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L'Evénement
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Trois arrêtés de fermeture

La paillote briançonnaise excède les élus et les professionnels

Les Hautes-Alpes ayant après la guerre quitté le Dauphiné pour rejoindre la Provence, ce département serait-il devenu un haut lieu de galéjade ? Il est permis de le penser en considérant l'incroyable affaire de La Bergerie de la Ferme qui stratifie les interdictions, les procédures, les arrêtés et les jugements non respectés depuis plus d'une décennie.

Quand nos voisins italiens dévalent du col du Mont-Genèvre empruntant une rocade relativement récente qui évite en partie la traversée fort difficile de Briançon, c'est la première construction ­ pardon, cabane ­ qu'on découvre sur la gauche en arrivant au hameau de la Vachette sur la commune au nom bucolique de Val-des-Prés. Un restaurant pizzeria dûment annoncé par divers panonceaux, dont certains montés sur roues et curieusement amovibles, en contravention avec les arrêtés d'application de la loi sur les publicités routières de 1975.

Mandrin ou hors-la-loi ?
Une "paillote" en somme, érigée évidemment morceau par morceau sans permis de construire, frappée de trois arrêtés municipaux successifs de fermeture, décorée de drapeaux et de guirlandes multicolores. Pour certains, un "boui-boui" sympathique qui l'été ne désemplit pas, pour d'autres, notamment les élus et les professionnels du coin tenus de respecter les lois, un défi permanent au bon sens, aux règlements relatifs à l'hygiène et à la sécurité, un déni de justice, si tant est, parfois, que le droit et la justice aillent de pair.
Le propriétaire, Claude Caubrières est, il est vrai, un personnage haut en couleur, interpellant les élus locaux par leur prénom, plaideur et baratineur d'instinct qui tantôt excède, tantôt effraie, tantôt fascine. Ne serait-ce les dangers qu'il fait courir à la santé et à la vie d'autrui, il pourrait passer pour un Robin des bois en butte avec des fonctionnaires et des puissants s'acharnant sur sa pauvre personne. Ou un Mandrin redresseur de torts que, en d'autres temps, les "juges de Grenoble, avec leurs longues robes", eussent envoyé à la roue sur une place de Valence.
La vérité est tout autre. Même si les autorités font preuve d'un incroyable laxisme, si on s'en tient aux conclusions des différentes décisions de justice. C'est un hors-la-loi moderne.

Des illégalités depuis 1987
Les problèmes et les litiges commencent dès 1987 quand M. Caubrières, provenant de la région parisienne, achète 1 100 m2 en bordure de la nationale 94, juste à côté d'une aire de chaînage relevant de l'Equipement. Le nouveau propriétaire crée là une... aire de pique-nique, installe une caravane et obtient même une autorisation provisoire d'exploitation de buvette. EDF raccorde bientôt cet étal au réseau électrique et le "fermier" commence alors ses constructions, de bric et de broc, débordant peu à peu le terrain primitivement acquis.
La commune de Val-des-Prés, qui n'a pas et ne peut délivrer de permis de construire selon les dispositions du POS, traîne M. Caubrières devant les tribunaux. Mais l'appareil de justice fonctionne au ralenti, les maires se succèdent tant et si bien que l'attaqué l'emporte : la prescription des trois ans est passée.
Le nouveau et dernier maire en date, Thierry Bouchié, relance la procédure, fort des avis défavorables successifs délivrés par les Services de l'hygiène, ceux de la Sécurité et de nombreux constats de gendarmerie. Cette fois, le troisième arrêté de fermeture pris le 21 mars 1995, malgré un nouveau recours devant le tribunal administratif de Marseille, est validé en janvier 1998 par cette juridiction. Depuis, rien, sinon quelques constats négatifs supplémentaires. Des tracts ont été diffusés en début de saison dans Briançon annonçant la réouverture du restaurant avec deux nouveaux gérants, Stéphanie et Olivier, proposant des pizzas au feu de bois, des crêpes, des spécialités montagnardes, des animations comme la pêche à la truite, des animaux de basse-cour et même des "marmottes apprivoisées", autre contravention aux règlements relatifs aux animaux dits sauvages.
Des interventions, M. Bouchié ne les compte plus, du maire de Briançon et conseiller régional Alain Bayrou au député Patrick Ollier, maire de Villeneuve et président du parc des Ecrins : sans résultat, à croire que M. Caubrières bénéficie d'appuis très importants aux sommets des hiérarchies administrative et judiciaire.

