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A la loupe
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Jacques Guillo à Grand Maison

L'humaniste en sa cuisine

Chef de l'Auberge Grand Maison (1 étoile Michelin) à Mur-de-Bretagne dans les Côtes-d'Armor, Jacques Guillo est une référence en Bretagne. Référence pour ses confrères (qui n'apprécierait pas cet homme profondément humain et chaleureux ?) mais référence également pour les gastronomes qu'il séduit avec une cuisine vraie et raffinée.

Jacques Guillo est un humaniste. Un homme entier avec ses forces, ses faiblesses, ses doutes et ses certitudes. Un homme sensible donc attentif aux relations. "J'ai toujours besoin de contact. Mais vous savez, un petit message me suffit", avoue-t-il. Si sensible qu'il reconnaît avoir pleuré lorsqu'une année, un grand guide gastronomique l'oublie. Rien, pas un mot sur son Auberge Grand Maison, sur son travail reconnu pourtant par tous. "J'ai été blessé, devant les autres." La profession représente tellement pour ce Breton né sous les bombardements, un certain 29 juillet 1944. Et de cette profession, Jacques Guillo attend surtout "de l'amitié. La reconnaissance ? Oui, mais celle d'homme à homme." Il suit attentivement les jeunes qui s'installent, reste fidèle en amitié à ses parrains et ses maîtres. Un homme si généreux qu'un autre Breton, Roger Tirel, dit de lui : "Il a un cœur tellement énorme ! Vu sa frêle silhouette, je ne sais pas où il le met."
Son humanisme, Jacques Guillo le verse également dans sa cuisine. Et lorsqu'il l'évoque, on l'écoute. Parler de la composition d'un plat qui "doit ressembler à un parcours sensoriel. Il doit y avoir une petite descente, un léger repos. Puis une montée caractérisée par une acidité, un aromate qui déroute sans agresser..." Cette cuisine, Jacques Guillo part à sa rencontre en 1979. Cette date ne traduit qu'une étape parmi d'autres dans le parcours croisé de Jacques Guillo et de Grand Maison. En fait le petit Jacques n'a que dix ans lorsqu'il pousse pour la première fois les portes de Grand Maison, auberge située au cœur de la modeste ville costarmoricaine de Mur-de-Bretagne. Sa mère y délivre alors une cuisine ouvrière, "une cuisine de femme, avec tout le respect que je peux avoir pour la cuisine de femme". Le futur chef s'installe aux fourneaux en 1965, "le soir de ma libération de l'armée", pour reprendre définitivement l'affaire avec Brigitte, son épouse, en 1979. "Une femme extraordinaire. Elle était clerc d'huissier, rien à voir avec la profession. Nos femmes ont du mérite quand même. Il faut faire attention à elles et ne pas trop tirer sur la corde." Poussé par l'amour de son métier, Jacques Guillo entreprend alors un parcours initiatique de deux années. Il "entre" en gastronomie. Plusieurs stages passés chez de grands cuisiniers étoilés et c'est la révélation. "Après avoir vu ça, il fallait que j'évolue." Cette évolution prend forme en douceur mais non sans déchirements. "Nous avons également changé la configuration des lieux. Les agriculteurs qui venaient autrefois n'osaient plus entrer avec leurs bottes. Cela m'a fait de la peine, reconnaît-il. Mais ils sont venus par la suite, le dimanche, en famille."

Des produits incomparables
Si la cuisine a évolué, elle colle toujours à ce terroir de Bretagne centrale, carrefour des influences armoricaines. L'Armor et l'Argoat s'embrassent à Grand Maison. "J'aime autant les produits de la mer que ceux de la terre et j'apprécie par-dessus tout mêler les deux. En fait je privilégie avant tout les bons produits." Mais cette alchimie ne s'est pas faite du jour au lendemain et le chef reconnaît qu'il a fallu "du temps pour motiver les éleveurs, les producteurs". Aujourd'hui, le veau élevé sous la mère ou la saint-jacques de la baie de Saint-Brieuc (sans corail qui "mutile le goût originel et pompe la saveur de la noix"), servis à Grand Maison relèvent d'une qualité incomparable. Le Maître cuisinier de France délivre en son auberge une cuisine "nuancée, originale, mais sans trop d'audace", correspondant à sa clientèle. Ici, le client recherche la qualité du produit, "mais pas le luxe. C'est le peuple tout entier qui vient ici et il ne veut pas être pris pour un lapin de Garenne. Il y a eu des excès dans les saveurs, dans des plats trop légers. Les gens veulent revenir à des choses plus simples, plus authentiques. Dans la salle comme dans l'assiette". Dans ce même état d'esprit, Jacques Guillo se méfie également des belles assiettes. "L'assiette doit être bonne, et si possible belle. Si l'on passe trop de temps à la décoration, on néglige obligatoirement quelque chose. Le goût ou la chaleur du plat... L'art chez un cuisinier n'est pas forcément le visuel, mais l'alchimie apportée dans l'assiette." La cuisine de Jacques Guillo refuse l'immobilisme et s'ouvre sans cesse aux nouvelles tendances. "Il faut rester un éternel apprenti. C'est mon plus beau titre."

