Inquiétudes en Isère
Premier coup de tonnerre avant-coureur de cet orage, la fermeture spectaculaire fin 1997 de La Poularde Bressane, véritable institution gastronomique de la cité de Stendhal qui a vu se succéder trois générations de Piccinini : Charles, Gérard et Jean-Charles, ce dernier longtemps formé par les frères Troisgros. C'était, avant que Bibendum ne le lui retire, le plus ancien macaron de la ville. A la suite de l'incendie à combustion lente qui a couvé pendant une décade entre les murs mitoyens de l'immense restaurant et de celui du Park Hôtel voisin (1), des tonnes d'eau avaient endommagé ce local élégant dû au décorateur Noël Filippi au point que les autorités en avaient décrété la fermeture, un mois avant les fêtes. Ce nouveau coup du destin, ajouté à un deuil cruel qui avait frappé une famille que tous les Grenoblois appréciaient depuis trois quarts de siècle, acheva de démotiver les Piccinini : les locaux sont à vendre depuis plus d'un an.
La Poularde, le Messidor, la Gentilhommière, Les Deux Platanes...
Autre fermeture non moins spectaculaire : celle du restaurant Le Messidor, à
Saint-Paul-de-Varces au pied du Vercors mais à vingt minutes de Grenoble. Depuis
vingt-cinq ans, André Perret et son épouse avaient transformé l'affaire familiale en un
restaurant de qualité qui ne désemplissait pas le dimanche, mais souffrait de la
raréfaction des gourmets pendant la semaine. Régulièrement recommandé dans les guides,
c'est-à-dire dans l'ordre, Michelin, Gault-Millau et Gallimard-Isère (2), ce pôle de la
cuisine française traditionnelle va désormais manquer dans la palette déjà réduite de
l'offre culinaire dauphinoise.
Non moins emblématique : la cessation d'activité de la Gentilhommière, à Seyssinet
(Grenoble-sud) restaurant où la qualité de la cuisine le disputait à celle de
l'agencement, avec ses terrasses fleuries et ses parcs de stationnement ombragés.
Fondateur de la "Table gourmande dauphinoise", Jacques Alborch n'a pu faire face
à ses engagements financiers, alors même qu'il avait fait une percée remarquée dans
les déjeuners d'affaires.
Enfin, un des plus vieux restaurants du centre historique, Les Deux Platanes, installé
dans un couvent après la Révolution juste à côté du palais du Parlement du Dauphiné,
spectaculairement relancé en 1975 par quatre femmes célibataires, Yvette Riondet,
Jacqueline Marchand, Danièle Chavant et Claudie Gaboriaud (ces deux dernières
diplômées de l'École hôtelière de Grenoble) a fait place l'automne dernier à un pub
irlandais.
La Poularde Bressane, longtemps le plus ancien restaurant étoilé du Michelin,
n'a pas trouvé de repreneur depuis plus d'un an.
Prolifération internationale
Nous n'évoquerons évidemment pas les maisons traditionnelles actuellement en
redressement judiciaire, dont certaines très anciennes et fort connues sur la place. Mais
un chiffre est éloquent : celui des procédures concernant la restauration-alimentation
devant le tribunal de commerce arrive en tête, avec 147 en 1997 et 147 en 1998,
devançant le bâtiment et les travaux publics, pourtant durement touchés par la crise,
mais qui redémarrent alors que les restaurateurs continuent de souffrir (3).
Face à cette dégradation dont L'Hôtellerie a souvent stigmatisé les causes
(besoin de personnel qualifié important, charges excessives, TVA trop élevée,
contraintes administratives trop rigides, difficile transmission des entreprises) la
prolifération des "néfastes-foods" comme l'écrivait Roger Courtine (4) et la
concurrence acharnée que ces chaînes étrangères se livrent sur notre sol ; des
"pizzerie" qui sont à la cuisine italienne ce que la musique militaire est à
la musique (une centaine dans le Grand Grenoble !) ; des restaurants asiatiques
(pratiquement autant) auxquels s'ajoutent toute une série de spécialités maghrébines,
africaines, ibériques, indiennes, malgaches, grecques, turques, libanaises, slaves, etc.
préparées et servies souvent par des personnels plutôt fluides pour ne pas dire
insaisissables, ne font qu'assombrir le tableau.
Le China Town occupe le rez-de-chaussée de l'Hôtel Suisse et Bordeaux face aux
gares de Grenoble.