Indignation
Gérard Fromm, conseiller général de Briançon-Nord s'indigne : "J'ai l'impression qu'il y a deux Républiques en France : une pour ceux qui respectent les lois et une autre pour ceux qui n'en ont rien à faire." Autre indignation : celle d'Alain Bloch-Treffousse hôtelier-restaurateur à Val-des-Prés et président de l'office de tourisme de Val-Clarée dans le charmant vallon de Névache, dénonçant "la concurrence déloyale de La Bergerie de la Ferme et le préjudice causé à l'image du tourisme car l'Etat et la justice laissent consommer des gens dans un établissement en infraction avec les règles d'hygiène, de sécurité et d'urbanisme. Alors même que des restaurateurs sont poursuivis pour un carreau manquant dans une cuisine ou parce qu'ils n'ont pas d'endroit pour refroidir les plats".
La persistance de ce déni de justice a également entraîné un malaise chez quelques professionnels membres du Syndicat départemental des CHR (FNIH) qui n'ont pas renouvelé leur adhésion à leur centrale patronale : M. Caubrières est adhérent.

Immobilisme des autorités
En mai dernier, M. le maire s'est fendu d'une lettre au garde des Sceaux, Madame la ministre Elisabeth Guigou, avec dossier complet à l'appui. M. le procureur de la République n'ayant pas fait appel du dernier jugement du tribunal correctionnel dans les dix jours légaux estimant "qu'il n'y avait pas menace de l'ordre public", M. Bouchié suggère que le procureur général le fasse puisqu'il dispose, lui, d'un délai de deux mois. Le maire a reçu du ministre un accusé de réception passe-partout.
Que fera le nouveau sous-préfet de Briançon, puisque c'est au nom du préfet qu'ont été pris plusieurs arrêtés ? Son prédécesseur, Vincent Soetemont avait pour sa part argué d'une faille juridique et administrative pour ne pas intervenir : "Nous avons transmis un dossier complet au procureur de la République car les textes de loi ne permettent pas au préfet d'effectuer un référé civil. Par ailleurs, faire exécuter d'office un arrêté municipal est très "limite" au regard de la loi et proche d'une voie de fait. Et encore, il faudrait faire valoir l'extrême urgence de l'exécution. Or cette situation dure depuis plusieurs années".
Quelle urgence ? Nulle part nous n'avons trouvé dans les attendus la relation de l'incendie de la bergerie (qui jouxte le restaurant) dans la nuit du 9 avril 1997, entraînant dans sa destruction totale la mort de dizaines de caprins et d'ovins brûlés vifs.

Le fisc étrangement muet
Autre curieuse anomalie d'une administration qui ne passe pas pour être particulièrement clémente : celle du fisc. Devant les instances judiciaires, M. Caubrières se présente comme restaurateur et exploitant agricole au revenu annuel de 48 000 F. Ce qui lui a valu, le 11 mars 1999, d'être reconnu coupable, devant le tribunal correctionnel, de stationnement illégal de caravane mais... dispensé de peine pour ressources insuffisantes.
Là encore, il y a lieu de s'étonner. Nous avons eu sous les yeux plusieurs "factures" sur papier libre, sans en-tête, et qui ne peuvent évidemment être tenues pour preuves puisque parfaitement anonymes. Il n'empêche : malgré une filmographie abondante, ce ne sont pas tant les brigades des "Incorruptibles" qui ont finalement conduit Al Capone en prison, mais bel et bien les services fiscaux, puisqu'alors la justice et la police étaient contrôlées par la mafia d'outre-Atlantique. Dieu merci, ces errements-là n'existent qu'aux Etats-Unis. En France, un restaurateur peut très bien vivre à l'instar d'un presque "smicard", avec 48 000 F par an.