S'ouvrir sur le monde
L'homme est par ailleurs un voyageur impénitent, sans cesse tourné vers le lointain. Est-ce un hasard d'ailleurs si cet homme de lettres a choisi de situer son roman, inachevé à ce jour, en Asie ? "J'ai fait tous les continents. S'ouvrir vers l'étranger est impératif. Quel enrichissement ! Mais il faut s'y rendre rempli d'humilité, de respect et d'élégance sans se prendre pour une star. Toutes les cuisines du monde sont bonnes lorsqu'elles sont faites avec amour", et notamment à ses yeux, la cuisine espagnole. Pour ce qui est de l'Hexagone, Jacques Guillo reconnaît son intérêt pour la cuisine du Midi avant d'ajouter aussitôt avec force : "je me sens breton avant tout. Et on a beau dire qu'il ne fait pas toujours beau en Bretagne, on a autant de soleil que les autres dans le cœur." Sur cette Bretagne justement, Jacques Guillo est intarissable. Les deux pieds enracinés dans son terroir, il encense ses produits et ses confrères. "Il y a aujourd'hui quantité de bons restaurants en Bretagne. Nous avons fait de gros efforts. Des gens nous ont donné l'exemple, à l'image de Michel Kerever, de Mme Mélanie et j'en oublie. Notre génération est ensuite arrivée avec force, tout marchait bien." Et Jacques Guillo de se soucier de l'avenir. Il sait de quoi il parle, en qualité de président de l'UCB, de la délégation Ouest des Maîtres cuisiniers de France ou encore des Toques Blanches. "Si les jeunes chefs qui se sont expatriés ne reviennent pas dans leur région d'origine, ce phénomène pourra devenir angoissant. Il faut rester attentif." Des cuisiniers qui montent en Bretagne, le chef est formel, "il y en a. Mais je me demande si notre région n'a pas fait le plein en étoiles et en toques." Quant au fameux trois étoiles aujourd'hui inexistant en Bretagne, le chef reste discret tout en affirmant que sa région "mériterait un 3 étoiles. Le potentiel existe".

Attentif à la formation
Observateur assidu de l'évolution de son métier, Jacques Guillo ne pouvait l'évoquer sans aborder la question de la formation. "Nous ne sommes pas remontés contre la formation, mais attentifs. Humaniser le métier, d'accord. Mais il faut également dans les écoles imprégner les jeunes d'une certaine rigueur. Il n'y a pas de secret, ceux qui voudront s'en sortir devront travailler autant qu'avant, remarque-t-il. Tout est également question d'équilibre. Il faut doser les choses, éviter les accumulations. Là nous faisons un lièvre à la royale. On en a pour trois jours ! Vous pensez bien que juste ensuite, nous n'allons pas remettre ça, les jeunes seraient écœurés. Le vrai cuisinier est attentif et respectueux de son personnel." Car à l'heure actuelle, le chef de Grand Maison s'inquiète de la recrudescence de non professionnels. Il s'insurge contre les fonds tout préparés, le lyophilisé... "Ici, tout est fait maison, assène-t-il non sans fierté légitime. Le dérapage peut venir de là. Les jeunes doivent continuer à faire de l'artisanat."
Et son propre avenir ? A 55 ans il se préoccupe beaucoup de l'après Grand Maison, son unique capital retraite pour lui et Brigitte. Comme il le dit lui-même, "Guillo n'a pas d'enfants qui prennent sa suite ! Combien d'étoiles et de toques sont parties parce que les chefs sont restés trop tard à leur poste sans l'assurance d'un relais ?" Ses deux filles, Delphine et Sophie, sont bien dans le métier, mais dans l'hôtellerie. Aujourd'hui, le chef surveille, garde un œil sur tout et se fait respecter de son équipe. "Et demain, que devient Grand Maison si je ne vois plus tout ?" Il évoque la transition idéale, réalisée avec celui qui connaît bien la maison. S'imprégner des habitudes de Grand Maison, sans toutefois y noyer sa personnalité. "Il n'y a pas de perte à Grand Maison. Il n'y a qu'à bosser dans cette maison, à condition de ne pas jouer les patrons." Le chef breton se donne jusqu'à l'horizon 2005 pour passer le relais sauf si d'ici là... Il tournera alors le dos à cette maison si chère à son cœur. Un membre de la famille à part entière. Et "je pars vite, très vite... avec un gros chagrin."
O. Marie


"J'aime autant les produits de la mer que ceux de la terre et j'apprécie par-dessus tout mêler les deux."


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L'HÔTELLERIE n° 2655 Hebdo 2 Mars 2000

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