Surveiller de près la concurrence est une pratique qui ne date pas d'hier. En revanche, organiser une véritable structure est un phénomène plus récent. Les groupes hôteliers français restent prudents sur ce sujet. Alors qu'il est évident qu'aucun ne peut fonctionner en autarcie au risque de se faire distancer, il semblerait qu'il n'existe pas grand-chose d'organisé pour surveiller la concurrence.
Dans le secteur industriel, la moindre innovation peut faire gagner des milliards de francs. La veille industrielle, ou encore appelée la veille japonaise (ou l'espionnage passif) est de mise car les enjeux sont colossaux. C'est d'ailleurs à ne pas confondre avec l'espionnage industriel qui est prohibé par le loi et qui utilise des méthodes plus sauvages et délétères. Dans le secteur de l'hôtellerie et de la restauration, les choses sont beaucoup moins stratégiques. La mise en place de structures organisées ne fait pas partie de préoccupations essentielles, bien que cela revienne continuellement à l'esprit des dirigeants d'hôtels, mais surtout de groupes hôteliers. Mais pour les opérateurs, il suffit de s'intéresser à la nature même du secteur pour comprendre : tout est visible. Chaque jour, ce sont près de 440.000 personnes qui dorment dans des chambres d'hôtels en France. Garder une innovation secrète relève du grand art. Pour glaner les informations, il suffit d'avoir l'il.
Si la veille industrielle organisée n'est pas une préoccupation réelle pour les hôteliers indépendants, on pourrait penser que cela l'est plus pour les groupes hôteliers. Ces derniers manuvrent comme de grands paquebots et ont besoin de beaucoup de temps pour changer de cap. Ils doivent donc, en principe, pouvoir travailler sur des prévisions et observer les faits et gestes de la concurrence. Certains sont en Bourse et doivent donc être précurseurs. On doit pouvoir débusquer les projets majeurs et savoir ce qui se trouve dans les cartons des concepteurs et des chefs de produit. Il est en effet moins coûteux de recopier ou de réadapter un produit ou un service, que de le créer entièrement. Les Japonais l'ont bien compris en leur temps et Hervé Seriyex avait fait un tabac dans les années 1980, en publiant L'Entreprise du troisième type, qui développait largement l'idée de la " vigie à la japonaise ". Il écrivait : " Au moment même où vous avez une idée de produit innovant, il y a probablement un industriel japonais qui est déjà en train de le fabriquer. "
Du côté de l'hôtellerie de chaîne plus le réseau a de collaborateurs, plus la
possibilité de mettre en place une structure organisée pour vérifier les mouvements de
la concurrence est intéressante. Un réseau est une formidable toile qui peut capter
mille informations et les remonter rapidement au siège. A charge pour ce dernier d'en
tenir compte, selon les besoins, lorsqu'il doit faire évoluer les produits, la
communication, la prestation, etc... de la chaîne. On trouve cette organisation
diabolique dans les réseaux de la confection, par exemple. Chez l'Espagnol Zara, un
nouveau modèle de robe, à peine mis en vitrine à Paris par un concurrent, est aussitôt
acheté par un concessionnaire de Zara et expédié au siège en Espagne, ou dessiné et
envoyé par télécopie. Le modèle (s'il est retenu), légèrement modifié et fabriqué
à grande vitesse, arrivera ensuite dans tous les magasins de la chaîne sous à peine 2
semaines, pour être mis en vente sous la marque Zara.
Même moins bien structurée, l'organisation d'un réseau d'information dans les chaînes
hôtelières n'a pratiquement jamais vu le jour. Quand cela a été le cas, on s'aperçoit
que dans les faits, cela ne marche pas. Tout simplement parce que les méandres
hiérarchiques freinent la remontée des informations. "Chez nous, il n'y a pas de
James Bond, assure Bertil Charbonnier, vice-président de Choice Hotels France. Nous
nous tenons informés de ce que font les autres par notre réseau. Mais cela se fait
naturellement, cela ne fait pas partie des attributions d'une personne en particulier et
ce n'est pas un système organisé."
Les réunions régionales sont un moment privilégié où l'hôtelier n'hésite pas à faire part de ce qu'il a constaté chez ses concurrents locaux. La discussion de visu est encore ce qu'il y a de plus rapide. L'adhésion des hôteliers à des syndicats ou des organisations professionnelles est aussi un moyen de connaître les actions de la concurrence. "Chez Choice, nous prônons la convivialité. C'est en discutant avec des confrères, même si cela a l'air anodin, qu'on en apprend le plus." Si la notion d'espionnage et les pratiques utilisées varient d'une chaîne à l'autre, il ne fait pas de doute qu'éplucher la presse chaque jour est une obligation pour tous. Un outil qui apparaît aussi très instructif est le guide de chaque chaîne. Certains services n'hésitent pas à le décortiquer pour y découvrir les axes de développement, les services et les projets d'ouverture. Mais ce n'est pas un travail d'équipe : dans les sièges des grands groupes chaque service est souvent cloisonné. Tout ceci est plutôt informel. Il faut dire qu'il y a là une approche culturelle. A leur création, les chaînes, chacune persuadée d'avoir le meilleur concept, sont restées dans leur coin, jetant un rapide coup d'il, souvent condescendant, sur leur concurrent. Il y a en fait une grande méconnaissance de la concurrence dans le milieu hôtelier et beaucoup de préjugés planent, du coup. Désormais, les groupes, soucieux de toujours rester en tête, ont contraint cadres et collaborateurs à retirer leurs illères et à s'organiser. " Mais, dans la plupart des cas, les remontées d'informations sont totalement anarchiques, brouillons, et ne peuvent donc être exploitées la plupart du temps, se lamente un responsable qualité d'un groupe hôtelier. Mais, il faut aussi relativiser et réfléchir. On a fait souvent beaucoup d'erreurs à recopier aveuglément ce qu'a mis en place le concurrent. Ce n'est pas parce qu'il le fait que c'est un succès commercial ." Le rapport d'étonnement, à la japonaise, n'a pas non plus vraiment pris en France.