C'est la faute du maire
D'où qu'on prenne le dossier, tout est ubuesque dans cette affaire. Pas d'adduction d'eau dans l'établissement ? M. Caubrières précise qu'il prend l'eau dans le ruisseau voisin pour la vaisselle et qu'il va chercher l'eau potable dans des bidons à la fontaine du village.
Risque d'incendie ? C'est un arbre qui soutient la charpente avec un plafond constitué d'écoins et que devrait protéger une toile ignifuge. Le four à pizza est dans la salle, avec une tôle comme pare-feu. Quant à la mise en dépression, elle est inopérante puisque cette cabane n'est pas étanche. Et la mare aux canards peut servir de réserve d'eau pour les sapeurs pompiers.
Insalubrité ? Que nenni. Les WC sont chimiques et, jusqu'à ce jour, personne ne s'est plaint de diarrhées ou d'intoxication.
M. Caubrières précise en outre que son restaurant est protégé par une chaîne antisismique ! Son avocat a même menacé de traîner la commune devant la justice pour... mise en danger de la vie d'autrui puisque le restaurant ne pouvant être détruit à cause de la prescription, il incomberait au maire d'installer une borne d'incendie, l'eau et le tout-à-l'égout. Les maires qui se sont succédé ont tous rétorqué que cette construction est d'une part illégale (pas de permis de construire) et d'autre part, frappée de trois arrêtés de fermeture pour des manquements maintes fois constatés et rappelés par le tribunal administratif de Marseille. Lequel a d'ailleurs condamné M. Caubrières à verser 5 000 F à la commune pour frais irrépétibles.
La dernière relaxe dont a bénéficié M. Caubrières en a excédé plus d'un, y compris parmi des fonctionnaires et des élus dont les fonctions et les mandats sont bafoués.

Et l'incendie du Lotus bleu ?
Au point non pas de justifier le coup de flamme du préfet Bernard Bonnet, mais d'en comprendre les motivations. D'autant que l'affaire de La Bergerie de la Ferme incite à en invoquer une autre, celle du Lotus Bleu, à Gap. Une cabane à frites sans existence légale, construite sur un "délaissé" de cette même RN 94 et qui a été totalement détruite par un incendie il y a plus d'un an. Depuis, les administrations, dont la DDE et les Impôts, cherchent à joindre le restaurateur Dominique Coloma exilé au Sénégal, lequel n'était pas assuré.
L'enquête diligentée par les policiers a conclu à un sinistre accidentel. La DDE a procédé au déblaiement des restes calcinés et la ville de Gap envisage de transformer ce "délaissé" en... carrefour giratoire. Vérité en deçà, erreur au-delà : la paillote briançonnaise n'est pas la paillote gapençaise mais toutes deux sont haut-alpines.
J'entends la voix de Louis Jouvet : "Bizarre, bizarre. Vous avez dit bizarre ? "
P. Bannières


Faite de bric et de broc, La Bergerie de la Ferme a été édifiée sans permis de construire et est frappée de trois arrêtés de fermeture pour non conformité aux règlements en vigueur.


Unanimes, Jean-Pierre Garnier, conseiller municipal, Thierry Bouchié, maire de Val-des-Prés et Alain Bloch-Tréfousse, président de l'office de tourisme du Val-Clarée : "Nous ne demandons que les lois et règlements en vigueur soient respectés par tous et ne souhaitons pas que s'installe chez nous une zone de non-droit où tout deviendrait vite ingérable."


Curieux panonceau à l'entrée de la rocade de Briançon sur la RN 94 : une remorque mobile pouvant disparaître avant l'arrivée des gendarmes ou des fonctionnaires de l'équipement.


L'HÔTELLERIE n° 2629 Hebdo 2 Septembre 1999

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