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Restauration

Avec un savoir-faire français

Ils réussissent en Allemagne

Jean-Claude Bourgueil, la cinquantaine, est une référence gastronomique à Düsseldorf, sur les bords du Rhin. Son établissement propose deux tables sous le même toit : l'une possède trois macarons et lutte quotidiennement pour les garder, l'autre est un « simple » étoilé d'atmosphère plus germanique. Vincent Moissonnier, plus jeune d'une demi-génération, a réinventé le bistrot de luxe dans le quartier turc de Cologne. Un restaurant très français, mais aussi très attentif à sa clientèle locale. D'un côté l'exigence même, de l'autre l'innovation au pouvoir, montrent un chemin possible à leurs collègues français, dans une région rhénane qui approche les dix millions d'habitants.

Par Alain Simoneau

Im Schiffchen, la grande maison sur le Rhin

"Je suis taureau ascendant vierge, d'esprit indiscipliné mais en même temps très minutieux. J'aime diriger une équipe. Il se trouve que j'ai connu une bonne expérience pendant mon service militaire chez les paras. J'y ai appris qu'on pouvait beaucoup demander à une équipe ou à une personne à condition de savoir convaincre, d'être honnête, juste et compétent." Jean-Claude Bougueil, petit, trapu, front dégarni et regard direct derrière des lunettes cerclées, a bien l'air de ce qu'il dit être. Et sa maison le confirme. A trente mètres de l'imposant Rhin où la navigation commerciale est intense, Im Schiffchen (dans le petit navire), a pris place derrière le fronton d'une maison de style déjà hanséatique, plus proche de Lübeck, Brême, Anvers ou Amsterdam que de l'Allemagne baroque. Ce quartier de Kaiserswerth, au nord de Düsseldorf, proche de l'aéroport, offre le côté pittoresque d'un ancien site fortifié qui commandait la vallée, avec un côté presque insulaire, qui tranche avec l'urbanisme de la région. On se trouve en frange sud de la Ruhr et de ses huit millions d'habitants, au cœur même de l'Allemagne industrielle. Düsseldorf compte 600 000 habitants, Cologne et son gros million de citoyens se trouvent à 35 minutes, si la circulation intense le permet. En 1977, Jean-Claude Bourgueil, trente ans alors, plonge dans une aventure qui le mènera au sommet. Il quitte le Wallisepstuben de Düsseldorf où il avait déjà gagné un puis deux macarons et achète cette grande et très vieille maison en piteux état. A la place de la cuisine d'aujourd'hui se trouvait la cour, le rez-de-chaussée où se situait le restaurant abrite à présent les utilités. "J'ai commencé seul avec mon épouse Janine et un plongeur", se souvient le restaurateur. Difficile d'évaluer les investissements consentis en vingt et un ans. Aujourd'hui la maison comprend deux restaurants. Im Schiffchen est le restaurant français, cinquante places au premier étage, Alschokker est le restaurant allemand, de même capacité. A l'image de la façade, aménagement et décoration sont classiques, respirent le soin et la classe. Alschokker plus récent a gagné un macaron, Im Schiffchen trois en dix ans. Deux mots d'ordre ici : la recherche de la perfection et l'équilibre financier. Avec vingt-six personnes à bord du "petit " navire, les fins de mois peuvent parfois être difficiles. "Je n'avais jamais pensé progresser jusque-là, avoue Jean-Claude Bourgueil. Il faut avoir la chance de développer ses qualités. Je voulais devenir cuisinier. Ma grand-mère, ma mère cuisinaient très bien et m'ont éduqué le palais. J'ai débuté à 14 ans en apprentissage au Cheval Blanc à Sainte-Maure-de-Touraine, pays d'un bon fromage de chèvre. Je n'ai connu aucune grande maison en France, je ne connaissais personne, et la demande de jeunes n'était pas si forte à l'époque..." C'est l'étranger (lire encadré) qui a permis à Jean-Claude Bourgueil de se réaliser.
Ce chef français est certainement reconnaissant à sa clientèle allemande qui l'a pris pour référence dans une région particulièrement exigeante.

