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"SOME LIKE IT HAUTE"

Il est toujours très intéressant de voir comment la presse étrangère voit l'évolution de la cuisine française. Un article paru dans Time Magazine nous donne un aperçu de la manière dont les journalistes américains parlent de la restauration française.
Nos talents, nos soucis vus de l'autre côté de l'Atlantique.

d'après Christina White (Time Magazine)

Lors d'une belle journée parisienne, à l'heure du déjeuner, le restaurant Maxence bat son plein. Dans cette longue salle à manger aux murs jaune moutarde et au parquet brillant, un serveur apporte en amuse-bouche une Crème de homard à l'orange à deux hommes d'affaires, tandis qu'à l'autre bout de la salle, un autre conseille ses clients sur les 18 pages de la carte des vins. Dans les prochaines heures, les plats les plus somptueux - Foie gras de canard poêlé au gingembre, Filets de rouget sautés, Pigeon à la crème de radis noir, assortiment de fromages, Crêpes aux fraises et à la rhubarbe - sortiront des cuisines pour rendre hommage à l'étoile décernée l'année dernière à ce jeune chef talentueux. C'est ça le meilleur de la cuisine française... Mais c'est peut-être ça aussi le moins bon : 10 clients en salle !
Et c'est tout à fait désolant que ça se passe comme ça dans le pays d'Escoffier, de Brillat-Savarin et des 3 étoiles Michelin ! Alors que la langue française, son cinéma et sa littérature perdaient de leur aura, l'art culinaire français était resté pendant longtemps le dernier bastion de suprématie à la française...

Le plus beau des soufflés peut un jour s'effondrer
Les effets de la mondialisation ont maintenant encerclé la forteresse et menacent d'en faire tomber les remparts. D'aucuns affirment même que les barbares sont déjà entrés dans la citadelle : ceux qui, déguisés en chaînes de burgers, apportent avec eux cette fameuse 'world food', mais aussi ceux qui rapatrient de New York, Tokyo ou Sydney, une restauration branchée, bâtissant un empire du 'trendy fooding'. Pour certains, la menace vient de l'intérieur, et dénoncent l'incapacité des chefs français à innover, à s'exporter, et à prendre en considération l'évolution des goûts d'une nouvelle génération.
D'autres encore accusent les contraintes juridiques et économiques auxquelles ils doivent faire face, 35 heures, TVA... qui mènent, en un mot, à la faillite !
A première vue, tout est pour le mieux dans le monde de la haute cuisine. Essayez donc d'obtenir une table dans un 3 étoiles Michelin pour le mois prochain. De grands chefs comme Alain Ducasse ou Bernard Loiseau sont devenus de véritables hommes d'affaires et utilisent leurs étoiles pour prospérer à l'international, à New York ou à Tokyo. Dans le même temps, une nouvelle génération de jeunes chefs ouvre des bistrots de grande qualité qui affichent le plus souvent complet. Mais il n'en va pas de même pour les 1 et 2 étoiles Michelin, les chefs français traditionnels, ceux qui représentent la majorité de la haute cuisine française dans son plus grand classicisme. "Ce sont tous les indépendants, le groupe intermédiaire, entre les 3 étoiles et les bons bistrots, qui souffrent le plus", déclare un spécialiste.

Lourdeur des investissements et des charges
Il est vrai que les chiffres permettent de penser qu'une situation de crise est en train de s'installer. Jusqu'à il y a 5 ans, ces grands restaurants pouvaient sans problème trouver des financements qui leur permettaient de tenir 5 ans, le temps d'attirer les clients et - peut-être plus important - les critiques qui allaient permettre le succès à long terme de leur établissement. Aujourd'hui, si un restaurant n'est pas capable d'assurer un profit au bout de 2 ans, les investisseurs ne sont plus intéressés. Pour Michel del Burgo, chef du Taillevent à Paris, l'attitude des investisseurs constitue un vrai obstacle, "parce qu'ils ont l'argent, ils sont persuadés qu'ils connaissent le business de la restauration".
Une bonne partie du problème est en effet purement économique. La marge de ces grands restaurants est passée de 10 % il y a 10 ans, à 2 % aujourd'hui, et ce, principalement à cause des investisseurs plus frileux, des matières premières de plus en plus chères, et de la hausse des charges salariales. Nombreux sont les restaurateurs 'haute cuisine' qui ont du mal à survivre : "Les salaires représentent aujourd'hui environ 46 % de notre chiffre d'affaires, les matières premières 30 %, ajoutez à cela la TVA de 19,6 %. On a vraiment des difficultés financières, et les faillites ne sont pas rares", explique David Van Lear, le propriétaire du Maxence. "Pourquoi ? Parce que la haute gastronomie, c'est comme la haute couture, ça ne paie pas."
Ainsi, devant de telles pressions financières, beaucoup de grands chefs déplorent que le gouvernement ait l'air décidé à rendre encore plus difficile l'exercice de leur activité. En octobre 1999, 1 000 chefs en toques et tabliers blancs ont défilé devant l'Assemblée nationale, jetant sur les forces de l'ordre des œufs et des légumes, avant d'être repoussés par les gaz lacrymogènes. Ils manifestaient leur colère face à la TVA de 19,6 % applicable aux restaurants traditionnels. De plus, ils protestaient contre les lourdes charges salariales et la loi sur les 35 heures qui allaient les forcer à engager du personnel supplémentaire ou à fermer boutique. "On est dans le pétrin, dit Bernard Loiseau. On se dirige vers un vrai conflit, tout le monde est acculé, les petits restaurateurs n'ont pas les moyens de faire face à tout ça. C'est la révolution."
Un autre problème qui se pose à la profession tout entière est celui de la difficulté à trouver de la main-d'œuvre qualifiée, à trouver des gens qui veulent encore travailler dans des conditions difficiles pour des salaires relativement peu élevés. Les candidatures dans les écoles de cuisine se font plus rares ces dernières années, et plus de 70 % des diplômés se tournent vers la restauration collective ou l'agroalimentaire. On estime de 70 000 à 80 000 postes vides dans le secteur de la restauration.

