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L'Evénement

La saga du groupe Accor

«Impossible n'est pas français»

Il y a bien eu deux ou trois scènes de ménage. On ne partage pas en effet trente ans de vie commune sans quelques frictions. Parce qu'ils étaient culturellement proches et qu'ils avaient les mêmes envies d'entreprendre, le couple - Paul Dubrule et Gérard Pélisson - a su cependant trouver le chemin du "bonheur conjugal". Pour la plus grande satisfaction de leurs actionnaires bien sûr, mais aussi celle des 121 000 salariés qui ont grandi en même temps que les patrons construisaient leur empire. A travers les témoignages recueillis par Virginie Luc, les deux chefs d'entreprise ont fini aujourd'hui par accepter de faire un retour en arrière, retraçant ainsi leur histoire. Morceaux choisis avec Gérard Pélisson...

Propos recueillis par Claire Cosson

L'Hôtellerie :
Au cours de votre carrière, jamais, semble-t-il, vous n'avez éprouvé le besoin de regarder derrière vous. Probablement parce que vous étiez trop absorbés par l'avenir. Alors, pourquoi avoir décidé de retracer l'histoire d'Accor ?
Gérard Pélisson, coprésident du conseil de surveillance d'Accor :
Il est vrai que, Paul Dubrule et moi-même, jamais nous ne nous sommes véritablement penchés sur le passé. Nous n'avions, au cours de ces longues années, qu'une seule chose en tête : aller de l'avant. Pourtant, à bien y regarder, bâtir en trente ans un groupe composé aujourd'hui de plus de 2 700 hôtels, d'agences de voyages, d'un loueur de voitures, de titres de services..., et finir par employer quelque 121 000 salariés, c'est assez extraordinaire ! D'ailleurs, lorsque nous racontons notre histoire de par le monde, bon nombre de nos interlocuteurs refusent, aujour-
d'hui encore, de nous croire.
Alors, après avoir récemment décidé de prendre du recul en confiant la direction opérationnelle d'Accor à Jean-Marc Espalioux, conseillés en outre par Jacques Pilhan, nous avons finalement pensé que retracer notre aventure n'était peut-être pas maintenant, et ce même à usage interne, un exercice totalement absurde. D'autant que c'est seulement, et ce en toute modestie, en effectuant l'inventaire de ce que l'on a réalisé que nous avons réellement pris conscience de l'importance de ce que nous avons construit.

L'Hôtellerie :
Et bien justement, rappelez-nous donc comment tout a commencé ?
G. P. :
A l'origine, il y a eu la rencontre de deux hommes qui avaient envie de faire des choses. En 1963, Paul rentrait tout juste des Etats-Unis avec des idées plein la tête. Disciple durant près de deux ans de Bernard Trujillo, le « pape » de la distribution moderne (il est considéré comme l'inventeur de l'hypermarché), il avait étudié outre-Atlantique avec précision les raisons du succès des hôtels Holiday Inn et souhaitait développer ce nouveau concept hôtelier en Europe.
A la même époque, j'occupais le poste de directeur des études de marché pour l'Europe chez IBM. Parallèlement à cette activité, je réalisais une mission de conseil auprès du beau-frère de Paul, qui lui, tenait une fabrique de papier à Tourcoing. En fait, IBM ne me suffisait pas. J'aspirais, comme beaucoup d'entrepreneurs en herbe, à monter ma propre affaire. Et, bien entendu, quand Paul m'a exposé son projet, j'ai aussitôt été séduit.
Il était en effet inutile de me faire un dessin pour parvenir à me convaincre. Je savais que l'explosion des Holiday Inn aux Etats-Unis avait toutes les chances de se reproduire en France et à travers le Vieux Continent. D'autant plus vite d'ailleurs dans l'Hexagone, qu'en ce temps-là, l'hôtellerie française, assez désuète, fonctionnait de manière totalement artisanale. Sans oublier un autre élément non négligeable : l'absence de véritables concurrents. Il y avait donc sur ce créneau une place à prendre !

L'Hôtellerie :
Alors, dès le départ, vous souhaitiez réellement lancer une chaîne d'hôtels ?
G. P. :
Franchement, je dois avouer que si nous nous étions limités à construire trois ou quatre hôtels, je ne me serais jamais lancé dans cette aventure. Vous dire en revanche combien nous voulions bâtir d'unités au tout début, c'est assez difficile ! Une chose était cependant absolument évidente. Dès nos premières rencontres, Paul et moi, entendions développer une chaîne d'hôtels. Nous envisagions même de monter un réseau de franchisés. En recourant à la franchise, méthode alors très en vogue aux Etats-Unis, nous n'étions pas en effet obligés d'être propriétaires.
Il nous est néanmoins très vite apparu que ce système était totalement inconnu en France et en Europe dans les années 1960. On peut certes parfois attraper des mouches avec du vinaigre, mais à cette époque en l'occurrence, la partie était à l'évidence loin d'être gagnée. Nous nous sommes donc résolus à financer nos propres hôtels. En sachant, bien sûr, que nous pourrions par la suite, attirer de futurs franchisés. Ce qui fut chose faite dès 1970 avec les ouvertures des Novotel de Reims et de Nancy. Avant d'en arriver là, il nous a fallu toutefois déployer pas mal d'énergie pour dénicher les moyens financiers de nos ambitions.