Des contradictions

Des clients qui réussissent dans la vie, mais à qui il faut en permanence tout prouver, éventuellement apprendre, puis confirmer. "Le titre de chef a une autre résonance en France. Ici, il faut s'affirmer. Il faut convaincre et séduire sans pouvoir s'appuyer sur une tradition culinaire qui n'existe pas. Personne n'avait vu ici un loup ou un saint-pierre avant que je ne prenne le risque de les importer. Ce pays n'a pas de tradition culinaire, mais la gastronomie est à la mode et s'apprend très vite." Une contradiction de base, contre laquelle il est inutile de lutter. Il faut tout apprendre à une clientèle qui devient ensuite un juge impitoyable. Cette clientèle très aisée dépense mille francs à table si elle le souhaite, aime la bonne chère et le vin. Mais en même temps ce client voyage beaucoup, connaît les vignobles français et s'y approvisionne en direct pour des montants annuels souvent très importants... et n'admet pas une marge trop élevée sur une bouteille dont il connaît parfaitement le prix à la production.

Apprentissage du goût

Le client a appris petit à petit à apprécier le poisson, ce qui ne veut pas dire qu'il est disposé à payer le prix d'un turbot breton comme dans un trois étoiles parisien. Il aime les bons produits comme le foie gras et le homard breton, mais sans coup de massue. Il aime le luxe et montrer qu'il a les moyens, tout en gardant un œil sur l'addition, et sans rien pardonner au service ni à l'assiette ou au décor. Cela fait beaucoup de contradictions à gérer. Et pour couronner le tout, le Michelin est impitoyable et influent en Allemagne. Le stress du trois étoiles bat son plein. En cuisine, "j'essaye de faire du nouveau mais pas à tout prix. Il faut maîtriser ses classiques", explique Jean-Claude Bourgueil. "Une terrine de foie gras ou une hure de porc doivent être plus qu'impeccables. Si on innove, il faut un succès tel que le client s'en souvienne. Les grandes réussites se gravent dans la mémoire. Une innovation oubliée ne vaut rien." A table chez Bourgueil, c'est l'exécution dans l'assiette qui surprend. Les énoncés écrits sont plutôt simples. Pour 230 F, la carte propose en toute simplicité une composition de foie gras d'oie. Pour 340 F, un petit homard breton cuit à la vapeur aux fleurs de camomille. Pour 200 F, on touche aux spécialités complexes du chef avec cette Tourte de canard de Bresse, au foie gras d'oie et chicorée amère dans un coulis de sauternes, salade chaude de jeunes poireaux au coriandre. Attention, on ne fait pas la carte pour son seul plaisir. La clientèle n'aime guère les ris de veau ou le lapin. Elle fait attention à sa santé. Il ne faut pas rester longtemps dans la maison pour sentir une forte organisation des horaires de préparation. Les deux restaurants n'ouvrent que le soir. "Faire de la qualité sans faute avec cent couverts par jour et en étant constamment attentif au prix de revient comporte déjà une pression suffisante", juge Jean-Claude Bourgueil. Inutile d'en rajouter. La quatrième étoile n'existe pas, et ajouter un service du midi serait impossible sans abaisser le ticket moyen tout en accroissant la charge fixe de personnel. Comme sur le Rhin voisin, Im Schiffchen, dans le petit navire, on pilote sur un chenal plutôt étroit.


Jean-Claude, chef de cuisine, et Janine Bourgueil, directrice de salle, vingt ans
à bord du petit navire.


Une très vieille maison au bord du Rhin, l'architecture des ports du nord
de l'Europe. Le patron et son épouse ont construit deux grandes adresses
dans cette ancienne masure délabrée.


L'HÔTELLERIE n° 2607 Magazine 1er Avril 1999

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