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A la loupe
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André Lecomte

Il était le Français le plus célèbre de Tokyo

A Tokyo, où il avait posé son sac, voilà plus de trois décennies et demie, il était le Français le plus célèbre.

Peut-être même plus qu'Alain Delon, dont pourtant tout Japonais digne de ce nom a vu la totalité des films. L'empereur Hiro-Hito lui-même, qui raffolait de ses millefeuilles, l'appelait "Lecomte San", l'équivalent déférent

de "Monsieur Lecomte".

André Lecomte, bonhomme tout en rondeur, bien nourri et au visage rose, qui vient de disparaître, ressemblait à un héros de roman, à l'un de ces golden boys qui se taillent des empires en partant de rien. Depuis son arrivée à Tokyo en 1963, avec cent dollars en poche, il n'avait cessé de collectionner honneurs et richesses. Ce "Gaston Lenôtre de l'Empire du Soleil Levant" avait régné en maître sur un petit empire englobant cinq magasins, un restaurant gastronomique français (Le Toucan), une brasserie, quatre salons de thé et deux unités de fabrication pour son activité de traiteur du Tout-Tokyo. Il y avait employé près de deux cents personnes et son chiffre d'affaires, qu'il taisait pudiquement, avait été suffisamment important pour que le Japan Times ait pu parler de big business.

"Je suis, se plaisait-il à dire, la plus importante société française privée implantée au Japon", les autres n'étant que des filiales. Rien ne le prédisposait au "big business". Orphelin à l'âge de 13 ans, il est placé en apprentissage chez un pâtissier-chocolatier de Montargis, sa ville natale. Mais il est doué et a du caractère. Sa formation terminée, il monte à Paris et réussit à se faire embaucher au George V. Il y restera pendant huit ans, jusqu'au moment où, devenu chef pâtissier, l'envie de bouger le tenaillera. Alors, il va faire des saisons à la Jamaïque, avant de débarquer à Abadan, dans un palace appartenant au chah d'Iran. C'est là qu'en 1963, un après-midi, son service terminé, il fait, à la piscine de l'hôtel la connaissance d'un tour-opérateur français. "C'est au Japon que vous devriez être aujourd'hui, lui souffle le voyagiste. J'en viens." Là-bas, en prévision des prochains Jeux Olympiques, on construit des hôtels à tour de bras ! Six mois plus tard, Lecomte est à Tokyo, avec un mot de recommandation pour l'Hôtel Okura. Il s'y retrouve, seul Européen au milieu de mille cinq cents employés asiatiques. Il est aussi le premier Français travaillant dans une cuisine nipponne. Il y passera cinq années.

C'est l'amour !

Puis, l'envie d'aller "voir ailleurs" le tenaille à nouveau. Mais à peine a-t-il bouclé ses valises qu'il rencontre une charmante femme, Yasuko, qui tient un minuscule salon de thé dans le quartier de Roppongi à Tokyo. Il en tombe follement amoureux et l'épouse. Il n'est plus question de repartir. Du coup, le salon de thé nippon se métamorphose, à partir de Noël 1968, en une authentique pâtisserie française. "C'était, me racontera-t-il, au début des années soixante-dix, une boutique mouchoir de poche en rez-de-chaussée, avec, en annexe, 7 m2 à l'étage. Je me levais à l'aube pour préparer mes gâteaux. Après, j'étais en boutique, tandis que Yasuko servait en haut." C'est, dès le premier jour, le succès. Ses choux, éclairs et millefeuilles, qui changent tellement les Japonais de leurs sempiternels yôkans aux haricots sucrés, s'arrachent. Il se présente à l'ambassade de France avec une boîte de gâteaux qu'il fait goûter à tous les diplomates. Du coup, l'ambassadeur lui confie l'organisation de ses buffets sucrés. D'autres représentations diplomatiques suivent.

Au bout de quatre mois, Lecomte doit s'agrandir, ouvrir un vrai rayon traiteur, car ses clients lui demandent aussi du salé. Il fait le tour des banques françaises, expose son projet, explique ses objectifs. Vainement. Aucune ne le suivra. Le Japon, c'est le bout du monde. Jamais des Français n'y ont réussi. "Alors, me confiera-t-il, je suis allé voir les établissements bancaires japonais. Mitsubishi m'a tout de suite ouvert les bras." Bientôt, il ouvre un deuxième salon à huit kilomètres du centre, dans le Passy de la capitale, puis un troisième...