Moins de "Logis dans l'Isère"
Même les Logis de France, champions de "la cuisine de terroir" selon une
politique à la fois opportune et réussie, initiée il y a dix ans, souffrent même dans
la France profonde de ces débordements relevant d'autres us et coutumes, d'autres
cultures. En quatre ans, six maisons ont été fermées, ou vendues, ou encore
transformées en appartements dans l'Isère : Jean-Pierre Savioz, Le Vieux Manège aux
Adrets ; Michel Dupuis, Auberge Saint-Vincent à Saint-Vincent de Mercuze ; Fagot, Hôtel
du Col, à Pommiers-la-Placette ; Ugnon-Coussioz, Hôtel du Petit Paris, au Grand Lemps ;
Matera, Auberge de la Combe à Rovon et Hubert Arnaud Auberge du Furon, à Méaudre. Et la
liste est loin d'être close.
René Ougier, présidente de l'association départementale (Le Cassini au Freney
d'Oisans), mais qui préside aussi la Fédération nationale des Logis, invoque les mêmes
difficultés que rencontrent les professionnels des villes : paracommercialisme, cantines
et restaurants d'entreprises qui ne sont pas soumis aux mêmes charges, concurrence d'une
restauration cosmopolite ne s'embarrassant ni d'un personnel qualifié ni de produits
frais de qualité, etc. A ces difficultés s'ajoutent d'autres contraintes et astreintes
propres au profil même des Logis : des entreprises artisanes où le couple doit faire
face, quels que soient les horaires et les durées de travail, à une chalandise complexe
et exigeante. La fatigue est telle que les enfants ne veulent pas prendre la suite,
indépendamment d'une fiscalité et de droits de successions qui assassinent ce genre de
PME.
Hubert Arnaud, au coeur du Vercors, allait transformer son Logis de France
-Auberge du Furon à Méaudre- en appartements touristiques lorsqu'il a trouvé in
extremis un repreneur.
Les deux plus grandes brasseries tombent
En fait, ce qui en janvier 1999 a cette fois-ci le plus frappé tant
"l'establishment" que l'opinion publique, c'est la reddition à Grenoble de
plusieurs places fortes connues depuis des lustres.
En face des gares ferroviaire et routière, déjà le Grand Hôtel Suisse et Bordeaux
avait vu son rez-de-chaussée occupé par China Town, un restaurant qui marche d'ailleurs
très fort, tandis que Jack Aiglin, à la tête d'une demi-douzaine d'affaires prospères
à Grenoble et à Lyon, fermait le seul restaurant gastronomique du quartier : le
Saint-Christophe.
En décembre 1998, nouveau coup de tonnerre : la Brasserie de Savoie, haut lieu centenaire
de la vie grenobloise qui avec un grand restaurant faisait la réputation de l'Hôtel de
Savoie (le premier palace de Grenoble avant le Majestic et l'Hôtel Moderne et des Trois
Dauphins, deux ensembles luxueux de plusieurs centaines de chambres aujourd'hui disparus)
se transforme en fast-food asiatique libre-service.
En janvier 1999, la dernière place forte tombe : la Brasserie de la Paix devient le
restaurant Pav San (en khmer : la Montagne sacrée) avec un chef, Ma Leang Chhoy, qui
entend faire du haut de gamme avec des spécialités chinoises, vietnamiennes,
cambodgiennes et thaïlandaises.
Pour bien comprendre l'ampleur de ce basculement, il faut savoir que les Enrione père et
fils, Marius et Albert, ont régné là pendant soixante-cinq ans, parvenant certains
dimanches des années 60 à servir mille repas sur 1 000 m2, avec gratin dauphinois à la
crème à presque tous les menus ! C'est comme si, à Lyon-Perrache, la Brasserie Georges
(Rinck) et la Mère Vittet, deux institutions immémoriales comparables devenaient
asiatiques...
Pour Albert Enrione, c'est essentiellement le paracommercialisme qui a torpillé la
Brasserie de la Paix dont le livre d'or, plein d'illustres signatures, est maintenant
refermé.
L'Hôtel de Savoie, qui fut le premier palace de Grenoble à la fin du siècle
dernier, voit son immense brasserie-restaurant Le Savoie transformé en fast-food
asiatique libre-service.
