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L'événement
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A Rennes

Les hôteliers assignent l'Etat en justice

L'histoire de Jacques et Nelly Esnault laisse un arrière-goût de colère. Ici, tout le monde semble d'accord sur un fait : ce couple d'hôteliers-restaurateurs, aujourd'hui ruiné, a été victime d'un dysfonctionnement de la justice. Même le magistrat responsable de leur malheur le reconnaît explicitement. La chancellerie, quant à elle, s'arc-boute derrière "l'autorité de la chose jugée" et refuse d'indemniser le couple !


Intervention de Jacques Esnault (au centre), devant le syndicat
hôtelier avec à sa droite, Marie-Thérèse Pelée, la présidente.

Lorsque Marie-Thérèse Pelée, présidente du syndicat, lui laisse la parole, Jacques Esnault, tendu, s'adresse à ses confrères hôteliers-restaurateurs-cafetiers venus assister ici à l'assemblée générale de l'Umih d'Ille-et-Vilaine. "Ce n'était peut-être pas l'endroit idéal pour engager un débat sur mon affaire, mais je voulais qu'ils connaissent mon histoire. Une fois dans la salle, je me suis demandé ce que je faisais là." Devant un public attentif, l'ancien hôtelier-restaurateur lance : "Je suis amer. Ce matin, je viens d'assigner l'Etat pour faute lourde devant le tribunal d'instance de Rennes. J'aurais aimé voir des confrères au tribunal pour me soutenir... Le syndicat n'était pas là... Que va faire la profession pour nous ? Je pense que le syndicat, tel qu'il fonctionne, n'est pas fait pour défendre les valeurs vitales de l'entreprise." Jacques Esnault quitte l'assemblée sous les applaudissements des professionnels.
L'affaire Esnault traîne depuis 17 ans, car au vu de la médiatisation du procès, on peut bien parler d'une affaire - qui risque d'ailleurs de faire jurisprudence en cas de condamnation de l'Etat. C'est l'histoire d'un couple d'hôteliers-restaurateurs victime d'un dysfonctionnement de la justice. L'histoire d'un magistrat qui reconnaît son erreur, celle d'une administration qui se retranche vaille que vaille derrière "l'autorité de la chose jugée". Mais c'est également l'histoire d'un couple ruiné vivant aujourd'hui avec 3 500 francs par mois (allocation aux adultes handicapés).

Une affaire saine
Ancien cuisinier embarqué sur le paquebot Antilles, Jacques Esnault reprend en 1978, avec sa femme Nelly, un hôtel-restaurant à Fougères, Le Saint-Pierre. L'affaire tourne rondement (le CA passe de 368 000 F en 1978 à plus de 1 MF en 1985) et les 4 salles de restaurant, pouvant accueillir au total 200 personnes, sont régulièrement remplies. Afin de développer l'affaire, les Esnault demandent aux propriétaires d'assurer quelques travaux de conformité et de remise aux normes, évalués par un expert à quelque 220 000 F. Face au refus des propriétaires, les Esnault portent l'affaire devant le tribunal de Fougères les déboute, considérant que "les grosses réparations invoquées par les locataires constituent en réalité des travaux de reconstruction de l'immeuble". Or, pour la loi, les bailleurs ne sont tenus qu'à l'entretien d'un immeuble et non à sa reconstruction. Il suffit de regarder aujourd'hui des photos de l'établissement pour prendre la mesure de l'erreur, et Jacques Esnault de lancer justement : "Pourquoi voudriez-vous que des exploitants demandent des travaux pour poursuivre et développer une activité dans un immeuble décrépit ? Vous imaginez 220 000 F pour reconstruire un tel immeuble ? C'est délirant !" Le couple d'hôteliers- restaurateurs se tourne alors logiquement vers la cour d'appel de Rennes. Dans son arrêt du 6 novembre 1986, la 4e chambre civile de la cour d'appel de Rennes, présidée par Alain Le Caignec, confirme le jugement précédent et l'accentue même considérant que "la ruine du bâtiment n'est pas due à une faute des bailleresses". Le mot ruine est lâché et dégage les propriétaires de toute obligation de travaux. Jacques et Nelly Esnault reprennent malgré tout leur activité jusqu'à la tempête d'octobre 1987 qui endommage la toiture de l'établissement. Une nouvelle fois, les locataires se retrouvent confrontés à leurs propriétaires devant les tribunaux, les seconds refusant toujours de payer les travaux. Dans son jugement, le tribunal d'instance de Fougères donne cette fois raison au couple Esnault. La cour d'appel également. Reste la Cour de cassation qui se prononce uniquement sur la forme et non sur le fond. Cette dernière casse les précédents jugements au nom de "l'autorité de la chose jugée". L'immeuble, ayant été précédemment déclaré comme ruine, ne peut justifier de simples réparations. Celles-ci ne seront jamais effectuées et l'immeuble, au fil des ans, tombe en décrépitude. Les Esnault, qui se heurteront systématiquement à cette "autorité de la chose jugée", déposent le bilan en 1996, et l'affaire est définitivement liquidée un an plus tard.

