En 1928, l'Hôtel de la Paix changeait de
propriétaires et de nom. Les familles Struby et Barthes qui faisaient l'acquisition de
cet établissement situé à l'extrémité nord-est de la place de l'Horloge, en Avignon,
le baptisaient Hôtel de France.
Soixante-dix ans plus tard, l'établissement, toujours lié par le sang et le cur à
la famille Struby, a changé. Affaire de femmes à ses débuts par la place importante
qu'occupait Jeanne Struby puis plus tard sa fille Françoise, l'un des symboles de la
gastronomie avignonnaise est devenu une affaire d'hommes. Des hommes qui ont de la
mémoire et ont voulu célébrer l'anniversaire de l'acquisition de cet hôtel par leurs
grands-parents avec une cuvée spéciale, des tee-shirts et divers objets souvenirs.
Mais si Frédéric, François, Christophe et René Tassan sont à la fois le présent et
l'avenir de cette maison, c'est à leurs parents, Primo Tassan et Françoise, née Struby,
que revient de conter en quelques dates et anecdotes la longue histoire de cette
institution.
Rendez-vous d'une clientèle aisée, comme en témoignent des photos jaunies, l'hôtel,
tout proche du palais des Papes va aussi conquérir les premiers touristes. Mais c'est
après la guerre et un nouveau baptême que L'Auberge de France va acquérir une
notoriété croissante. Jean Vilar, lançant son festival, en fait son annexe. « Les
vedettes de l'époque n'étaient pas poursuivies comme elles le sont aujourd'hui. Chez
nous, se souvient Françoise Tassan, ils se sentaient en famille et comptaient toujours
sur ma mère pour résoudre tous leurs problèmes. »
C'est quelques semaines après le premier festival que Primo Tassan pose une première
fois sa toque en Avignon. Une saison, puis il poursuit son apprentissage à l'Hôtel
Bristol à Paris (1949-50), et en Irlande (1950-52) où il perfectionne son anglais.
Et c'est le retour dans la cité vauclusienne en 1953 et la conquête du cur de
Françoise. Elle assure la réception et la gestion alors que lui règne sur les cuisines,
avec talent et tempérament. En premier lieu il rappelle fièrement l'obtention d'une
étoile Michelin à la fin des années cinquante et qu'il conservera pendant 17 ans.
Ensuite il cite une anecdote révélatrice.
« J'étais un gueuleur et lorsque quelque chose n'allait pas en cuisine, tout le monde
en profitait. Un jour, le directeur du théâtre, de l'autre côté de la place, qui ne
manquait pas d'humour, est venu me voir pour me demander de me taire pendant les
répétitions des acteurs... »
L'hôtel fermé en 1983
Ce caractère en faisait aussi un homme de principe. « Lorsque j'avais fini le
service, je ne traînais pas. D'abord parce que je ne me voyais pas aller pavaner en salle
avec ma toque pour quémander un compliment, mais aussi parce que je savais que ma
journée débutait très tôt, le lendemain matin. A trois heures et demi, j'étais debout
pour être le premier au marché. Un choix que je regrette un peu aujourd'hui car il m'a
privé d'une certaine clientèle qui souhaitait dîner tard, ce qui n'était pas le cas
chez nous. Surtout avec ce rythme de travail ! »
Les travaux pour retrouver l'étoile un instant perdue vont conduire la famille Tassan à
s'interroger sur l'avenir à donner à l'hôtel. La raison économique l'emportera et
Avignon perdra 22 chambres en centre-ville en 1983. Cinq ans plus tard, Primo et François
Tassan passeront la main à leurs enfants. Quatre garçons dont trois sont toujours en
première ligne au restaurant : Frédéric le cuisinier, François le gestionnaire et
Christophe le sommelier. Quant à René, ingénieur à l'Aérospatiale, il est solidaire
de ses aînés.
« Leur volonté de poursuivre était rassurante malgré la lourdeur des droits de
succession, reconnaît avec émotion leur père. Ils ont dû emprunter pour payer
ces droits et nous-mêmes avons dû sortir jusqu'au dernier centime de nos économies pour
les aider. Mais nourrir trois familles avec un établissement qui jusqu'à alors n'en
avait nourri qu'une n'était plus possible. En 1990 ils se sont écartés du créneau
gastronomique pour trouver une formule plus adaptée. »
Pas question de nouveaux emprunts
Cocktail de brasserie et de bar à vins, Les Domaines sont toujours un point d'ancrage
fort de la vie avignonnaise. « Pour les établissements comme le nôtre, autour d'une
place attrape-touristes, le chiffre se fait naturellement et ne pousse pas vraiment à la
remise en cause, analyse Christophe Tassan. Pourtant il nous faudrait encore évoluer. On
a l'outil pour réussir quel-
que chose mais pas les garanties que les investissements seront couverts par l'activité.
Et comme le contexte n'encourage pas à aller de l'avant sur ce plan-là, nous ne sommes
pas enclins à nous
lancer dans de nouveaux emprunts. »
Les enfants de Françoise et Primo Tassan sont donc à un carrefour professionnel. Et
leurs interrogations inquiètent un peu leur père. Pour une raison toute simple. «Quel
que soit leur choix, nous l'accepterons, mais nous aurions beaucoup de peine si un autre
qu'un Tassan se trouvait à la tête de notre maison...»
Au bar des Domaines, René, Christophe, François, Frédéric et Primo Tassan.
Toute la famille devant le restaurant symbole.
L'HÔTELLERIE n° 2586 Magazine 05 Novembre 1998