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Les fantastiques années Bocuse

Si Paul Bocuse voyage encore au Japon, en Australie et aux Etats-Unis, sa route passe plus souvent qu'on ne le croit par Collonges-au-Mont-d'Or. C'est là que, pour L'Hôtellerie, il a accepté de se pencher sur 30 ans -et même un peu plus- de cuisine française. Sur les «années Bocuse» en somme !

Propos recueillis par Jean-François Mesplède

Lorsque Paul Bocuse est né, des témoins dignes de foi affirment que le bébé avait de jolies fossettes, mais nul ne se risquait à prédire le fabuleux destin qui attendait le fils d'Irma. Au fourneau, son père Georges assurait la bonne réputation de «Léon de Lyon» rue Pleney. Et son grand-père maternel François Roulier, avait fait sa spécialité des poissons de Saône et du poulet cocotte servis à l'hôtel du Pont de Collonges-sur-Saône.
C'est là, qu'installé depuis une dizaine d'années, Paul Bocuse décrocha la troisième étoile en 1965. Avec le coup de pouce de Bibendum, l'histoire était en marche.
Célèbre dans le monde entier, décoré de la Légion d'honneur au Palais de l'Elysée par le président de la République, statufié au musée Grévin, Paul Bocuse -qui a donné son nom au plus grand concours de cuisine du monde- continue à faire la «une» des journaux et à dormir sous les étoiles.
Il a traversé sans dommage toutes les modes et à 71 ans (depuis le 11 février dernier), déborde encore d'enthousiasme. C'est peut-être là, en fin de compte, qu'il faut chercher la clé de son étonnante réussite...

L'Hôtellerie :
Depuis 1967, la cuisine a considérablement évolué. Comment avez-vous vécu cette mutation ?
Paul Bocuse :
«Attendez, si l'on parle de l'évolution de la cuisine, il faut parler de Fernand Point qui en fut le détonateur et l'un des premiers chefs à posséder sa propre affaire. Jusqu'alors, les propriétaires étaient des gens de la salle et il fut dans ce domaine un précurseur.»

L'Hôtellerie :
Ce n'était quand même pas encore la Nouvelle Cuisine ?
P.B. :
«Non, la «Nouvelle Cuisine» est venue plus tard, après 68 et l'histoire est intéressante. Je me suis très vite aperçu que les cuisiniers devenaient très demandés. Henri Gault et Christian Millau étaient venus à Collonges évoquer un contrat qui pourrait nous lier et Claude Jolly voulait lui aussi nous faire signer.
J'ai pensé que si on voulait les cuisiniers, on les aurait... mais sous la bannière de «La Grande Cuisine Française» que nous avons créée à Tours avec Charles Barrier et Yvan Nataf comme conseiller fiscal.
J'étais président, Pierre et Jean Troisgros, Paul et Jean-Pierre Haeberlin, Laporte, Lasserre, Oliver, Vergé, Outhier, Guérard, puis, un peu plus tard, Lenôtre et Chapel étaient avec nous. Gault et Millau sont à leur tour entrés dans notre société qui a obtenu de gros contrats, en particulier avec Air France, ce qui nous permettait aussi de voyager dans le monde entier.
Un jour, à l'aéroport d'Orly, nous avons tous posé autour d'un fourneau et Henri Gault a dit «c'est la Nouvelle Cuisine Française». Tout est parti de là...»

L'Hôtellerie :
...Et tout a été passablement déformé, car sous prétexte de Nouvelle Cuisine...
P.B. :
«Il y a eu des erreurs et des abus, c'est vrai ! Des modes aussi. Celle du kiwi et du brocoli, comme si deux péniches s'étaient percutées et avaient envahi les Halles, puis celle des plats présentés sous cloches parce que les portions étaient si petites que les cuisiniers craignaient sans doute qu'elles disparaissent (rire).
On a également vécu avec excès l'influence japonaise, avec des préparations présentées découpées dans de grandes assiettes, au point que certains avaient perdu l'habitude des os et des arêtes. Et c'est à cette époque qu'il y a eu dans le monde une perte d'identité de la cuisine française...
Cependant pour moi, la «Nouvelle Cuisine», c'était davantage les chefs propriétaires de leurs affaires, que ces déviations aussi absurdes que les commandements de Gault et Millau prônant l'invention d'un plat nouveau tous les jours !»

