m Propos recueillis par Jean-François Mesplède
L'Hôtellerie :
Trois mois après, comment vivez-vous votre troisième étoile ?
Guy Martin :
Il y a une dualité, avec des périodes plutôt sereines alternant avec d'autres très
euphoriques. C'est à la fois l'envie d'exprimer des sentiments de bonheur, de chanter
même, et une grande sérénité intérieure avec une confiance qui me permet de me sentir
bien pour aller plus loin dans ma recherche en cuisine.
L'H. :
Votre cuisine justement. Vous avez un statut d'autodidacte et il est bien difficile de
vous coller une étiquette, surtout pas celle de "cuisinier régionaliste".
G. M. :
Je n'appartiens à aucune chapelle, je me sens complètement libre et je pense que la
cuisine n'a aucune limite. Je cuisine sans tabou mais avec une rigueur extrême dans le
choix des produits. En cuisine, il faut laisser parler son cur, vivre sa passion
avec poésie, être heureux et se sentir bien. Lorsque l'on n'apprend pas avec des
"maîtres", ce qui a été mon cas, il y a sans doute des inconvénients... mais
aussi l'énorme avantage de ne se sentir prisonnier de rien.
L'H. :
Ne revendiquez-vous pas, malgré tout, un héritage familial ?
G. M. :
C'est vrai que j'ai parfois évoqué la cuisine maternelle (1). Adolescent, je ne savais
rien faire, mais je savais manger parce que ma mère faisait une cuisine très variée et
loin de la caricature que l'on donne parfois d'une cuisine savoyarde réduite à la
tartiflette. Elle cuisinait avec l'envie de faire plaisir à ses enfants et je savais
déjà distinguer le bon du fin et c'était un avantage.
Je veux bien croire que beaucoup de choses partent de là, de mon éducation en fait. Mes
deux frères et moi avons été élevés dans une grande liberté, mais avec énormément
de respect pour l'autre. C'était une vie de partage, sans égoïsme et avec beaucoup
d'amour.
L'H. :
Cela suffit-il à expliquer votre sérénité d'aujourd'hui ?
G. M. :
Ma philosophie vient de mon éducation : on subit sa vie ou on essaie de la driver. Quand
j'ai débuté en cuisine, ma conduite a toujours été marquée par ce respect que l'on
m'avait inculqué : respect du client, du produit, du métier et des gens avec qui l'on
travaille. Etre ouvert à l'autre est obligatoire, car il n'y a pas que soi dans la vie :
le comprendre apporte une certaine humilité. La pratique de la montagne permet aussi de
relativiser pas mal de choses : devant les éléments, on se sent très humble.
Je crois enfin que l'équilibre de vie est primordial : pour moi, vie privée veut bien
dire vie à soi... et j'ai la chance de pouvoir séparer les choses. Quand je quitte le
Vefour, je quitte aussi ce métier que j'exerce avec passion. Si l'on n'est pas heureux
dans sa vie, il y a forcément un déséquilibre dans son métier. Il faut vivre en
harmonie avec soi-même et ce que je fais correspond à ce que j'aime.
L'H. :
Etes-vous conscient que cette approche de la vie et votre réussite, après un parcours
atypique, peuvent être un formidable symbole pour les jeunes qui choisissent ce métier ?
G. M. :
Non seulement j'en suis conscient, mais ravi ! Je ne suis pas un "fils à papa",
je n'ai jamais fait de grandes maisons et j'ai pu accéder à un bonheur intense.
On parle de conditions de travail difficiles... mais elles sont plus douces qu'à mon
époque : on fait moins d'heures qu'avant et c'est heureux. Le métier a évolué et on ne
peut pas tenir les mêmes discours qu'hier aux jeunes d'aujourd'hui qui choisissent cette
profession. Il me semble tout à fait normal qu'ils n'aient pas une vie trop décalée par
rapport à celle des jeunes de leur âge. Afin que tout le monde se sente bien, il faut
respecter les gens avec qui l'on travaille.
Chez nous, depuis janvier 1992, nous sommes aux deux jours de repos consécutifs et aux
cinq semaines de congé. Je crois que cela peut s'appliquer partout. C'est une façon de
gérer et un équilibre à trouver. Je peux vous assurer que nous n'avons aucun problème
pour trouver du personnel. Certains travaillent avec moi depuis dix ans et nous avons des
listes d'attente sur deux ans.
Je dis simplement aux jeunes que notre métier est un formidable espace de liberté et que
vivre de ce que l'on aime tous les jours est quelque chose de fabuleux.
L'H. :
Revenons aux trois étoiles. En les obtenant, avez-vous eu le sentiment de changer de
catégorie ?
G. M. :
Je ne pense pas entrer dans une autre famille, sinon celle des chefs qui ont trois
étoiles ! Je reçois cela comme un honneur et une marque de confiance. Michelin m'a
beaucoup aidé, c'est un guide qui m'a suivi, jeune, alors que j'étais inconnu. C'est le
résultat d'un travail, d'une certaine idée de la vie, d'une façon de cuisiner.
Recevoir une troisième étoile, c'est accéder à quelque chose de très élevé et de
très recherché.
C'est super pour moi, mais aussi pour tous les jeunes qui choisissent ce métier car c'est
plein d'espoir. Je vous l'ai dit : on peut arriver à quelque chose en ayant un autre
parcours que celui qui semble tout tracé.
C'est peut-être banal de le dire, mais pour un cuisinier, trois étoiles, c'est le
sommet. Tous les responsables des guides qui m'ont distingué m'ont souhaité d'obtenir
les trois étoiles un jour. Ce qui est formidable c'est qu'on n'est jamais maître de ça,
on peut simplement se sentir maître de sa cuisine. Puis un jour la troisième étoile
arrive, comme un cadeau du ciel. Un cadeau de bonheur. n
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(1) Dans son livre Les recettes gourmandes aux éditions du Chêne, Guy Martin
écrit à propos de ses débuts : "Je comprenais la cuisine, mais je ne savais pas
la faire. Il ne restait rien de l'acquis maternel et pourtant rien ne me semblait plus
simple que la cuisine de ma mère."
Le Grand Vefour 17, rue Beaujolais 75001 Paris Tél. : 01 42 96 56 27 Fax : 01 42 86 80 71 |
Parlons chiffresNombre de couverts |
Portrait d'un homme libreUne grande sérénité intérieure et l'envie de chanter : c'est ainsi que Guy
Martin situe son bonheur après avoir obtenu la troisième étoile. Rien de surprenant à
vrai dire que ce mélange détonant. "Guitou" le Savoyard comme l'appellent
depuis toujours ses amis de Bourg-Saint-Maurice a toujours oscillé entre le feu et la
glace. Pareillement ébloui à 16 ans par la peinture de Monnet et sa recherche de la
lumière que par les rythmes des Rolling Stones et leur musique. |
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L'HÔTELLERIE n° 2664 Magazine 4 Mai 2000