Albert Enrione, longtemps vice-président de la Chambre syndicale des CHR, a
longtemps recherché un repreneur français avant de se résoudre à vendre La Brasserie
de la Paix aux enchères par le ministère de Me Pierre Blache commissaire-priseur.
Métissage et déculturation
Une telle évolution, pour ne pas dire révolution, ne s'explique plus seulement par le
changement des habitudes des Français : perte ou recul des valeurs traditionnelles,
amoindrissement du goût, disparition des cuisines domestiques et de leurs saveurs,
envahissement des plats cuisinés et des micro-ondes, éclatements familiaux, etc.
Le débat déborde les milieux professionnels pour atteindre maintenant les sociologues,
ethnologues et autres scientifiques
étudiant le métissage accéléré de la nation française. Même le député-maire de
Grenoble, physicien nucléaire de formation, Michel Destot, se plaît dans chacun de ses
discours à louer la présence de quarante communautés étrangères dans sa cité,
lesquelles concourraient autant à son pluralisme, à sa diversité qu'à son
enrichissement.
Sur les registres de la préfecture de l'Isère (5) qui recensent, parmi les titulaires
d'un titre de séjour (réfugiés et nationaux) 159 nationalités, les Algériens arrivent
en tête avec 14 227 personnes, suivis par les Portugais (10 931), les Italiens (10 476),
les Turcs (5 358), les Tunisiens (3 946), les Marocains (3 812), les Espagnols (3 554),
pour ne parler que des communautés les plus importantes.
Ces chiffres sont évidemment contestés au sein même d'une administration subodorant un
chiffre beaucoup plus élevé de clandestins qui ont eu justement l'habile prudence de ne
pas demander de régularisation : le problème des sans-papiers qui a mobilisé les
associations humanitaires et caritatives et largement branché les médias ne serait que
la partie émergée de l'iceberg.
La célèbre Brasserie de la Paix, 1 000 m2 sur l'avenue Alsace-Lorraine est
devenue le restaurant Pav San.
Vingt et une, puis trois, enfin sept étoiles au Michelin
Pour beaucoup d'observateurs, un des principaux responsables de cette manifeste
déculturation faisant peu à peu place à une autre société serait l'école
républicaine. Avant la guerre, où la proportion des étrangers était paradoxalement
plus importante, l'école publique, laïque, gratuite et obligatoire avait transformé des
vagues d'immigrés (polonais, italiens, espagnols, etc.) en parfaits citoyens de la
communauté française. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, où chaque étranger ou presque
revendique le "droit à la différence" : Jean-Pierre Chevènement et Claude
Allègre, Max Gallo et Régis Debray, ont du mourron à se faire !
Une déculturation d'une telle envergure ne peut qu'affecter la tradition de la cuisine
française. Et même si l'art culinaire haut-de-gamme, défendu et illustré par des stars
aussi bien que par des chefs plus humbles passionnés par leur savoir-faire créatif, ne
représente pas l'ensemble des restaurateurs de métier, le cas de l'Isère est probant et
risque fort de se reproduire ailleurs.
En 1970, deux ans après les Jeux Olympiques d'hiver, ce département comptait 21 macarons
au Michelin. Après être descendu à trois, il en totalise sept en 1999 : Patrick
Henriroux de La Pyramide à Vienne (2 macarons) ; Lucette-Eléonore Bouvarel et Richard
Ferrand à Saint-Hilaire du Rosier ; Daniel Gauthier Hôtel de France à la Côte
Saint-André ; Philippe Girardon Domaine de Clairfontaine à Chonas-l'Amballan ; Laurent
Thomas Les Séquoias à Bourgoin ; Le Chalet des Mounier aux Deux-Alpes (une étoile).
Aucun macaron dans Grenoble, agglomération d'un demi-million d'habitants. Déclin ou
espérance ?
C. Bannières
Après un redressement judiciaire, Alice Chambérod a bien relancé son Bistrot
des Musées grâce à la conjonction d'une cuisine française de qualité et des prix
modérés.
(1) Cf. L'Hôtellerie du jeudi 4 décembre 1997.
(2) Source : la FNAC de Grenoble (décembre 1998).
(3) Audience sollennelle de rentrée du tribunal de commerce de Grenoble, lundi 11 janvier
1999.
(4) Cité par Michel Piot dans son dernier agenda paru dans Le Figaro avant son
départ en retraite.
(5) Statistiques arrêtées au 31 décembre 1998.
L'HÔTELLERIE n° 2606 Hebdo 25 Mars 1999