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Lyon

Qui étaient les Mères ?

Un mémoire de maîtrise de géographie répond à la question. Etudiante à Lyon, Dominique Brunet s'est passionnée pour le sujet. Son travail est remarquable et étonnant...

Le jury ne s'y est pas trompé. En octobre 1997 à l'université Jean Moulin Lyon III, il a attribué la mention
« très bien avec félicitations » au travail de fourmi de Dominique Brunet : 145 pages et trois parties : Lyon et les Mères lyonnaises, la cuisine des Mères lyonnaises, la géographie sociale urbaine des Mères lyonnaises.
A 23 ans, cette Drômoise, qui prépare aujourd'hui l'agrégation de géographie, s'est passionnée pour un sujet où il restait beaucoup de zones d'ombre. C'est du reste le premier travail sérieux sur les Mères !

L'Hôtellerie : Il peut sembler surprenant qu'une jeune femme s'intéresse à un tel sujet. Qu'est-ce qui a guidé votre choix ?

Dominique Brunet : C'est d'abord mon goût pour la cuisine. C'est ensuite la possibilité d'étudier ces femmes, spécifiques de la cuisine lyonnaise. J'ai été très vite séduite par leur forte personnalité.

L'Hôtellerie : Comment avez-vous mené vos recherches ?

Dominique Brunet : J'ai commencé en décembre 1996 pour terminer en août 1997. Je suis partie des écrits de Curnonsky, j'ai fouiné dans la bibliothèque Senders à Grignan (78), j'ai lu Mathieu Varille (La Cuisine lyonnaise en 1928) et j'ai cherché dans tous les guides Michelin. J'ai également lu les romans de Grancher et Rouff, avant des recherches plus spécifiques dans les journaux de l'époque, aux archives et à la Chambre de commerce et de l'industrie. J'ai eu enfin de nombreux entretiens avec des restaurateurs, dont Paul Bocuse et Jacotte Brazier.

L'Hôtellerie : A quelle époque situez-vous l'âge d'or des Mères lyonnaises ?

Dominique Brunet : C'est à mon sens dans les années 30-35, mais il est évident que leur réputation a perduré au-delà de ces années. On les retrouve largement après la guerre et même pour certaines, au-delà des années 70. J'ai cependant limité mon travail à l'immédiat après-guerre.

L'Hôtellerie : Quelles furent les Mères les plus célèbres ?

Dominique Brunet : Les mères Fillioux et Brazier bien sûr, mais après j'en ai recensé une petite trentaine. Pour l'époque 30-35 on en retrouve une vingtaine dans les guides Michelin de ces années-là. La première fut la Mère Brigousse aux Charpennes de 1830 à 1850 ; les dernières, Tante Paulette de 1950 à 1990 à Lyon et la Mère Jean, Madame Biol, également à Lyon de 1960 à 1984 !

L'Hôtellerie : Avez-vous trouvé une explication à ce vocable de Mère ?

Dominique Brunet : J'ai d'abord cherché un lien avec la "mère" des compagnons de France... mais je n'ai pu établir de relation. J'ai confronté des adresses de compagnons avec celles de restaurants, mais rien ne correspondait. Je veux donc croire que l'appellation a été donnée par les gens qui les fréquentaient et retrouvaient en elles un certain côté maternel.

La plupart du temps, elles géraient seules leur restaurant ce qui était une rareté car, à l'époque, il y avait peu de femmes chef d'entreprise ! Lorsqu'il y avait un mari, il n'était pas en cuisine mais au bar et il se contentait de servir à boire.

L'Hôtellerie : Justement, comment étaient ces restaurants ?

Dominique Brunet : Les établissements étaient très sobres et à des prix abordables, avant d'accueillir une clientèle plus élitiste d'hommes d'affaires. Je situe cette mutation dans les années 1925-1928.

Le répertoire culinaire des Mères était limité, mais réalisé à la perfection et la carte ne changeait sensiblement pas avec, en particulier, le Fond d'artichaut au foie gras, la Volaille demi-deuil et la Quenelle.

L'Hôtellerie : N'avez-vous pas le sentiment qu'aujourd'hui cette appellation de "mère" est galvaudée ?

Dominique Brunet : A mon sens elle est utilisée à tort et à travers ! Ces femmes possédaient une très forte personnalité, étaient des généraux autonomes et proposaient une cuisine familiale, disons même bourgeoise puisque nombre d'entre elles avaient travaillé dans des maisons bourgeoises comme la Mère Brazier chez Milliat des pâtes Milliat frères.

L'Hôtellerie : Existe-t-il encore des Mères ?

Dominique Brunet : Il est évident que l'on a assisté tout au long du siècle à une évolution mais on trouve encore à Lyon quelques femmes en cuisine qui ont une force de caractère et une volonté qui peut les faire assimiler aux Mères d'antan. Pour la cuisine par contre, le répertoire à évolué et Jacotte Brazier est la seule à respecter la tradition, dans l'esprit de sa grand-mère Eugénie.

L'Hôtellerie : Vous avez vécu plusieurs mois avec les Mères. Qu'avez-vous découvert qui vous ait surprise ?

Dominique Brunet : J'avoue que les recherches ont été passionnantes. J'ai beaucoup aimé leur personnalité affirmée d'une façon exceptionnelle, leur assurance dans ce qu'elles faisaient. Ce n'était assurément pas de faibles femmes ni de grandes sentimentales, mais des meneuses qui savaient imposer leurs vues à leurs clients...
Le génie d'Eugénie Brazier m'a laissée pantoise. En 1928, elle a décidé d'ouvrir un restaurant au col de la Luère, à 20 kilomètres de Lyon, en sachant qu'une voiture serait nécessaire pour venir et qu'il n'y en avait pas beaucoup ! C'était le début du tourisme gastronomique, où le repas n'est plus lié au travail mais devient plaisir et but en lui-même. Le pari était risqué, mais elle avait pressenti qu'il pouvait être gagné.


