ferme pas les soirs de match de rugby. Ca veut tout dire, je crois. Vous savez, quand vous faites la guerre sur le terrain, le soir, vous n'avez pas envie de recommencer. Et puis, après le match, on a le respect de l'adversaire. On parle technique, émotions. La notion d'adversaire s'arrête.

Janine Ferreira-Chabbert :
Dans les fêtes liées au rugby, s'il y a des débordements, il y a toujours quelqu'un pour dire : faut te calmer mon gars. Et tout rentre dans l'ordre très vite. Je reviens à Saint-Denis et à notre bodega. Il y avait 2 000 personnes dehors et ça s'est très bien passé. Imaginez. Un bus de la RATP a même été bloqué. Quelqu'un est allé servir un verre au conducteur ainsi qu'aux voyageurs. Tout le monde a trouvé ça super.


Janine Ferreira-Chabbert

Y a-t-il des animations liées au rugby proposées par les fournisseurs CHR ?

Didier Salvage :
C'est très difficile de gérer l'événement sportif. C'est toujours très complexe de créer des animations autour de l'actualité. On peut avoir des produits génériques mais ça va toujours très vite et il est quasiment impossible de s'adapter à l'événement. En revanche, il est toujours possible de rebondir sur le sponsoring d'une compétition sportive pour décliner ensuite certains produits au sein des établissements, comme nous le faisons avec Roland Garros.

Que recherche la clientèle du rugby ?

Robert Broussard :
Pas les petits fours.

Ludovic Turmel :
Pour le tournoi, mi-janvier, je vais ouvrir à 13 heures. Les gens viennent regarder le match et ça dure en général toute la nuit. Ils aiment la simplicité, la spontanéité. Il leur faut des plats simples, des charcuteries.

Antoine Ellena :
Il y a une notion de sincérité dans le rugby qui n'existe pas ailleurs.

Didier Salvage :
Nous avons fait un film de formation sur le thème de l'accueil (film qui a reçu le 1er prix du Festival de film de formation de Biarritz). Dans ce film, nous avons fait un pont entre la façon de recevoir les clients et la façon d'accueillir des amis chez soi. Le garçon qui est chez lui va tout faire pour essayer de faire plaisir à ses amis. On a pris le même gars et on l'a replacé dans le cadre professionnel en tant que chef de rang en montrant l'énorme différence qui peut exister entre les deux façons d'accueillir. Quand vous recevez des gens que vous aimez, vous faites le maximum. Alors que vous faites souvent l'inverse dans un établissement. En définitive, le film montrait qu'il suffisait d'être naturel avec ses clients et de les accueillir comme s'il s'agissait d'amis. Ce naturel, c'est ce qui fait le charme et l'ambiance des bistrots liés au rugby. Le rugby est un univers simple et il faut qu'il le reste.

Ludovic Turmel :
Les gens viennent pour partager quelque chose. Il n'y a pas d'âge. J'ajouterais néanmoins qu'il n'y a pas beaucoup de femmes.

Robert Broussard :
Quand je jouais, je me souviens que nous avions un supporter qui tenait un restaurant rue Brançion. Un soir on lui a fiché le souc dans son établissement mais ça a créé une telle ambiance que, par la suite, il nous faisait venir exprès. Les gens chantaient avec nous, s'amusaient, riaient... C'est ça le rugby ! En espérant qu'il demeure ce qu'il a toujours été : un espace de convivialité, de joie de vivre.

Ont participé à cette table ronde

- M. Robert BROUSSARD, président du club de rugby de Suresnes
- Mme Pascale CARBILLET, journaliste juridique L'Hôtellerie
- Mme Janine FERREIRA-CHABBERT, restaurant Le Bœuf est au 20 (Saint-Denis)
- M. Antoine ELLENA, directeur national hors food de Pernod SA
- Mme Jacqueline LARIVEN, responsable des relations publiques des Brasseries Kronenbourg, concept Sport'N'Bar.
- M. Robert SAILLARD, président délégué Ecole de rugby de Suresnes
- M. Didier SALVAGE, directeur CHD de Perrier-Vittel France
- M. Ludovic TURMEL, patron du Whitney Pub (Paris 6e)

Débats animés par Sylvie SOUBES, journaliste à L'Hôtellerie
Photos Christian DUCASSE


L'HÔTELLERIE n° 2590 Magazine 3 Décembre 1998

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