Pour analyser la concurrence, rien de tel que le terrain. Hôtels & Compagnie a aussi compris que les directeurs de leurs hôtels étaient les mieux placés pour savoir ce qui se trame chez le voisin. Cependant, le groupe que dirige Gilles Douillard est allé plus loin que beaucoup de ses concurrents. Sans réellement faire l'objet d'une notation, les directeurs d'hôtel ont pour mission de bien analyser leur marché local et de remonter les informations qu'ils jugent utiles sur leurs confrères. Bien que cela fasse en principe partie des fonctions normales d'un directeur, une piqûre de rappel des tâches et des objectifs leur est faite... Les éléments collectés sont transmis, soit à la direction du développement, soit à celle du marketing, en fonction de leur contenu. Le tout est de savoir par la suite si ces informations sont utiles ou bien à ranger au fond d'un tiroir (ou d'une poubelle).
Envergure, deuxième groupe hôtelier français, assure avoir une bonne remontée de la part du terrain, "les directions régionales sont aussi là pour ça. Le problème auquel nous sommes confrontés à l'heure actuelle est la non-centralisation des informations". Une organisation de collecte d'informations s'est mise en place sous une forme appropriée. "Entre autres, nous avons décidé de lancer des modèles de fiches de visites-mystère. A chaque intervention chez le concurrent, la personne mandatée en client mystère aura comme contrainte de répondre à une kyrielle de questions précises. Car le système actuel, qui consiste à prendre ce que l'on nous donne, crée des failles et ne permet pas d'exploiter facilement les données collectées. C'est une démarche trop qualitative et surtout elle est beaucoup trop laissée à l'appréciation de chacun. De même, les indications sur la concurrence, doivent être standardisées", argumente le service marketing d'Envergure. Les nouvelles technologies de l'information seront aussi mises à contribution pour se pencher sur l'évolution de la concurrence.
Plus on est gros, plus on se structure. Accor apparaît comme le premier à avoir
développé des cellules de vigie concurrence et s'est même essayé au benchmarketing (la
recherche d'informations comparatives dans d'autres secteurs d'activités non
concurrents). Pourtant, on lui a longtemps reproché de se focaliser sur quelques gros
concurrents seulement et de vivre dans sa tour d'ivoire.
" Chez Accor, parce qu'on joue la mondialisation, on observe Holiday Inn,
Méridien, Starwood et une poignée d'autres grands, mais, on en oublie que le premier
concurrent du moindre Mercure ou Novotel de province peut-être un Best Western, un Inter
Hôtel, un Campanile ou un autre hôtel, que l'on ne regarde jamais. Or, des bonnes idées
s'y trouvent sûrement", regrette un cadre du groupe. Le pôle économique du
groupe n'a pas fait les frais de la mise en place d'une vigie, car cela ne lui apparaît
pas nécessaire : "Nous contrôlons déjà une part importante de l'offre et, pour
nous, il s'agit plutôt de chaînes intégrées qui se partagent le marché."
C'est plutôt du côté de la gamme moyenne/supérieure " Affaires et Loisirs "
qu'il a fallu s'organiser. Alors qu'avant chacun recherchait localement et "
égoïstement " les renseignements, un service a été récemment créé justement
pour compiler et analyser les informations venues de toutes parts. C'est en cela qu'une
petite structure plutôt informelle (parce qu'elle n'a pas que cette mission) s'est
installée. Sans paraître prétentieuse, elle se dit l'interface des différents services
du groupe. Elle utilise tous les moyens qui s'offrent à elle pour aller à la pêche aux
données, dont Internet.
Il est en projet chez Accor, bien que le groupe souhaite ne pas en parler, la mise en
place d'un réseau Intranet. Il devrait permettre, entre autres, à chaque exploitant et
collaborateur dans le monde, de faire remonter au siège du groupe des informations de
terrain sur la concurrence (collectées au fil des conversations et des observations) :
taux d'occupation réalisés, innovations, publicités locales, changements de directeurs,
travaux de rénovation, etc... De quoi créer à terme une méga base de données. Mais,
d'aucuns pensent que malgré sa sans doute future performance technologique, le système
s'appuiera forcément sur les hommes. Or, la plupart des directeurs d'exploitation n'ont
pas une âme d'espion, comme d'ailleurs ils n'aimeraient pas qu'on les espionne. On peut
donc imaginer la réticence des intéressés et les obstacles auxquels peuvent s'attendre
les créateurs de la formule. D'une manière générale, on se rend compte qu'il y a
souvent de l'amateurisme dans les actions actuellement menées dans les structures
hôtelières. Quoi qu'il en soit, la veille industrielle organisée n'entre pas encore
dans le fonctionnement normal de l'hôtellerie et le syndrome paranoïaque n'est donc pas
pour demain. D'ailleurs, pour éviter de se compliquer la vie à d'infinies tactiques
d'espionnage, les premiers groupes hôteliers présents en France, pourtant très
concurrents sur le terrain, se sont entendus pour se communiquer chaque mois les chiffres
d'activité de leurs hôtels, dans le créneau économique. Mais, s'entendre ne veut pas
dire ne pas se surveiller.
M. L. Estienne
L'HÔTELLERIE n° 2606 Supplément Economie 25 Mars 1999