L'Hôtellerie :
Parce que, question finances, vous n'étiez pas riches comme Crésus ?
G. P. :
Loin s'en faut ! Voilà trente ans, nous n'avions en effet que quelques francs en poche. Rien n'est cependant impossible. A force de ténacité, nous sommes finalement parvenus à convaincre nos familles, amis et banquiers. Et après avoir bouclé la première affaire, les choses se sont enchaînées les unes après les autres avec l'ouverture du Novotel de Colmar, celle de Marseille, de Reims, Nancy...

L'Hôtellerie :
Et d'aventures en aventures, Accor a fini par bâtir un véritable empire. Votre groupe figure aujourd'hui d'ailleurs parmi les leaders mondiaux de l'hôtellerie. Alors, avouez-le, comment êtes-vous parvenus à gagner de l'argent dans l'hôtellerie ?
G. P. :
Ecoutez, pour gagner de l'argent dans l'hôtellerie, l'équation est extrêmement simple. Reste qu'à aucun moment vous n'avez droit à l'erreur. Car un hôtel, qu'on le veuille ou non, c'est une toute petite affaire ! Et la situation peut très vite déraper.
En fait, vous devez impérativement respecter à la lettre un certain nombre de paramètres. Quels sont-ils ? Premièrement : le taux d'occupation. N'allez pas ouvrir un établissement dans un endroit où il n'y a pas de clients. Pour que ça marche, il faut en effet que les hôtels soient capables d'atteindre rapidement les 65 % à 70 % de taux de remplissage. Deuxièmement : le prix moyen. Mieux vaut savoir à quels tarifs vous pouvez vendre vos chambres, sinon... Viennent ensuite le financement et le coût de construction. Ce dernier est probablement le paramètre fondamental dans l'équation hôtelière. D'ailleurs, si vous dépassez de 20 % l'enveloppe qui vous est initialement allouée pour les travaux, vous risquez de diminuer vos résultats d'environ 60 % à 80 %.
C'est dans la maîtrise du coût de construction que nous nous sommes montrés, chez Accor, particulièrement bons. Grâce à des méthodes innovantes (travail avec des ingénieurs tel que Robert Larrivé, loi de la série avec des chambres à l'identique...) associées à une gestion rigoureuse, nous avons en effet construit nos 100 premiers hôtels sans jamais dépasser nos budgets prévisionnels. A l'époque pourtant, c'était le folklore dans la profession. A l'heure actuelle, ça l'est encore hélas dans certains cas. Il y a toujours des individus prêts à investir des sommes colossales afin d'ériger des hôtels de luxe, là où il n'y a pas de marché. Ces personnes n'ont en réalité qu'une envie : se faire plaisir. L'hôtellerie est pourtant loin de fonctionner selon ce principe.

L'Hôtellerie :
Pour réussir en hôtellerie, vous estimez en fait qu'il ne faut jamais se faire plaisir ?
G. P. :
Je dois effectivement reconnaître que dans l'industrie hôtelière, il ne faut hélas pas être poète et encore moins amateur. En trente ans, Accor n'a de fait jamais bâti un établissement pour se faire plaisir. Qu'il s'agisse de Novotel, d'Ibis ou bien encore de Formule 1, nous avons appliqué à tous nos produits une même harmonie absolue reposant sur un juste équilibre entre : l'investissement de base, le prix payé par le client et le service offert. Nous sommes toujours partis du marché et avons ensuite cherché à répondre aux besoins de la clientèle. C'est ainsi que nous avons réussi là où bon nombre d'autres promoteurs ont échoué.

L'Hôtellerie :
Le facteur humain, a-t-il, lui aussi, participé à votre réussite ?
G. P. :
Certains diront que mes propos sont démagogiques, mais je me moque de ce qu'ils pensent. S'il y a bien quelque chose de capital dans les métiers comme les nôtres, ce sont les hommes et les femmes qui constituent nos équipes. Tout repose en effet sur le sourire et la dynamique de nos salariés. Moyennant quoi, nous nous devons d'apporter à nos collaborateurs ce qu'ils sont en droit d'attendre d'une société. Nous nous sommes donc toujours attachés à leur procurer des conditions de travail convenables, à leur donner les moyens de s'exprimer, de se former et d'évoluer au sein de l'entreprise.
Mais, nous devons également leur apporter la sécurité de l'emploi. Si un hôtel ferme, je considère, sauf cas de force majeure bien sûr, comme un devoir absolu de nous mettre en quatre pour recaser les membres du personnel concerné. Sans oublier la nécessité d'instituer un sentiment de justice au sein de la société. En résumé, je dois admettre que l'histoire du groupe repose en tout premier lieu sur les hommes et les femmes qui ont investi leur vie dans cette grande aventure.
J'espère qu'il en sera demain encore de même. Car rien ne peut se substituer au contact humain !

