Par Claire Cosson
Tout là haut perchée, sous la splendide coupole
rose de l'hôtel Negresco, une petite rouquine, fière et droite comme Artaban, contemple
la mer en silence. Ses mains protègent ses yeux de la lumière éblouissante qui inonde
soudain la Baie des Anges. Son regard déterminé embrasse la Promenade des Anglais, lieu
mythique de la capitale de la Côte d'Azur, ville où elle s'est installée voilà
maintenant plus d'une quarantaine d'années. Jeanne Augier, propriétaire de l'unique et
dernier palace niçois, paraît calme et sereine. D'un seul coup pourtant, son visage
s'assombrit. Elle s'agite, fait les cent pas suivie à la trace par ses deux compagnons
canins et tel un bélier en colère (signe astrologique qu'elle ne saurait renier) semble
prête à foncer dans le troupeau d'une foule d'infidèles.
La langue bien pendue et la métaphore assassine, ce petit bout de femme, qui aime
volontiers à jouer les «garçons», lance subitement : «quand il s'agit de créer
ici un événement qui sort de l'ordinaire, ça les dépasse.» Et d'ajouter, «vous
pouvez vous mettre en quatre pour faire venir le monde entier, ils n'y comprennent rien.
Nice aurait pu sans nul doute devenir la ville de l'art... C'est triste à pleurer !»
Le projet qui lui tenait tant à coeur, transformer la Promenade en un musée à ciel
ouvert grâce à l'apport d'une soixantaine de sculptures monumentales signées des plus
grands maîtres (Dali, Botero, Picasso, Bourdelle...), n'a hélas pas séduit la
municipalité. Alors, Jeanne est en pétard contre les politiques. Et elle a
véritablement toutes les raisons de l'être.
«La Pucelle d'Orléans»
D'autant que ce n'est pas le premier refus qu'elle essuie. Voilà quelque temps déjà,
son idée de confier l'organisation du Carnaval à Niki de Saint-Phalle est elle aussi
demeurée dans les cartons. On peut du reste s'interroger aujourd'hui encore quant aux
causes réelles de cette fin de non recevoir. Car Jeanne Augier, même si elle prend
parfois les allures de la Pucelle d'Orléans, bataillant ferme pour défendre l'image de
la France à travers le monde, n'a jamais pour sa part entendu quelque «voix» que ce
soit. Seule son intelligence, avant tout instinctive et intuitive, lui a en effet permis
de construire sa vie avec succès. Et il suffit de discuter un court moment avec elle pour
comprendre que cette femme-là est bel et bien d'une trempe pas ordinaire.
N'accomplissant jamais rien à moitié, vivant encore plus pour le lendemain que dans le
présent, cette fille unique, d'origine bretonne, est en réalité du bois dont sont faits
les grands visionnaires. Qui aurait en effet pu croire qu'en 1957, date à laquelle pour
de tristes raisons personnelles (un accident survenu à sa mère), ce «garçon manqué»
qui, de Courrège ou de Balmain vêtu, grimpait avec dextérité aux échafaudages des
immeubles érigés alors avec ses parents, allait devenir une des grandes prêtresses de
l'hôtellerie internationale ? Pas grand monde en vérité ! Le résultat est pourtant à
présent probant. A force de repousser avec fougue le «bastingage des normes», Jeanne
est au bout du compte parvenue à ses fins.
Indépendance d'esprit
Héritant certes d'une majestueuse bâtisse du style Belle Epoque (imaginée par le
Roumain Henri Négresco et conçue au début du siècle par l'architecte Edouard
Niermans), elle a en effet réussi à faire du Negresco non seulement le «carrefour du
monde», mais aussi un véritable musée de l'art de vivre à la française. L'affaire n'a
évidemment pas été simple. D'une part, parce qu'en 1957, le palace, encore aux mains
d'une société belge, affichait une bien piètre figure. Et que d'autre part, le secteur
hôtelier campait en ces temps anciens sur ses positions en matière de décoration.
Marron, vert bouteille ou bien encore bordeaux, tels étaient les coloris «gais» des
années 1960.
Mais, qu'à cela ne tienne ! Jeanne fait table rase et s'en va révolutionner ce joli
petit monde. Elle choisit ainsi des teintes franchement plus pimpantes, réveille des
techniques ancestrales (celle de la teinture murale par exemple), installe des lits
capitonnés ou bien tout simplement meuble ce qui sera désormais son royaume avec des
pièces exceptionnelles. D'emblée bien sûr, elle surprend. Son indépendance de pensée
fait verdir les femmes et transpirer à grosses gouttes la gent masculine. On craint
d'ores et déjà parfois son audace et son franc-parler, mais chacun s'accorde à
célébrer son sens de l'esthétique incomparable. D'ailleurs, les têtes couronnées et
les grands esprits de la planète toute entière succombent très vite au charme de
l'adresse azuréenne et Jeanne Augier devient l'égérie d'un certain nombre d'entre eux.
Tchador
Elle sera ainsi entre autres conseillère de l'Intourist du temps de Khrouchtchev.
Contribuera à la création du premier grand hôtel d'Abidjan (Côte-d'Ivoire). Et ira
même jusqu'à revêtir en 1965 le tchador, afin de concevoir à la demande du Schah, le
premier palace en Iran. Sans compter que se jouant des obstacles, la dame ne manquera pas
non plus d'apposer sa griffe de l'autre côté de l'Atlantique.
Devant un tel palmarès, il paraît bien sûr difficile de prendre à la légère la
moindre de ses idées, certes parfois audacieuses mais non moins créatives. D'autant que
sans en avoir l'air, cette femme est, en outre, une business-woman aguerrie. Entourée
d'un staff technique de très haut niveau, qu'elle houspille volontiers mais qui constitue
sa vraie famille, la patronne du Negresco a effectivement la charge de 200 personnes, dont
une équipe d'environ 20 individus exclusivement chargée de veiller au seul bien-être du
palace.
Ça lui coûte bonbon ! Mais, l'établissement, qui appartient désormais à la légende
de la Côte d'Azur, attise toujours autant la curiosité des touristes. Avec un taux
d'occupation de 63%, un prix moyen chambre aux environs de 1.850 F et un résultat brut
d'exploitation de 28%, Jeanne Augier n'a ainsi guère de quoi piquer un fard. Reste
qu'elle rougirait moins de colère, si le dynamisme qui la ronge profitait enfin à la
communauté et aux Niçois. Car, si elle paraît parfois froide, hautaine et distante à
certains, Jeanne Augier n'en est pas moins une femme de coeur, soucieuse de discrétion
par pudeur.
Ces grandes dates- 27 mars 1923 : naissance de Jeanne Mesnage,
fille de promoteurs immobiliers, à Rennes (Ille-et-Vilaine).
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L'HÔTELLERIE n° 2578 Magazine 10 Septembre 1998