Imagination et art culinaire
C'est dans le cadre des 'Cités de la réussite' que cinq chefs étoilés Michelin, Pierre Troisgros, Alain Senderens, Pierre Gagnaire, Marc Veyrat et Alain Passard, ont débattu sur le thème de l'imagination dans l'art culinaire. Le débat s'est déroulé dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous le regard impressionnant des statues de Descartes, Sorbon, Pascal et Lavoisier... Un face à face d'excellence, de plaisir, de bon sens et de gourmandise.
On n'avait jamais vu un public si nombreux et si diversifié (sociologues, médecins, journalistes, enseignants, étudiants, et bien sûr, gastronomes...) écouter d'une oreille attentive et passionnée ces chefs de cuisine parler de l'imagination, de création dans ce haut lieu de la culture française. Pierre Gagnaire ne manqua pas d'ailleurs de faire remarquer cette première qui n'était pas sans l'impressionner, confia-t-il au public. C'est avec beaucoup de passion et de naturel que les cinq chefs ont fait le point, deux heures durant, sur la place que tenait pour eux l'imagination dans la cuisine en général, et dans leur cuisine en particulier. Quelle fonction occupe-t-elle dans le processus de création, de "mise au point" dont préfère parler Pierre Troisgros ? Enfin, quel rôle joue-t-elle dans la recherche de la perfection et de l'innovation ?
Les bases sont des garde-fous
C'est à l'unanimité que les chefs ont posé comme absolu la nécessité d'une parfaite
maîtrise des techniques culinaires pour construire toute création. Pour eux,
l'imagination ne fait pas tout, loin s'en faut. Imaginer quelque chose de fou,
d'incroyable, de merveilleux sans technique, "c'est forcément courir à sa perte",
préviennent-ils. "Il n'y a d'imaginaire que quand il y a fondations, ces bases
sont des garde-fous", insiste Marc Veyrat. La technique ne devance pas
l'imagination, ni plus l'imagination la technique, les deux peuvent exister
indépendamment l'une de l'autre, mais si un créateur en cuisine veut dépasser l'étape
imaginaire, la concrétiser, seule la technique peut lui venir en aide. Au-delà de
permettre la "mise au point" d'une recette, la technique permet aussi
"d'exister dans la durée", explique Alain Senderens. Parce qu'ils sont
aussi chefs d'entreprise, les chefs insistent sur les impératifs économiques auxquels
ils sont confrontés. Il ne suffit pas de faire un coup d'éclat une fois avec une
création émouvante pour ne pas être à même d'en assurer, dans les mêmes conditions
de qualité, sa multiplication dans le temps, en fonction de la demande des clients. La
beauté et le bonheur dans l'assiette, la majesté des lieux, l'excellence du service...
Autant d'investissements conséquents qui ne peuvent être rentables avec des hauts et des
bas... "A ce prix-là, les clients ne veulent que des hauts ! Que du beau ! Que du
bon ! Et pour y arriver, nous n'avons pas le droit à l'erreur", s'exclame Alain
Senderens. Aussi, parce qu'il faut bannir l'erreur, la maîtrise de la technique est
indispensable pour s'approcher au plus près de ce que l'on avait imaginé et pour être
à même de le reproduire, même si Pierre Gagnaire compose chaque jour quelque chose de
différent en cuisine, "parce que les produits ne seront jamais les mêmes le
lundi ou le mercredi". Mais il a, grâce justement à la maîtrise de la
technique culinaire, les moyens d'être toujours tout près de ses imaginations, chaque
jour, pour chacun de ses clients à qui il va communiquer son bonheur. Et Alain Senderens
de s'enflammer et de se lever pour conclure : "L'imagination sans la technique,
c'est n'importe quoi !"
Notre imaginaire est notre force
Mais alors, qu'en est-il de la technique sans imagination ? Cuisine ou art culinaire ? Les
étudiants posent la question. Là encore, la réponse est commune. C'est l'imagination
qui distingue la cuisine du terroir de la cuisine d'auteur. "C'est l'imagination
qui nous est propre, qui nous donne notre style. Notre imaginaire est notre force",
insiste Alain Senderens. "Créer un nouveau plat, ça nous accompagne dans tout ce
que l'on fait, ça se construit petit à petit, partout, tout le temps, jusqu'à ce que
l'on ait abouti", renchérit Alain Passard. C'est l'imagination qui fait naître
une cuisine d'auteur, parce que "l'imagination est derrière un homme, derrière
son histoire, derrière un lieu...". C'est dans le grenier, chez les Veyrat,
qu'enfant le jeune Marc a puisé sa sensibilité olfactive, gustative, celle qui lui
permet justement de créer... A partir de ses racines, de son histoire. C'est là que l'on
y entreposait l'avoine pour les bêtes, mais aussi les épices, le jambon fumé... et
c'est grâce à ce vécu que Marc peut aujourd'hui imaginer ses mélanges d'odeurs,
d'arômes exotiques au cur de la Savoie et savoir si bien marier ces produits. Un
peu de son terroir, un peu de son histoire, beaucoup d'imagination et une Crème de
reblochon au poivre de Set Chouan et fruits de la passion est née...
