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Au bonheur d'Anne-Sophie

Au nom du père : telle pourrait être la devise d'Anne-Sophie Pic, à la tête de l'affaire familiale dans laquelle elle est impliquée depuis 1992. En cuisine depuis un an, elle apprécie son nouveau métier. Entretien avec une femme de tête...

Propos recueillis par Jean-François Mesplède

Photos DR/Mesplède/Heimermann/Pic

"Je viens de traverser un orage mais nous en sommes sortis", admet prosaïquement Suzanne Pic. Chez les Pic, la tempête est désormais calmée et l'on se prépare à faire face aux échéances.
Désormais à la tête d'une entreprise employant 65 personnes et réalisant plus de 30 millions de francs de chiffre d'affaires, c'est une jeune femme de 28 ans qui a trouvé ses marques en cuisine depuis septembre 1997.
"C'est surprenant. Quand Jacques entrait en cuisine il n'y avait aucun temps mort, aucun geste inutile. Je retrouve tout cela chez Anne qui a le même regard que son père sur les choses. Elle en a étonné plus d'un", dit encore Suzanne Pic, visiblement "bluffée" par sa fille.
"Tout s'est fait progressivement, explique celle-ci, mais c'est dans la logique des choses. Je me suis dégagée des problèmes administratifs assumés par David (NDLR : son mari, entré dans l'entreprise en 1993). Hormis celle de mes produits, la gestion n'est pas mon domaine et il serait sans doute difficile de m'occuper des deux."

L'Hôtellerie :
Il y a quand même loin de votre formation initiale - des études à l'ISG, l'Institut supérieur de gestion, puis la préparation
d'HEC -, et votre place aujourd'hui. Est-ce totalement par hasard que vous avez un jour poussé la porte de la cuisine ?
Anne-Sophie Pic :
J'ai toujours aimé la cuisine. J'ai bien sûr été très influencée par mon père qui m'avait appris à bien manger et à connaître les produits. Même si je n'ai pas travaillé avec lui, j'ai souvent partagé ses repas et les réactions qu'il pouvait avoir sur le métier ressortent aujourd'hui. Je crois que je le comprends de plus en plus et, même s'il n'est plus là, il reste très proche. Ma vocation, je crois pouvoir employer ce terme, ne s'est pas révélée avant, peut-être parce que je voulais faire autre chose que mes parents par souci d'indépendance. Aujourd'hui j'avoue que je me suis moi-même surprise car je ne pensais pas être si passionnée...

L'H. :
Vous savez pourtant, dans un contexte très particulier et un milieu où il n'y a guère de femmes, que le parcours ne sera pas évident...
A.-S. P. :
Ici en cuisine, nous sommes une vingtaine et je suis la seule femme. Ce qui m'angoissait surtout était de me retrouver avec des gens qui avaient parfois vingt ans de métier. Cela m'impressionnait car, en règle générale, je n'aime pas me sentir en état d'infériorité. J'avais envie de combler très vite cet écart, et j'ai eu la chance de me former rapidement. Etant véritablement autodidacte en cuisine, je ne maîtrisais pas totalement les choses. Maintenant ce n'est plus un problème. J'ai pris sur moi, j'ai longuement réfléchi à la carte et aux menus, j'ai trouvé des associations de saveurs. La passion a pris le pas sur l'angoisse et même si j'ai encore tellement à apprendre, je me sens véritablement épanouie. Je savais que l'on m'attendait au tournant. Je le sentais et je ne devais pas manquer une cuisson. Comme j'ai beaucoup de fierté et que j'ai horreur de me tromper, tout est finalement allé assez vite... et ma place auprès de mes chefs s'est faite tout naturellement.

L'H. :
Votre grand-père André, votre père Jacques ou votre frère Alain qui ont tous dirigé les cuisines avant vous avaient reçu une formation. Vous êtes autodidacte. Est-ce une chance ou un handicap ?
A.-S. P. :
Les longues discussions avec mon père m'ont aidée et ont fait office de formation de base. J'ai appris sur le tas c'est vrai, mais entrer ainsi en cuisine m'a obligée à me dépasser. On ne peut le faire qu'en étant passionnée. En fait, j'étais acculée et obligée de lutter.