En 1978, Mitsubishi vient le chercher pour qu'il s'installe dans le vaste complexe immobilier d'Aoyama, deux tours gratte-ciel avec des kilomètres de galeries souterraines, des restaurants et des dizaines de boutiques, que le puissant groupe nippon vient d'édifier. C'est là que Lecomte ouvrira sa brasserie française, un salon et un laboratoire performants. Sa clientèle ne cesse de grossir.

L'ambassadeur

En quatre ans, il est devenu le traiteur attitré du corps diplomatique, et la coqueluche du Tout-Tokyo. Le palais Impérial lui confie même ses réceptions. A la Conférence du G-7 à Tokyo en 1979, André Lecomte est en cuisine, chez le Mikado, pour le grand dîner de gala. A la fin du repas, l'empereur le fera venir pour que ses invités, les chefs d'Etat et de gouvernement des principales puissances de la planète puissent l'applaudir. André Lecomte a servi la plupart des personnalités en visite officielle au Japon : Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac, les souverains de Norvège et de Grande-Bretagne, le pape, le prince Charles... Fort de sa notoriété, André Lecomte se comportera en véritable ambassadeur de la gastronomie française. C'est lui qui fera découvrir le Japon à Jean Delaveyne, entraînant derrière ce maître de notre haute cuisine toute une pléiade de grands chefs, dont Joël Robuchon et Jacques Borie. Celui-ci, cuisinier de talent, s'établira aussi à Tokyo, où il réussira brillamment. Avec lui, Lecomte créera une très active section nipponne de l'Académie culinaire française, au sein de laquelle viendront s'enrôler des chefs japonais réputés.

Bien entendu, André Lecomte ne cessera jusqu'à la fin de sa vie de promouvoir les produits français. Il ne cessera pas non plus d'inviter des chefs de l'Hexagone à faire, à Tokyo, Osaka, Kyoto et Sapporo, des démonstrations de leur art. Honneurs et médailles pleuvent. Cela n'empêche pas André Lecomte de faire lui-même son marché. Chaque matin, jusqu'à la veille de sa mort, casquette de pêcheur vissée sur le crâne, on le voyait parcourir le fameux et immense marché aux poissons, discutant le coup - en japonais - avec les commerçants, et n'oubliant jamais de se rapporter une épaisse tranche de torró (dos de thon), qu'il préparait amoureusement pour le déguster en sashimi avec ses amis de passage. Cet en-cas, copieusement arrosé, avalé, il se levait, priait qu'on l'excusât. "Je dois, expliquait-il, retourner en cuisine. Une réception de trois cents personnes à l'Ambassade de... Il faut que je mette aussi la main à la pâte." Il n'avait jamais oublié ses débuts modestes. Tous les ans, il revenait à Montargis pour participer ­ en mécène ­ à diverses manifestations en faveur des apprentis pâtissiers. Aux jeunes qui s'apprêtaient à se lancer, il aimait à chanter les vertus du travail. "Au Japon, répétait-il, il ne faut jamais se relâcher. Les Japonais travaillent beaucoup. Je fais comme eux. Telle est la discipline quotidienne, clé de toutes les réussites."
V. Franco


De gauche à droite : André Lecomte, Mariko Kadowaki et Victor Franco.

1931 Naissance à Montargis

1944
Apprentissage de pâtissier à Montargis

l951-59 Commis, puis chef pâtissier au George V
à Paris

1960-62

Chef pâtissier
à la Jamaïque

1962-63

Chef pâtissier
à Abadan

(Iran)

1963-68 Pâtissier et cuisinier à l'Hôtel Okura de Tokyo

1968

Première pâtisserie française

à Tokyo

1969 Agrandissement
de sa pâtisserie

1970 Deuxième pâtisserie à Tokyo

1978

Installation dans le quartier d'Aoyama

1993 Ouverture du restaurant français

Le Toucan


L'HÔTELLERIE n° 2629 Hebdo 2 Septembre 1999

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