Vers un multiculturalisme
En plus de toutes ces difficultés rencontrées, un grand débat existe désormais sur le devenir de la cuisine française au XXIe siècle. La mondialisation affecte toutes les cultures et tous les aspects des sociétés, y compris la cuisine. Alors, certains chefs, conscients des enjeux, ont embrassé ce multiculturalisme. Tout d'abord Pierre Gagnaire, hier à Saint-Etienne, aujourd'hui à Paris, à l'hôtel Le Balzac. Dans une atmosphère moderne orientale, il propose des mariages surprenants comme un Pigeon au chocolat ou un Turbot et chips de poire. "On a dit de moi que j'étais le fossoyeur de la cuisine française parce que j'avais utilisé des produits d'ailleurs venus d'un peu partout dans le monde, explique Pierre Gagnaire. Mais la cuisine française ne peut que s'enrichir justement en assimilant ces influences étrangères."
Ensuite, au restaurant Korova derrière les Champs-Elysées, la cuisine de Patrice Hardy attire les foules qui viennent déguster un Poulet au coca-cola ou un Hot-dog au homard. "Paris est en train de changer", explique Hubert Boukobza, propriétaire du restaurant. Pendant longtemps, Londres et New York nous devançaient largement, mais les gens voyagent de plus en plus, et aujourd'hui, il y a une réelle demande pour un endroit comme ça à Paris."  

Réconcilier tradition et modernité
C'est certainement Alain Ducasse qui a le mieux réussi à réconcilier tradition et modernité avec ses restaurants, tous différents les uns des autres. Grande cuisine classique au Plaza Athénée à Paris, cuisine d'inspiration méditerranéenne au Louis XV à Monaco, ses deux auberges de luxe La Bastide de Moustiers et L'Hostellerie de l'Abbaye de la Celle pour le terroir provençal, ou encore l'Essex House à New York, où il travaille les produits américains à la française. Enfin, Spoon, à Londres, Paris ou Tokyo, qui proposent une très belle fusion d'inspiration internationale, soupes chinoises, ceviche, pâtes, sauce tandoori et glace au buble gum. "Ce qui relie tous mes restaurants entre eux, dit Ducasse, c'est avant tout un esprit de qualité. L'influence française se retrouve dans la technique, dans le savoir-faire : comment arriver à une cuisson parfaite, comment réduire une sauce, assaisonner... les vrais basiques de la cuisine en somme." Il semblerait pourtant qu'Alain Ducasse, qui avait signé en 1996 avec Joël Robuchon et Bernard Loiseau, un manifeste de mise en garde contre l'internationalisation de la cuisine française et une créativité incontrôlée, ait bien retourné sa veste. "On a longtemps cru que les chefs français devaient rester en France, on a mis des barrières. Puis, petit à petit, on a réalisé qu'ils pouvaient avoir leur mot à dire sur d'autres cultures. La mondialisation est un bon stimulant de la qualité. Aujourd'hui, les chefs échangent, intègrent d'autres sensibilités, proposent des choses différentes."
Bien sûr, certains ont peur de perdre leur identité dans tout ça, comme Antoine Westermann à Strasbourg : "Aujourd'hui, quand vous dégustez un plat, c'est difficile de savoir si les ingrédients utilisés sont français ou japonais. Si on s'ouvre trop, on s'expose à un risque de perdre notre identité et notre intégrité. Chacun a sa propre histoire et sa propre culture, il ne faut pas l'oublier. Et puis, je n'ai pas du tout envie d'aller à Tokyo et à Melbourne pour trouver dans mon assiette la même chose qu'à Strasbourg !"

Le danger viendra d'ailleurs
Mais la réelle menace pourrait peut-être moins venir de certains chefs français qui ont apparemment tourné le dos à la cuisine traditionnelle de leur pays, que de tous ces chefs, un peu partout dans le monde, qui ont appris avec des Français, et qui, aujourd'hui, appliquent les leçons avec plus de créativité encore, parce que plus spontanés, moins enserrés dans des carcans que ne le sont leurs maîtres. Alice Waters aux Etats-Unis, Ferran Adria en Espagne, Gordon Ramsay en Angleterre, et bien d'autres grands chefs étrangers, ont maintenant largement de quoi défier la suprématie française, si ce n'est, de la dépasser.
En fait, le coup dur porté à la cuisine française semble bien être ce manque de reconnaissance croissant. "Aujourd'hui, quand les chefs français disent qu'ils sont en crise, c'est qu'ils acceptent de dirent qu'ils ne sont plus forcément les meilleurs", explique Marc Veyrat. "Allons enfants de la patrie"... Deux siècles plus tard, Brillat-Savarin codifiait la gloire de la cuisine française. Il y a 20 ans, la vague de la 'nouvelle cuisine' arrivait comme une bouffée d'oxygène. Aujourd'hui, c'est sans doute l'heure d'une nouvelle révolution française ! zzz22v

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L'Hôtellerie n° 2753 Hebdo 24 Janvier 2002

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