Les aveux du magistrat
Des histoires de ce type n'ont malheureusement rien de rare. Mais pourquoi Jacques Esnault assigne-t-il l'Etat pour faute lourde et réclame 5,5 MF ? Cette
dernière chance, à laquelle s'accroche le couple d'hôteliers, ils la doivent au courage, très rare voire inédit dans les annales de la justice, d'un magistrat. Ce même magistrat, Alain Le Caignec, qui avait assimilé Le Saint-Pierre à une ruine. Conscient de son erreur, il écrit en 1995 dans une lettre adressée aux Esnault : "Lorsque j'ai pris la présidence de la 4e chambre civile, celle-ci était littéralement noyée sous près de cinq ans de retard d'audiencement. J'ai reçu du premier président de l'époque la mission impérative de résorber coûte que coûte ce retard inadmissible (...) Les conséquences de cette énorme surcharge de travail ont été de faire vite, très vite, au risque de faire trop vite. Le réexamen des pièces du dossier m'a laissé, et cet aveu me coûte, une impression désagréable d'arrêt plus ou moins loupé..." Plus loin, le magistrat ajoute : "J'atteste donc, ayant conscience d'accomplir un douloureux devoir, que la décision dont il s'agit a été rendue sous l'emprise d'un encombrement intolérable et de mesures qu'il a fallu prendre pour résorber cet encombrement. Ces mesures témoignent de difficultés de travail extrêmes, difficultés qui ont été de nature à entraîner un dysfonctionnement dans l'administration de la justice (...) Vous n'êtes donc, à mes yeux et en conscience, pas dépourvus de motifs de vous plaindre des conséquences très graves que ledit dysfonctionnement a pu avoir sur votre fortune..." Cette lettre fait l'effet d'une bombe dans les couloirs feutrés de la place Vendôme, au point que la chancellerie diligente une enquête auprès de l'Inspection générale des services judiciaires (IGSJ). Dans un premier temps, le ministère évoque la possibilité d'une indemnisation. "En fait, on nous a fait patienter en nous demandant de ne pas dévoiler le contenu de la lettre d'Alain Le Caignec", jusqu'à celle de Jacques Toubon qui ruine les espoirs du couple : "Aucune suite favorable ne peut être réservée à votre réclamation", écrit le Garde des Sceaux de l'époque. Pourtant, entre-temps, Jacques Esnault obtient le rapport de l'IGSJ. Ce dernier mentionne, en conclusion, que la lettre d'Alain Le Caignec fournit aux époux Esnault "un moyen fondé sur le caractère fautif du fonctionnement du service à l'origine de la décision rendue".

Risque de jurisprudence
Le changement de majorité au sein du gouvernement, ainsi que le risque de voir et la lettre d'Alain Le Caignec et le rapport de l'IGSJ versés au dossier, ne modifie en rien la position du ministère. Elisabeth Guigou, malgré la nomination et l'intervention du médiateur de la République, Bernard Stasi, ne donne pas suite au dossier Esnault. Evoquant son entretien avec la ministre, Bernard Stasi écrivait pourtant dans un courrier : "Je soulignais enfin qu'à défaut d'une indemnisation accordée par l'Etat aux requérants, il semblerait que seule une action judiciaire, avec les risques qu'elle comporte en termes de médiatisation, pourrait aboutir à l'établissement incontesté du dysfonctionnement du service public de la justice."
Médiatique, cette histoire l'est sans nul doute. La presse s'intéresse à l'affaire Esnault car elle pourrait créer une situation sans précédent et faire jurisprudence. Jugement rendu le 27 novembre.
O. Marie

Le piège du mot 'ruine'

Des affaires résultant de la cession d'anciens baux tacitement renouvelés dans des immeubles vieillis opposent souvent locataires et propriétaires. Devant les tribunaux, ces conflits sont régis par le Code civil. L'article 1719 oblige notamment le bailleur à entretenir la chose louée en état de servir à l'usage pour lequel elle a été louée. L'article 1720 signale par ailleurs que le bailleur est tenu de délivrer la chose en bon état de réparation de toute espèce. Mais l'article 1722 précise, quant à lui, que "si pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit (...) Dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement".
En cas de litige entre propriétaire et locataire, le juge charge un expert de rendre un rapport sur lequel seront décrits les travaux nécessaires à effectuer ainsi que leur montant. Si dans ce rapport, et c'est là que se nouent tous les enjeux, les termes 'ruine' ou 'détruit' sont mentionnés, on tombe directement sous l'effet de l'article 1722 et le bail est résilié de plein droit sans indemnité. Si le coût des réparations par vétusté excède de plus du tiers la valeur vénale des lieux, on tombe également sous le coup de l'article 1722. Enfin, la vétusté peut être assimilée à une ruine si cette vétusté existe malgré un entretien constant des propriétaires qui n'ont pas pu empêcher le dépérissement de l'immeuble par les ans.
Selon Jacques Esnault, qui a expérimenté cet aspect du droit à ses dépens, "il faut faire très attention à ces points précis. Car un avocat ne vous le dira pas forcément au départ. Et si vous poursuivez en justice malgré ces termes, vous êtes finis".


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L'HÔTELLERIE n° 2692 Hebdo 16 Novembre 2000


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