L'Hôtellerie :
Il n'empêche que pour beaucoup, la Nouvelle Cuisine, c'est avant tout Paul Bocuse et son formidable essor médiatique...
P.B. :
«Il y a sans doute dans tout ça une part de chance. En 1961, nous étions quatre nouveaux MOF, mais j'étais seul quand les journalistes sont venus et j'ai fait la «une» de France Soir. L'année suivante, Michelin m'a donné ma deuxième étoile et tout s'est enchaîné.
En 1965, je suis devenu le douzième à trois étoiles, mais le plus jeune cuisinier de l'après-guerre. Un peu plus tard, Jean Ferniot m'a fait la première page de L'Express en titrant «Où va la cuisine française ?». C'était un coup médiatique formidable...»

L'Hôtellerie :
Les étoiles Michelin ont tout changé...
P.B. :
«J'avais eu deux étoiles avec des couverts en inox, des nappes en papier et les toilettes dans la cour et c'est pourtant la période où nous avons eu le plus de monde. On ne voyait pas les étoiles de la même façon qu'aujourd'hui et à l'époque, tout était dans l'assiette.
Ensuite, Jean-Baptiste Troisgros, qui je crois m'aimait bien, m'a conseillé d'acheter de l'argenterie. Puis à l'automne 1964, je me suis décidé à agrandir. Lors de ma visite chez Michelin, en me demandant si les travaux seraient terminés au printemps suivant, M. Pauchet m'a fait comprendre qu'on allait me donner la troisième étoile...»

L'Hôtellerie :
A cette époque, quelle cuisine serviez-vous ?
P.B. :
«Il y avait déjà le loup en croûte et nous avions une broche au feu de bois qui, à tort ou à raison, est toujours là. C'était aussi beaucoup de gibier, qui a malheureusement disparu. En fait, parce que tout part de là, j'ai toujours essayé d'employer les meilleurs produits.»

L'Hôtellerie :
Mais en plus de trente ans, la cuisine a évolué...
P.B. :
«Vous savez, c'est un peu comme les enfants que l'on ne voit pas grandir. Quand on est dans le circuit, on ne voit pas bien l'évolution des choses. Le matériel aussi a évolué, puisque j'ai débuté avec un fourneau à charbon.
Nous faisions une cuisine plus simple que maintenant, des terrines, des langoustes, des écrevisses et, en été, les truites au bleu, les terrines de bœuf mode froid, les volailles de Bresse à la gelée d'estragon. Chez Troisgros ou Haeberlin c'était pareil, il y avait encore un certain classicisme et même Alain Chapel a continué la cuisine de ses parents. Oui, c'était beaucoup plus simple.»

L'Hôtellerie :
Pensez-vous que l'avenir se situe toujours dans les trois étoiles ou, au contraire, que les grandes maisons vont peu à peu disparaître ?
P.B. :
«L'avenir passe par des produits de qualité et une cuisine à des prix raisonnables. Les gens ont envie de convivialité et de sourires. C'est pour cela qu'avec Fleury, Jaloux et Bouvarel, mes trois MOF, nous avons ouvert à Lyon, Le Nord et Le Sud, en attendant L'Est aux Brotteaux et L'Ouest peut-être à Vaise.
Même si une partie disparaîtra sans doute, il restera toujours une grande restauration. Le métier est devenu plus difficile qu'à notre époque, où nous avions une abondance de clients et d'argent dans les caisses.
Aujourd'hui, si certains endettements sont importants, trop sans doute, c'est aussi la faute des banquiers qui ont fait de mauvaises analyses. Et puis vous savez, à côté du Crédit Lyonnais qui s'est ruiné dans des studios de cinéma, nous les cuisiniers, sommes encore des bricolos (sic) et des amateurs !
C'est de plus en plus difficile et la concurrence est sévère... ce qui explique peut-être quelques tensions. A l'époque de la «bande à Bocuse», nous nous réunissions souvent et c'était la franche rigolade.»

L'Hôtellerie :
Comment voyez-vous la cuisine de l'an 2000 ?
P.B. :
«Je me base souvent sur les Etats-Unis qui ont une vingtaine d'années d'avance sur nous. Là-bas, ce qui marche, ce sont les chaînes de 150 ou 200 unités. Le client ne veut plus de surprise, il sait ce qu'il va manger et payer.
En France, c'est un peu ce qui arrive chez Courte-Paille ou Buffalo Grill pour ne citer que ces deux-là. Je pense que chez nous, des restaurants de ce type vont se développer.
Mais je vous l'ai dit, je crois qu'il restera malgré tout des grands restaurants.
Je suis confiant dans l'avenir de notre profession, car la cuisine reste un beau métier. On trouve toujours de bons produits et nous n'avons jamais eu une jeunesse aussi formidable. Alors...»

 
Décoré de la Légion d'honneur à l'Elysée par le président de la République.


Des témoins dignes de foi affirment que le bébé avait de jolies fossettes...

 
L'équipe de la deuxième étoile en 1962.


L'HÔTELLERIE n° 2500 Hebdo 6 Mars 1997

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