Mais le créateur est souvent en avance sur son temps, il choque, on le rejette, on lui
reproche de ne pas rester dans la norme de ceux qui ont édicté avant lui les règles
d'un art, les règles d'un savoir. En cuisine, bien sûr, les cinq chefs installés dans
le grand amphithéâtre ont reconnu avoir eux aussi vécu ce rejet. Et pour cause,
Escoffier avait tout écrit, tout codifié... Crime de lèse-majesté que de sortir un
tant soit peu de ses règles...
Oser transgresser les règles pour créer
"Le travail d'Escoffier représentait tellement en matière d'art culinaire que
c'était presque un blasphème que de toucher à une recette, à un classique, mettre du
cerfeuil là où Escoffier avait dit qu'il fallait mettre du persil... personne ne s'y
serait essayé... Si son travail a énormément contribué à la qualité de la
gastronomie française, il faut quand même reconnaître qu'il a en même temps constitué
un frein à l'imagination de nombreux cuisiniers", explique Pierre Troisgros.
"C'était très audacieux à l'époque, reprend Alain Senderens répondant à
Pierre Troisgros, de décider de couper le saumon en escalopes et non en darnes comme
vous l'avez fait à Roanne en créant le fameux saumon à l'oseille", et Pierre
Troisgros de se souvenir, d'évoquer l'époque de cette création, le contexte qui a
amené Christian Millau à déclarer les Troisgros comme les meilleurs cuisiniers du monde
! Pierre et Jean s'étaient contentés de laisser aller leur imagination sur de beaux
produits, en restant attentifs aux goûts et à la technique. C'était le début de la
nouvelle cuisine : "Tu as raison, c'était osé, surtout quand on sait qu'à
l'époque le poisson ne se mangeait que surcuit. C'est la raison pour laquelle pour mieux
faire passer notre audace, nous avons imaginé une sauce très légère pour napper le
poisson, ainsi les clients avaient un poisson moelleux dans leur assiette, donc beaucoup
plus goûteux. Nappé de sauce, ils ne voyaient pas qu'il était rose, et comme la sauce
était très légère, ils ne la mangeaient plus avec du pain mais avec une cuillère
très plate que nous avions mise au point pour l'occasion ! Et par chance, l'Escalope de
saumon à l'oseille a plu parce qu'elle était simple à réaliser, tout le monde pouvait
suivre la recette tranquillement à la maison, et l'on découvrait que l'on pouvait
innover en cuisine, manger quelque chose de différent." Et voici donc comment
est née cette recette devenue un grand classique de la cuisine française...
"Et on nous a traités de fossoyeurs de la cuisine française !",
s'exclame Alain Senderens qui explique comment, il y a 20 ans, il a déplu à la critique,
mais aussi à certains de ses pairs, en utilisant des produits étrangers comme la sauce
soja à la suite d'un voyage en Chine, avec Pierre Troisgros, où ils étaient allés pour
découvrir d'autres façons de travailler. "Si tous les cuisiniers avaient suivi
ce précepte de ne rien changer dans les manières de cuisiner, dans le choix des
produits, il faut savoir qu'aujourd'hui on en serait encore, en France, à ne manger que
du sanglier avec des navets !", lance avec espièglerie Pierre Troisgros,
entraînant rires et applaudissements de tout l'auditoire. Et les chefs qui ont participé
activement au renouveau de la cuisine à cette époque, d'évoquer l'audace des années
70, les révolutions culturelles, la nouveauté, les vents de folie... Les Rolling Stones,
Andy Warhol, tant critiqués par les "conventionnels" du moment, qui ont
pourtant aujourd'hui leur nom dans l'histoire de l'art... à la suite des Ravel, Satie,
Dali ou Picasso ! Alors ?
Incontestablement, ceux qui sont venus après ont repris le flambeau, il fallait avoir
"des pères spirituels" de cette qualité comme les appellent Marc
Veyrat, Alain Passard et Pierre Gagnaire pour continuer. "C'est eux qui nous ont
permis d'imaginer, de dépasser les conventions, d'imaginer sans cesse pour tendre vers
l'excellence, pour avoir envie de faire toujours mieux, toujours meilleur, toujours plus
beau ! Ils nous ont dit vas-y, crée, fais ce que tu veux, ose, imagine, fais comme tu
veux mais n'oublie jamais qu'il n'y a qu'une règle qui vaille : dans l'assiette, c'est
bon ou c'est mauvais, il n'y a rien entre les deux..."
Ils auraient continué à échanger ainsi encore longtemps, pour le plus grand plaisir des
auditeurs, mais d'autres débats étaient programmés, tous sur l'imaginaire...
Incontestablement pourtant, c'est bien le leur qui enchanta le plus la salle...
A. Le Naour zzz44t zzz22v
«Si tous les cuisiniers avaient suivi ce précepte
de ne rien changer dans les manières de cuisiner, dans le choix des produits, il faut
savoir qu'aujourd'hui on en serait encore, en France, à ne manger que du sanglier avec
des navets ! »
Pierre Troisgros
«L'imagination sans la technique, c'est n'importe
quoi ! »
Alain Senderens
« L'imagination est derrière un homme, derrière
son histoire, derrière un lieu »
Marc Veyrat
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L'HÔTELLERIE n° 2691 Hebdo 09 Novembre 2000