L.H :
Avez-vous le sentiment que votre réussite en cuisine était l'une des conditions de la survie de la maison ?
A.-S. P. :
Oui. Tant pour moi que pour l'entreprise... même si ces propos peuvent paraître prétentieux. Un couple ne peut continuer dans cette maison que si l'un des deux est en cuisine. Pic n'existe que parce qu'il y a le restaurant qui est depuis toujours le cœur de la maison.

L'H. :
On peut aujourd'hui imaginer que ces derniers mois ont été difficiles avec des choix précis à faire. Là encore, s'agissait-il d'une survie ?
A.-S. P. :
Encore une fois, oui ! David et moi croyons en notre maison et il nous a semblé nécessaire de faire certains choix qui correspondaient à la fois à une demande de la clientèle et à une évolution du marché.
Cela entraînait des investissements et c'est sans doute une forme de pari. Mais sauf à récupérer la troisième étoile tout de suite, l'avenir de la maison passait par l'auberge et l'hôtel.

L'H. :
On sait aujourd'hui que ces choix ont provoqué un déchirement familial et le départ d'Alain votre frère aîné...
A.-S. P. :
C'est vrai, mais cela devenait inéluctable pour sortir d'un état de crise. Travailler est une chose, mais vivre sans arrêt avec des bruits et des rumeurs est pire que les actes eux-mêmes. Il fallait couper court à tout ça.

L'H. :
Mais ce départ d'Alain, qui travaillait depuis si longtemps avec votre père, ne vous fait-il pas peur pour la pérennité de l'entreprise ?
A.-S. P. :
Il ne pouvait pas en être autrement. En 1995 lorsque nous avions échafaudé les premiers plans de l'hôtel, nous étions déjà en désaccord. Etant les plus jeunes, David et moi avons proposé de partir mais Alain ne souhaitait pas reprendre l'affaire (1). Même si j'aime ma maison de tout mon cœur, j'étais prête à faire ce sacrifice mais je ne voulais pas que la maison disparaisse. Aujourd'hui, j'espère simplement que mon frère souhaite que la maison continue... comme je l'aurais voulu.

L'H. :
Pour 1998, les chiffres seront bons. Comment voyez-vous l'avenir à plus long terme, alors que vous êtes désormais à la tête de l'affaire ?
A.-S. P. :
Nous avons fait des choix différents, mais nous travaillons avec notre bonne conscience pour nous. Nous n'avons pas pris le pouvoir pour le prendre, mais pour avancer avec ce que cela suppose de responsabilités et de soucis. L'avenir c'est de consolider la maison, la stabiliser et retrouver une certaine régularité. Retrouver une certaine cuisine aussi. Celle que j'aime, faite de saveurs avec le respect du produit de base. Je travaille sur des jus courts, des réductions, des assiettes épurées. J'aime travailler les légumes, composer des accompagnements judicieux qui n'étouffent pas le produit.

L'H. :
L'avenir passe-t-il par ces trois étoiles Michelin qu'en 1973 Jacques, votre père, avait été si heureux de rendre au sien ?
A.-S. P. :
(Longue réflexion). J'en rêve c'est sûr, je ne peux pas dire le contraire. C'est encore à notre portée et c'est une motivation pour l'équipe. Nous travaillons bien et satisfaire la clientèle est déjà très motivant. La troisième étoile serait la récompense de ce bon travail. C'est dans cet esprit que mon père l'avait obtenue. *

(1) « Je n'ai jamais voulu quitter la maison de mon plein gré. J'y ai été contraint par les circonstances », dit Alain Pic.


"Ma place auprès de mes chefs s'est faite tout naturellement", dit Anne-Sophie Pic.

La maîtrise du geste et une attention de tous les instants.


Une table à laquelle Anne-Sophie Pic rêve de rendre les trois étoiles...

