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A la loupe
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De trois à deux étoiles

Marc Meneau crie sa peine

"La découverte d'un mets nouveau fait plus pour le bonheur du genre humain que la découverte d'une étoile", écrivait Anthelme Brillat-Savarin dans ses Aphorismes. Sans doute. Mais que dire du malheur provoqué par la perte d'une étoile ? Marc Meneau qui ne s'était encore jamais exprimé sur cette troisième étoile supprimée par Michelin se livre aujourd'hui à L'Hôtellerie. Authenticité et sincérité.

C'est en 1966 que Marc Meneau a repris le café-épicerie de sa mère Marguerite. De toute évidence, à l'époque, Marc était loin de savoir ce qu'il allait devenir, il était surtout très loin de se laisser aller à rêver aux étoiles Michelin... L'Espérance était une affaire de famille, puisqu'elle appartenait à son grand-père Maurice. "Je n'avais alors aucune idée de ce qu'étaient les étoiles ! Je sais simplement que ma mère faisait, plutôt bien, une cuisine très simple pour une clientèle essentiellement ouvrière." Il n'a pas fallu longtemps à Marc Meneau pour comprendre que la profession d'épicier n'avait pas grand avenir et qu'il fallait très vite savoir évoluer, savoir faire autre chose. Aux côtés de son épouse, il se met aux fourneaux et pendant près de deux années, il restaure les touristes en vendant gaufres et crêpes.

"Avec le recul, j'ai le sentiment que nous n'avons jamais été aussi libres..."

La voie était ouverte et il n'allait pas en rester là. Des rencontres essentielles allaient marquer son destin : Humbert, le chef prestigieux de chez Maxim's, Guillot qui avait fait de l'Auberge du Vieux Marly une adresse incontournable et Bénard, "un cuisinier de maison bourgeoise, un brin iconoclaste, et à qui je ressemble un peu" se rappelle Marc Meneau. A leurs côtés, il découvre un autre aspect de la cuisine "et peut-être sous l'influence un peu mystique de Vézelay, la jouissance de donner du plaisir aux autres. L'influence de ma femme, très généreuse, s'est avérée déterminante. Pour faire ce métier il faut être généreux, sinon..."

L'élève était doué et les maîtres excellents, aussi, les résultats n'allaient pas être longs à se faire connaître. Michelin allait lui attribuer une première étoile puis très vite une seconde sans laisser le temps à Marc et à son épouse de vraiment comprendre ce qui leur arrivait.

Nouveau monde

"Nous n'étions pas en quête d'étoiles et je n'étais troublé ni en importance ni en orgueil. Lorsque la deuxième est arrivée, nous n'étions pas prêts. Nous n'étions installés que depuis 8 mois et j'envisageais de partir à Auxerre ou à Paris, alors que Françoise voulait rester près de sa famille. Je me souviens que j'étais malade et lorsqu'un journaliste de l'AFP m'a téléphoné pour me l'annoncer, je lui ai répondu qu'il se trompait de maison. J'ai ensuite rejoint ma femme à Auxerre et j'avoue que nous avons pleuré de joie. Le temps a transformé les choses, car nous avions sans doute plus d'angoisse que de joie. Nous étions vraiment basiques, nous n'avions pas de verrerie, d'argenterie, de porcelaine et de nappes ! Ensuite, nous avons cogité sur le cheminement de Michelin et préparé la troisième étoile..." Elle est arrivée en 1984.

Autodidacte de la cuisine, Marc Meneau était alors officiellement reconnu grand parmi les grands. Avait-il pour autant le sentiment d'appartenir enfin à la grande famille des cuisiniers ? Aujourd'hui encore, il reste interrogatif malgré tout le chemin parcouru.

"La famille des cuisiniers ? Je ne sais pas si j'y suis aujourd'hui. C'est vrai pourtant que nous avions mis les bouchées doubles pour arriver. Pour la première étoile, je connaissais une quinzaine de recettes par cœur, une cinquantaine à la deuxième. A la troisième, je commençais à savoir faire ma propre cuisine. Sans changer ma façon d'être, j'ai senti un autre regard." Lorsqu'il l'a appris, il était au Mexique avec Georges Blanc et Philippe Depée "et nous l'avons fêtée ensemble" se souvient-il. Parce qu'il avait mis toute son énergie, tout son talent, toute sa passion à courir après cette troisième étoile, il ne savait pas vraiment ce qui l'attendait, il en avait ignoré ses contraintes. "Disons alors que l'on éprouve à la fois un mélange d'orgueil et de fierté, mais aussi la garantie d'une régularité dans le travail de l'entreprise. Il faut cependant rester vigilant, ne pas oublier ceux qui nous font vivre l'hiver et qui, depuis 1977, nous ont construit au niveau de la cuisine." Marc Meneau n'a pas vu le temps passer, il a cherché chaque jour à faire aussi bien, à faire toujours mieux et pourtant, en mars dernier, Michelin supprimait à L'Espérance sa troisième étoile. On peut imaginer que la déception de perdre cette étoile aura été aussi violente que la joie éprouvée alors, en 1977 quand elle lui avait été attribuée, l'occasion justement pour lui de faire le point, sur sa vie, sur ses priorités.

Tricher sa vie

"J'ai écrit un petit livret que je sortirai un jour, si nous avions le bonheur de retrouver cette troisième étoile. Je crois que pour le restaurant, on a triché notre vie. Lorsque nous aurions pu avoir un enfant, nous avons tout fait pour ne pas en avoir. En fait c'est ce restaurant qui était notre enfant, autant pour Françoise que pour moi. Nous avons ressenti une vraie douleur, comme la perte d'un être cher et je sais que pour ma femme, la perte de cette étoile, c'est comme un deuil. En 1984, nous avions réalisé la vie merveilleuse et agréable que nous avions. Depuis 1992, nous avons beaucoup souffert avec quelques soucis dans l'entreprise et des départs dans le personnel. C'est un vrai problème à Saint-Père. Malgré les trois étoiles, on ne retrouve pas tout de suite quelqu'un. Certains viennent ici chercher un passeport, mais pour les cadres, c'est difficile." Un sentiment d'injustice à son égard ? "Bien sûr. Peut-être est-on un peu plus indulgent pour soi-même en se disant pourquoi pas un autre que moi ? Mais ce n'est pas nous qui décidons. J'ai heureusement reçu beaucoup de lettres de soutien et d'encouragements et je sais que mes clients aiment toujours ma maison." Quatre mois après une telle sanction, Marc Meneau n'est pas un homme accablé, c'est bien avec un esprit de reconquête qu'il gère sa maison, qu'il dirige ses cuisines "Lorsqu'on est général on ne veut pas revenir colonel." Et de tout faire pour retrouver cette étoile perdue, voire suspendue... tout en restant sage par rapport aux décisions prises par le fameux guide rouge, "Notre appétit de conquête passe par deux conditions essentielles : mériter cette troisième étoile et que Michelin en soit persuadé..."

Propos recueillis par Jean-François Mesplède

Les dates de Marc Meneau

16/03/1943
Naissance à Avallon (Yonne)

27/10/1966
Après son mariage avec Françoise Plaisir,
reprise du café-épicerie

Mars 1971
Première étoile Michelin

1974
Déménagement 25 mètres plus loin

Mars 1975
Deuxième étoile Michelin

Mars 1984
Troisième étoile Michelin

1986
Naissance de Pierre son fils

1990
Création d'un restaurant à New York,
dans la 52e rue


Mars 1999
Perte de la troisième étoile au guide Michelin

L'HÔTELLERIE n° 2626 Hebdo 12 août 1999

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