Instaurée il y a eu plus d'un demi-siècle, la loi Godart est le texte de base concernant la rémunération au pourcentage du personnel en contact avec la clientèle. Même si ce mode de rétribution permet de motiver son personnel, certains détracteurs ne lui trouvent pas autant d'avantages qu'il n'y paraît.
Selon la légende, la loi Godart serait le fruit de la rencontre entre le sénateur Justin Godart et Marinette, femme de chambre à l'hôtel Meurice à Paris. Marinette, irritée de voir combien les clients de l'hôtel dépensaient pour une nuit par rapport à ce qu'elle gagnait à la fin du mois, demande au sénateur Godart de mettre fin à cette situation. Celui-ci s'exécute et son premier projet de loi devient, après cinq années de discussions passionnées, la loi du 19 juillet 1933, dite loi Godart. Toujours en vigueur, cette loi, qui intéresse surtout la restauration et l'hôtellerie de luxe, a pour effet de donner au personnel en contact avec la clientèle le bénéfice d'un pourcentage (entre 12 et 15%) sur les recettes, au titre du service. Les sommes prélevées sont redistribuées au personnel, qui est rémunéré en fonction de son rang hiérarchique, selon un système de points. Principal avantage de ce dispositif : la motivation des salariés. Plus ils travaillent et a priori s'investissent dans l'entreprise, plus ils sont rémunérés. "Grâce à ce système, notre personnel est beaucoup plus disponible ; sachant que plus il y aura de chiffre d'affaires dans le mois, plus il sera rémunéré, il ne compte pas ses heures passées dans l'entreprise", précise Alexandre Quevilly, patron d'un restaurant dans le Nord.
Bien que la loi Godart ait pour principale vertu d'insuffler un certain dynamisme à
l'établissement, elle présente parfois, à l'inverse, des effets pervers qui peuvent se
révéler préjudiciables pour une exploitation.
D'après les textes, "ne peuvent bénéficier de la rémunération au pourcentage
que le personnel en relation avec la clientèle". Ceci exclut dans les
restaurants tout le personnel administratif et de cuisine. Deux décrets d'application,
valables à Paris et dans les départements de la Couronne ainsi que dans le Var, donnent
d'ailleurs une liste des bénéficiaires et les modalités de répartition. Cette loi
était sans doute justifiée dans le contexte de l'époque. Il faut bien reconnaître que
depuis, le secteur de la restauration a évolué. Et cette liste se révèle désormais
parfois obsolète : d'autres types de restauration sont apparus (les établissements de
chaînes notamment) et certains métiers, ou en tout cas la dénomination de certains
postes, ont disparu. De ce fait, la loi exclut désormais certaines catégories
d'employés, car leur fonction est absente de la liste, alors que dans la pratique, ils
pourraient très bien bénéficier de ce dispositif. Certains détournent aisément la
loi. "Pour pouvoir payer le personnel de réception sur la masse du service, alors
qu'il est considéré comme administratif selon la loi Godart, nous lui avons donné la
dénomination de second concierge", murmure un hôtelier de la Côte d'Azur. Pour
beaucoup de restaurateurs, la loi apparaît également trop restrictive. Exclure le
personnel de cuisine du cadre de la rémunération au service apparaît parfois comme une
injustice. "La loi Godart a créé des écarts importants entre les salaires en
salle et en cuisine, ce qui engendre inévitablement de la jalousie. Car il faut bien
admettre que par rapport à un cuisinier, certains serveurs gagnent très bien leur vie
dans une grande brasserie. Or, parfois le climat peut se détériorer au sein de
l'équipe, et se faire ressentir sur la qualité du service apportée au client",
précise Alexandre Quevilly.
Outre ces paramètres du climat social que l'employeur se doit de maîtriser, il
apparaît qu'au fil des années la rémunération au pourcentage coûte de plus en plus
cher aux entreprises. Piégés par le choix initial de ce système, les professionnels
mettent en cause l'évolution progressive des charges. Jusqu'en 1967, la rémunération
des personnels rétribués au prorata du service ne faisait pas l'objet de charges
salariales. Après avoir été calculées sur la base du Smic jusqu'en 1976, les charges
ont ensuite été indexées progressivement sur le montant réel de la rémunération au
service. Seul le montant des cotisations Assedic est resté calculé par rapport au
plafond du Smic : dernier privilège qui a d'ailleurs été supprimé le 1er janvier 1992.
Depuis cette date, les cotisations Assedic portent également sur la totalité de la
rémunération réelle. Si cet accroissement des charges nuit à la rentabilité des
hôtels et des restaurants, elle pèse surtout sur les établissements haut de gamme qui
emploient un personnel plus nombreux et se trouvent dans l'impossibilité - du fait de
leur niveau de service - de compresser leurs effectifs.
A ce titre le cas de la Tour d'Argent à Paris, qui emploie une centaine de personnes dont
près de la moitié est affectée à des tâches de service, est exemplaire. A noter
également que plus les salaires sont élevés et plus la part des cotisations patronales
augmente en proportion. De ce fait, pour maintenir une rémunération proportionnelle
nette à ses employés, l'établissement devrait faire progresser son chiffre d'affaires.
"Actuellement, il est difficile d'améliorer la fréquentation et impossible
d'augmenter les prix. Un accroissement du chiffre d'affaires apparaît donc
hypothétique". Ainsi, la plupart des établissements se retrouvent désormais
embarrassés.
Adopter un mode de rémunération fixe calculé sur la moyenne annuelle leur coûterait trop cher et pourrait avoir des répercussions sur le personnel. "Si la rémunération fixe implique un rééquilibrage des salaires entre la salle et la cuisine, elle signifie également une diminution de la rémunération du personnel de salle. Ceci ferait fuir notre personnel actuel et il serait difficile d'attirer une autre équipe aussi qualifiée en lui proposant d'aussi bas salaires", constate ce responsable d'un grand établissement parisien.
Sur le plan marketing, la loi Godart peut engendrer des effets pervers. Alors que l'objectif du chef d'entreprise est de produire des profits, la répartition au service peut provoquer un effet inverse. Le personnel de salle, qui a un rôle de vendeur, est davantage motivé à gonfler les recettes qu'à augmenter la rentabilité de l'établissement. "Notre restaurant développe beaucoup plus de marge lorsqu'il vend un menu ; or le serveur est gagnant si le client prend un plat à la carte (le pourcentage qu'il touchera à la fin du mois sera en effet calculé sur un montant plus élevé), aussi l'oriente-t-il vers ce dernier choix. Non seulement cela a des répercussions sur notre rentabilité mais cela peut également gêner certains clients qui se voient poussés à la consommation", défend ce responsable d'établissement marseillais. Aujourd'hui, les restaurants nouvellement créés disposent de la liberté de rémunérer leur personnel de salle au fixe ou au pourcentage. Si dans les chaînes d'hôtels et de restaurants, la tendance est plutôt à un mode de rémunération fixe avec des salaires plutôt bas, nombre de restaurateurs préfèrent encore s'appuyer sur des rémunérations au prorata du service. Malgré les effets pervers parfois dénoncés et malgré l'évolution progressive des charges, ce système apparaît comme encore avantageux. Il récompense les salariés qui cultivent l'esprit de vente et ne comptent pas trop leurs heures de travail. Des valeurs précieuses au moment où, ailleurs, on compte les 35 heures.
G. Floch
L'HÔTELLERIE n° 2580 Supplément Economie 24 Septembre 1998