m Brigitte Ducasse
Si le plantureux magnolia planté il y a 163 ans dans la cour de l'ancestrale demeure de Saint-Vidou était doué de parole, il évoquerait Angélique qui, la première, a fait construire cette maison dans ce quartier du village du Frêche, commune rurale prospère à l'époque. Puis il expliquerait pourquoi sa fille, Eugénie, a décidé d'accrocher sur la façade l'enseigne Auberge de Saint-Vidou, transformant le lieu en bistrot de campagne, plus par nécessité que par choix. Il évoquerait encore Odette, la fille d'Eugénie qui, à la perte de son époux, a repris à son tour l'héritage maternel, ne laissant guère le choix plus tard à sa propre fille Aline, l'aînée, avec qui elle vit aujourd'hui. Bref, Saint-Vidou c'est avant tout une affaire de femmes. Jamais aucun homme n'y a été admis en cuisine ! "A mes 18 ans, maman m'a dit : tu vas reprendre l'affaire. Elle nous avait élevées avec ma sur toute seule. Je lui devais du respect." Mariée à 20 ans, Aline aurait pu rendre son tablier, mais là encore le destin veillait : "Mon mari, qui avait un excellent travail par ailleurs, a souhaité que je poursuive la tradition familiale." Aujourd'hui, dans la plénitude de l'âge, celle qui n'avait pas eu le choix ne regrette absolument pas sa vie ici, au cur de cette maison qui l'a vu naître et qui a vu grandir ses deux filles, Sophie et Mathilde. Pourtant rien n'était gagné d'avance. La cuisine est devenue une passion tardivement... En effet, c'est seulement à 30 ans qu'Aline s'est vue confier la responsabilité des fourneaux. "Jusque-là, j'assurais le service et m'investissais totalement dans la décoration. J'aurais voulu en faire mon métier."
De gauche à droite : Léa, fille de Sophie, sur les genoux d'Odette, Sophie et
Aline.
Une reprise délicate
Le cadre d'origine, qui s'est agrandi au fil des transformations jusqu'à proposer
aujourd'hui trois salles de restauration de 20 à 80 couverts, reflète la personnalité
de sa propriétaire. Il est naturel et chaleureux avec ses meubles patinés, ses nappes à
carreaux rouge et blanc et ses tableaux chinés dans les brocantes.
"A 30 ans donc, je fais la part à ma sur. Il a fallu emprunter et les
premières difficultés ont commencé. J'ai dû revoir totalement le mode de
fonctionnement. Jusque-là on ne connaissait pas les bulletins de salai-
res..." Les additions augmentent et la cuisine d'Aline n'est pas aussi bien
accueillie que celle de sa maman qui pourtant épaule sa fille en conservant les sauces,
un domaine où elle excelle. "J'entendais des réflexions. Très vite j'ai compris
qu'il me fallait faire autre chose. Je suis partie au courage." Levée aux
aurores, jamais couchée avant deux heures du matin sans avoir préparé son planning pour
le lendemain, Aline, seule aux fourneaux par choix, travaille d'arrache-pied, aidée
seulement par une salariée et quelques stagiaires envoyés par les écoles hôtelières.
Elle reproduit avec les mêmes gestes les recettes de ses aïeules : ris de veau, salmis
de palombes, sauces, ufs au lait et trouve ses marques en dévorant les livres de
cuisine ou en inventant au gré de son inspiration (elle n'en manque pas) des plats
succulents à partir des produits du terroir.
En rase campagne, l'Auberge de Saint-Vidou où l'on travaille à la demande.
"Ça marche tout seul"
Elle le dit clairement : "Je ne cours pas après la clientèle. Pour cela, il
faudrait faire de la publicité, je n'en ai pas les moyens. Et puis, vu le passé de la
maison, ça marche tout seul." La preuve : travaillant pour des autocaristes, son
plus gros challenge fut un service pour 230 personnes. "Mais je n'en tire aucune
gloire, mon idéal, c'est un service de 25 à 30 couverts", dit-elle, réalisant
environ 120 couverts par semaine pour une addition moyenne de 230 F. Dans un rayon de 150
km, tout le monde connaît cette adresse transmise de génération en génération ou par
le bouche à oreille. Les notables de la région, notamment les banquiers, n'hésitent pas
le midi à emprunter les chemins tortueux de campagne, quitte à faire cinquante
kilomètres pour déguster le menu à 63 F, qui comprend chaque jour une entrée, un plat
et un dessert, le tout à base de produits extra frais y compris pour les pâtisseries
maison. Car Aline ne fait "que du frais", légumes du jardin ou du
marché, viandes et volailles d'éleveurs artisans. Les menus à 115 et 210 F ne sont là
que pour les touristes. "Les gens savent que je travaille à la demande. On me
donne un prix et je fais des propositions."
La famille avant tout
Malgré une vie consacrée à la cuisine, Aline a du mal a se considérer comme une
professionnelle de la restauration. "Mes enfants ont toujours eu la priorité, au
point que si pour des raisons familiales je ne pouvais assurer un service, je fermais la
porte tout simplement. C'est sans doute ce qui nous différencie des hommes."
Logique jusqu'au bout, elle comprend que les cuisiniers soient quelque peu machos
vis-à-vis des femmes. D'où son étonnement lorsqu'en 1994 ses pairs lui ont demandé de
rejoindre l'Association des restaurateurs landais. "C'est vrai, c'est un métier
très physique, très dur, mais une femme, par sa sensibilité, peut certainement apporter
autre chose. Et plus j'avance, plus j'ai l'impression de donner le meilleur de moi-même."
Pourtant l'heure de la retraite approche et se pose le problème de la transmission :
"Je veux laisser faire le destin, ne rien imposer. Mes filles ont fait des études
supérieures sans rapport avec la restauration." Mais le challenge ne semble pas
effrayer Sophie qui, avec la fougue de ses 32 ans, affirme : "Pouvoir vivre ici,
élever mes enfants et reprendre l'affaire avec ma sur, ce serait formidable ! Pour
la cuisine, maman nous apprendra..." n
Des nappes à carreaux rouge et blanc pour l'ambiance.
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L'HÔTELLERIE n° 2655 Magazine 2 Mars 2000