La vérité des chiffres

Au 285 avenue Victor Hugo à Valence, la "maison Pic" c'est aujourd'hui le restaurant (2 étoiles au Michelin) de 120 couverts (avec une moyenne de 90 clients/jour et des menus à 340 F au déjeuner, 660 et 890 F pour un TM de 780 F, hors clientèle de l'hôtel où le TM grimpe à 1 150 F), un hôtel 4 étoiles Luxe de 15 chambres (avec une clientèle à 80 % étrangère et un TO annuel de 70 % à un PM de 1 000 F) et l'auberge du Pin (TM 180/200 F). L'ensemble est désormais ouvert 7/7 exception faite du restaurant gastronomique fermé le dimanche soir.
Pour l'auberge (ouverture décembre 1997), la réfection des salons du restaurant et l'hôtel (ouverture avril 1997), l'investissement étaitde 15 MF. Ces dernières années, le chiffre d'affaires s'est révélé très fluctuant :
ù 34 MF (1992)
ù 32 MF (1993)
ù 28 MF (1994)
ù 26 MF (1995)
ù 24 MF (1996)
ù 29 MF (1997).

En 1998 - où le résultat sera positif pour la première fois depuis trois ans -, l'estimation est de 33 MF (23 MF pour le restaurant, 3 MF pour l'hôtel et 7 MF pour l'auberge). Y compris les apprentis et les temps partiels, 64 salariés sont employés par la maison Pic. Des projets (réfection de la salle, création d'une boutique et de deux chambres supplémentaires) sont en cours pour 1999.


Après le rachat des parts d'Alain, Anne-Sophie Pic et son mari David Sinapian sont majoritaires dans une SA totalement familiale où Suzanne Pic est toujours impliquée.

 

Une si belle maison...

L'histoire de la maison Pic débute au sommet de la côte du Pin, dans un petit hameau entre Saint-Péray et Vernoux dans l'Ardèche. Là où le tramway qui relie les deux bourgades fait une halte.
En 1891, deux ans avant la naissance d'André, Sophie Sahy, qui vient d'épouser Eugène Pic, assure la succession familiale. L'auberge du Pin est réputée et les chasseurs du coin viennent y déguster la cuisine simple de la maîtresse de maison.
Lorsqu'André Pic vient épauler sa mère puis lui succéder, un cran supplémentaire est franchi et le guide Michelin l'honore de trois étoiles en 1934, un an après Fernand Point, un an avant Alexandre Dumaine avec qui il forme alors le triumvirat culinaire le plus célèbre de l'histoire !
En 1936, André Pic décide de transporter ses fourneaux à Valence, tout près de la RN 7 très vite devenue le prestigieux axe gourmand Paris-Côte d'Azur. Les trois étoiles restent accrochées jusqu'en 1939 à une maison dont la réputation ne se dément pas après guerre. Pour preuve, cette anecdote que racontait souvent Maurice Pic, maire de Valence : à l'occasion d'une visite officielle, Vincent Auriol, président de la République lançait au premier magistrat de la ville et à son homonyme, Monseigneur Pic, évêque de Valence : "Vous conviendrez avec moi que des trois Pic ici présents, c'est André qui restera le plus célèbre."
A Valence dès 1956, Jacques Pic n'aura de cesse de reconquérir ces trois étoiles perdues par son père... et y parviendra en 1973, la même année qu'Alain Chapel à Mionnay.
Discret - "ma vocation est de rester chez moi, devant mes fourneaux, en famille ou avec mes clients" affirmait-il -, il fera de son restaurant l'un des meilleurs de France... avant de mourir brutalement à 59 ans, en septembre 1992.
Epaulé par sa sœur Anne-Sophie, Alain Pic assume alors l'héritage dans une maison que le guide Michelin amputera d'une étoile en mars 1995.
C'est à cette époque que la construction d'un hôtel - qu'avait envisagée Jacques Pic avant sa disparition - et des divergences de vue sur les nécessaires investissements à réaliser créent des tensions dans la famille. Elles aboutissent au départ d'Alain qui cède ses parts en octobre 1998.
Désormais, dans une affaire qui reste plus que jamais familiale, Anne-Sophie et David Sinapian sont majoritaires. La fille de Jacques cumulant les fonctions de p.-d.g. et de chef de cuisine.


En 1973, en retrouvant les trois étoiles au Michelin, Jacques Pic avait eu le net sentiment de rendre à son père son honneur perdu...


L'HÔTELLERIE n° 2590 Magazine 3 Décembre 1998

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