La cuisine des Mères lyonnaises étudiée avec précision par une jeune étudiante en géographie.

Jacotte Brazier assume l'héritage

Elle s'est installée au 12 rue Royale en 1971 et n'a plus quitté les lieux. Jacotte Brazier n'a jamais imaginé une autre trajectoire professionnelle que dans ce restaurant, créé par sa grand-mère Eugénie en 1921 et où son père Gaston passa sa vie !

"Je garde de ma grand-mère le souvenir un peu flou d'une femme sévère qui n'avait pas de temps pour la tendresse. Elle aimait le travail et ne pouvait penser à autre chose. Elle n'imaginait pas que l'on pouvait avoir une vie d'amusement. Elle disait souvent que les filles de Gaston étaient élevées comme des filles d'industriels aisés, et je sentais que ça l'agaçait : elle nous aurait bien mises à la plonge", dit Jacotte Brazier à propos de sa grand-mère.
Comme toutes les Mères, Eugénie Brazier avait son caractère. "Un fichu caractère", insiste Jacotte. "Je n'ai aucun souvenir d'une grand-mère comme on l'imagine. Elle était dure avec elle-même et avec sa famille. Sans doute était-ce indispensable pour réussir."
Des années plus tard, heureuse et fière qu'elle lui ait donnée "l'un des plus beaux noms de la restauration", Jacotte ne regrette rien. Après l'Ecole hôtelière de Lausanne dont elle est sortie en 1964, elle s'est offert un petit périple dans les hôtels européens avant de revenir seconder son père, malade, à Lyon. C'était en 1971 et trois ans plus tard, la maladie avait raison des forces de Gaston. Depuis, avec sa mère Carmen - 83 ans depuis peu -, Jacotte Brazier assume l'héritage familial.
"Cette tradition est ancrée en moi. J'ai grandi dans cet esprit. Même avec un chef créatif, je ne vois pas le restaurant autrement. C'est viscéral. C'est peut-être un brin pompeux de dire que je me sens investie d'une mission, mais je n'ai pas envie de proposer autre chose ici. Et puis avouez que ce serait dommage de faire ce que tout le monde fait ! Je crois que les gens ont besoin de racines et de cette identité qu'ils peuvent retrouver chez la Mère Brazier."
Depuis le 5 janvier 1998, Guy Labonde est aux commandes. Mais l'ex-second de Philippe Jousse chez Alain Chapel à Mionnay n'a nulle envie de « faire la révolution » rue Royale. Le Fond d'artichaut au foie gras, la Quenelle, la Volaille demi-deuil figurent toujours à la carte... avec quelques créations plus contemporaines.
"Il fait son foie gras, alors que nous l'achetions, et pour la terrine aux trois viandes, il travaille sur la même recette que ma grand-mère. Avec des recettes actualisées, les goûts peuvent être parfois différents, c'est le seul changement car l'esprit demeure. L'autre jour, un client suisse est venu parce qu'il savait que nous avions un nouveau chef. Il s'inquiétait de découvrir la nouvelle carte... et a finalement commandé le Fond d'artichaut et la Volaille", raconte Jacotte !


Jacotte Brazier et son chef, Guy Labronde.

 

Mythique Mère Brazier !

Sa vie est un roman ! Née à Bourg-en-Bresse dans l'Ain en juin 1895, Eugénie Brazier n'a pas eu une enfance très heureuse. Orpheline de mère à dix ans, très tôt placée dans une famille à la campagne, elle y reste jusqu'à l'âge de 20 ans. Déjà mère de Gaston, elle se voit contrainte d'aller à Lyon pour gagner sa vie et subvenir à ses besoins. Femme de ménage puis cuisinière chez des bourgeois lyonnais, elle est embauchée chez la Mère Fillioux qu'elle quitte pour la Brasserie du Dragon, avant d'ouvrir sa propre affaire, seule, en avril 1921 au 12 rue Royale et avec 12 000 francs de capital.
Difficiles au début, les affaires sont meilleures lorsque Edouard Herriot, maire de Lyon et fin gourmet, s'entiche de sa cuisine. Elle travaille alors beaucoup, trop même et se voit contrainte au repos par le corps médical. Pour prendre l'air, elle monte au col de la Luère et là, dans un bungalow sans gaz ni électricité, ouvre en 1928 son deuxième restaurant.
Classique, son répertoire culinaire est identique : Saucisson chaud brioché, Poulet à la crème ou Volaille demi-deuil, Fond d'artichaut au foie gras. Le guide Michelin ne s'y trompe pas et en 1933 lui attribue un double trois étoiles pour ses restaurants de Lyon et du col de la Luère...
Après la guerre, abandonnant l'établissement de la rue Royale à son fils Gaston, elle se consacre au restaurant du col de la Luère. Et c'est là-haut que Paul Bocuse puis, plus tard, Bernard Pacaud feront leurs gammes. Jusqu'au bout, elle préparera cette cuisine simple, honnête, rigoureuse et sans prétention qui plaisait à sa clientèle et aux guides, puisque les trois étoiles Michelin resteront accrochées jusqu'en 1968 !
En 1974, fatiguée, elle se retire. Mais elle s'ennuie, ne résiste pas à l'inaction et meurt deux ans après à Lyon. Elle avait tout juste 80 ans.
Aujourd'hui, le restaurant du col de la Luère est devenu la résidence secondaire d'un industriel lyonnais. Et rue Royale, Carmen sa belle-fille et Jacotte sa petite-fille s'attachent à maintenir la tradition.


L'HÔTELLERIE n° 2595 Magazine 7 Janvier 1999

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