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Paris du 16 au 18 mars
D
avid Toutain
,
c’est la générosité et
sincérité faites homme, expérience
dépassant tous les CV possibles.
Difficile de rester insensible à ce grand
garçon aux yeux d’eau, tout à la fois
déterminé et perpétuellement inquiet,
sûr de son art et le remettant sans cesse
en question. Surtout, David Toutain
fait partie depuis trois ans - et sa
première apparition publique à Agapé
Substances - du cercle des chefs qui
attirent la lumière. La pression est forte,
la nécessité de réussir et surtout de
plaire, impérieuse. Autant de pièges et
de possibilités d’échouer. En quelques
semaines, dans cette nouvelle maison
qui est sa première maison à lui,
David Toutain a trouvé ses marques.
Une déco sans esbroufe, une impression
de grande quiétude nimbée de blanc
et de bois, vient porter une cuisine
qu’on sent tout de suite agile, sûre
d’elle et avec un fort potentiel de
développement.
Son menu est une succession de
plats où il ne joue plus, comme
à Agapé Substances, la course à
l’impressionnable mais imprime sa
vérité, généreuse, modeste et lucide.
Parlons un peu des goûts. On attaque
avec le régressif : le croque-monsieur
d’anguille fond comme une bouchée
croustillante, hyper fondante avec son
beurre de malt venant prolonger
dans ses notes tourbées des
saveurs simplissimes mais
confondantes. C’est la même
chose avec l’œuf parfait en
chaud-froid sur la crème de maïs
dans laquelle le jaune cassé vient
se répandre pour accoucher
d’un mélange onctueux, à la
température d’un bain douceâtre,
moelleux. On enchaîne ensuite
sur les associations délibérément
et faussement classiques oursin/
café, pigeon/betterave, tarte/
topinambour. Des plats intuitifs,
passionnels, qui montrent
l’aspect impétueux de leur
créateur. Les saveurs explosent
en bouche, se développent sans
fin pour former des strates
régulières de plaisir, d’évidence.
GRENU, RÂPEUX
Elles conduisent naturellement vers
des plats à l’avant-gardisme maîtrisé :
l’huître pochée, yuzu et kiwi qui
réhabilite effrontément cet ingrédient
‘
so eighties’, les blancs de seiche
émincés, raidis jouant de textures sur
le yuba (la peau du tofu) et copeaux
finissimes de noisettes. C’est une cuisine
imparable - on allait presque écrire
inhumainement imparable tant elle
semble réglée, quinze jours seulement
après l’ouverture -, et déjà jouissive. Elle
n’est pourtant que la première strate
d’un terrain fertile que David Toutain
a déjà commencé patiemment - et très
intelligemment - à cultiver. L’abyssal
paysan d’un consommé de peaux de
pommes de terre associé à un cube
de foie gras et gnocchi de pommes de
terre, la mâche nacrée d’un cabillaud
brutalement ferré sous la texture grenue
et râpeuse des feuilles de kale (chou
ultra frisé) fixent les lignes directrices,
osées mais totalement maîtrisées, d’une
cuisine et d’un chef qui se préparent un
bel avenir rue Surcouf.
David Toutain
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A
lors que Paris découvre
poussivement les joies du
food truck, Montréal organise
depuis quelques années de véritables
rassemblements de ces camions à
manger. Grumman 78, camion à
tacos, en est le pionnier. La rue, les
food trucks, on les retrouve au festival
Juste pour rire sur la place des Arts,
dans leur propre événement du stade
olympique le premier vendredi de
chaque mois ou au festival de musique
sur le parc Jean Drapeau. Comme
chaque fois, il faut des pionniers.
Jacques Cartier a découvert le Saint-
Laurent, Grumman a lancé le premier
des food trucks au Québec. Les puristes
de la langue française, si bien défendue
ici, diraient plutôt ‘camion à manger’.
Mais qu’importe la linguistique :
depuis deux ans, ils ont fait une percée
remarquée dans le paysage urbain
montréalais. Dans les limites de la loi
-
comme à Paris, ils doivent s’associer
à des événements privés pour pouvoir
occuper la chaussée -, ils apportent
avec eux beaucoup plus que de la
vente à emporter. Une certaine idée
du goût, de la précision des cuissons,
de la sélection des ingrédients. En bon
européo-centriste, on avait oublié que
le territoire grand comme… pfiou !
une quinzaine de fois la France,
regorgeait de produits et de variétés
insensées. L’hiver, bien sûr, pèse lourd.
Mais en saison, les raretés fleurissent
sur les étals des marchés Jean Talon
et Atwater, magnifiques lieux où
déambuler durant des heures, panier
en main. Salicorne, cornmilk, fraises
vertes, baies en tout genre… De quoi
susciter l’inspiration des jeunes chefs.
LANGUE DE VEAU THERMO
Marc-André Leclerc
est un ancien
pilier du Pied de cochon, le mythique
restaurant de
Martin Picard
à
Montréal. Dans les années 2000,
Picard a propulsé la cuisine québécoise
vers les sommets de la reconnaissance
et de la médiatisation aux États-Unis
(
Montréal n’est qu’à une heure de New
York). Les portions pantagruéliques de
poutine au foie gras (frites + fromage
+ foie gras + jus de viande) ont été les
meilleurs ambassadeurs d’une junk
food matinée de tradition bistrotière
française. Le tout New York s’est
précipité là, en quête du toujours plus.
Marc-André Leclerc était à l’œuvre,
jeune chef totalement investi pour
la cause. Mais c’est un camion de
pompiers qui a transformé leur vie.
Au point que sa marque - Grumman -
et sa date de fabrication - 1978 - sont
devenus son nom. Réhabilité en
camion de tacos, il fait désormais
la pluie et le bon goût sur toutes les
manifestations montréalaises.
“
Tu fais
la cuisine et tu te retrouves soudain à
changer une roue, ça fait bizarre tout
de même”,
rigole Marc-André. Mais
Grumman fait plus de cuisine que
de mécanique. De la haute précision
niveau tacos. La langue de veau se cuit
au thermo-plongeur, le risotto devient
une boulette panée -
“
quand tu panes
pendant douze heures d’affilée, ça n’a
pas la même saveur”
-
pour un risotto
arancini au caractère affirmé. Le maïs
bouilli puis parsemé de sauce fromage,
de provolone et d’herbes s’écoule
parfois jusqu’à 500 exemplaires
par jour.
“
Ce n’est qu’un début, nous
sommes encore loin
de Portland et de ses
700
camions pour
500 000
habitants !”
En attendant, grâce
à Grumman, le goût
descend dans la rue.
Les queues se forment
et un sentiment
d’appétit permanent
plane sur les rues de
la ville.
Grumman 78
Q
David Toutain,
seul maître à bord
Paris
Dans sa nouvelle maison, le chef a trouvé ses marques et
imprime sa vérité généreuse et lucide.
David Toutain
dans son nouveau restaurant à Paris.
© THAI TOUTAIN
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Marc-André Leclerc,
pionnier des food trucks à Montréal
Avec ses tacos de haute précision réalisés dans son camion de pompiers - Grumman 78 -, le chef propose bien plus que des plats
à emporter.
Marc-André Leclerc
:
“
Tu fais la cuisine et tu
te retrouves soudain à
changer une roue, ça fait
bizarre tout de même.”