L'Hôtellerie :
Hôtelier avant tout, comment et pourquoi avez-vous décidé d'élargir vos activités ?
G. P. :

Notre diversification s'est réalisée parce que jamais nous n'avons voulu laisser passer une occasion de contribuer à la progression du groupe. J'ajouterai que l'extension de nos activités s'est toujours réalisée dans le cercle des métiers originels de l'entreprise.
Au commencement, nous voulions ainsi bâtir des hôtels sans restaurant. Nous nous sommes très vite aperçus qu'il y avait en fait une demande pour ce type de prestation, notamment dans le cadre de séminaires. Nous avons donc changé notre fusil d'épaule. Et nous avons plus tard acheté Courtepaille. Hôtelier-restaurateur jusqu'à la fin des années 1970, l'acquisition de Jacques Borel International nous a ensuite projetés, un peu par hasard, dans deux nouveaux métiers : la restauration collective et le ticket-restaurant. Ces activités se sont rapidement avérées intéressantes.
Parallèlement, nous sommes entrés dans le monde du voyage en parfaite connaissance de cause. Dès que nous avons commencé à implanter des établissements hors de France, en particulier dans des pays exotiques, nous avons tout de suite estimé qu'il était nécessaire de disposer d'outils adéquats pour remplir ces unités. Autrement dit, nous avons créé un tour-opérateur et un petit réseau d'agences de voyages (Novotour). Et puis avec le rachat de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, les choses ont pris une autre dimension. Nous avons effectivement été contraints de nous pencher très sérieusement sur l'industrie du voyage. Et là, beaucoup de synergies sont apparues entre cette activité et notre métier d'origine : l'hôtellerie.

L'Hôtellerie :
Aujourd'hui, vous estimez donc qu'Accor s'est bien recentré sur ses métiers d'origine. Dans ces conditions, comment envisagez-vous l'avenir du groupe ?
G. P. :
Je n'ai guère d'état d'âme concernant l'avenir d'Accor. Je crois qu'il est inutile de chercher midi à quatorze heures en ce qui concerne le devenir du groupe. Offrant une gamme de produits hôteliers (du zéro au quatre étoiles) complète, Accor n'est pas en effet limité par le marché. Au contraire ! Notre groupe dispose d'un développement potentiel énorme dans chacune de ses marques. On pourrait même imaginer qu'un jour un groupe détienne 10 % du marché mondial de l'hôtellerie... Reste à maintenir sur pied un réseau de qualité, tout en optimisant les taux d'occupation, les prix moyens...
Quant à m'engager sur la stratégie à mener pour les trente prochaines années, mieux vaut que vous alliez voir le bureau d'à côté (celui de Jean-Marc Espalioux).

* Extraits de Impossible n'est pas français, L'histoire inconnue d'Accor, leader mondial de l'hôtellerie, Virginie Luc, Ed. Albin Michel, 120 FF TTC.


"Seul, on ne vaut pas la moitié de deux !", déclarent les fondateurs du groupe Accor, Paul Dubrule et Gérard Pélisson.


Gérard Pélisson : « Conserver la première place, c'est d'abord posséder un temps d'avance. Il ne suffit pas de faire fructifier ses domaines de prédilection, il faut en conquérir d'autres. Pour l'entreprise, "plénitude" rime avec "décrépitude" ».

Paul Dubrule et Gérard Pélisson reprennent Le Nouvel Economiste

« J'ai toujours eu de la sympathie pour ce journal ! D'ailleurs, ma mère, qui est aujourd'hui âgée de 92 ans, considère ce titre comme sa Bible », explique Gérard Pélisson. « Quant à moi, ajoute Paul Dubrule, je lis Le Nouvel Eco depuis l'âge de 20 ans. »
A première vue, les coprésidents du conseil de surveillance d'Accor avaient un certain nombre de dispositions « affectives » envers le journal de Georges Ghosn. Ajoutons à cela l'envie qui titille tout bon chef d'entreprise de se lancer dans la presse. Quelques finances personnelles... Et le rêve devient réalité ! Paul Dubrule et Gérard Pélisson viennent en effet de racheter, à titre personnel, un journal fort apprécié des patrons français. Reste désormais au duo de faire leurs preuves dans le milieu de la presse. Avec une diffusion d'environ 75 000 exemplaires et une perte qui devrait avoisiner cette année les 2,5 millions, il va falloir entreprendre pour pérenniser Le Nouvel Economiste. Mais, après tout, « Impossible n'est pas français ».

 

Gérard Pélisson parle aux jeunes

"Il ne faut pas croire au père Noël ! L'hôtellerie est un métier simple où il existe certes encore des tas de places à prendre. Reste que les métiers les plus simples sont aussi les plus difficiles à pratiquer. Autrement dit, pour réussir dans cette profession, il n'y a qu'un maître mot : la rigueur. Jamais, il ne faut se faire plaisir au risque de boire la tasse. D'ailleurs, si on avait construit des chambres Novotel à 800 000 F, on aurait bu le bouillon ! Alors, gardez les pieds sur terre !


L'HÔTELLERIE n° 2594 Hebdo 31 Décembre 1998

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