L'Hôtellerie :
Il y a donc eu cette rencontre à Eugénie-les-Bains. Que peut-elle changer pour la
cuisine française ?
Paul Bocuse :
Il est important de préciser que c'est Michel Guérard qui, un jour, a eu l'idée de
nous faire rencontrer tous ces jeunes du Groupe des Huit qui avaient quelque chose à
dire. Je suis heureux de souligner qu'au cours des trois jours que nous avons passés
ensemble, nous n'avons pas parlé de chiffres ou de rentabilité, mais de cuisine et de
transmission de notre métier aux jeunes de demain. C'est très important et significatif
d'un certain état d'esprit. J'ai trop souvent déploré qu'au cours de rencontres
professionnelles, on oublie souvent de parler de cuisine pour ne penser qu'aux chiffres...
pour ne pas me réjouir du contraire aujourd'hui.
Marc Veyrat :
Un jour dans le TGV, j'avais parlé à Paul Bocuse de notre souhait de créer le Groupe
des Huit. Il trouvait que c'était une idée sympathique et que ce souci de transmettre ne
pouvait avoir que son aval. Il ne s'est jamais trompé et croit avant tout aux hommes...
c'est important.
Paul Bocuse :
Comme ils ont pu tenter de le faire par le passé, certains journalistes ont essayé de
nous opposer. Il a toujours existé entre nous un respect mutuel et je me dis que si
Sodexho s'est engagé avec Marc Veyrat, ce n'est pas le fait du hasard mais parce qu'il
existe quelque chose de solide chez lui...
Marc Veyrat :
Il est important de revenir sur un point évoqué par Paul Bocuse qui sait si bien
faire des affaires : c'est vrai qu'entre nous, nous n'avons jamais parlé d'argent, de
chiffre d'affaires, d'investissement, de cash flow. Nous avons vécu un moment vrai de
fraternité, avec parfois les yeux embués par le plaisir et l'émotion d'une telle
rencontre.
Marc Veyrat :
Je suis entièrement d'accord. Il existe trop de donneurs de leçons alors que les
meilleures doivent venir des clients qui viennent chez nous et vont partout ailleurs.
L'Hôtellerie :
Avez-vous le sentiment que cette rencontre à Eugénie peut assainir le climat au sein
de la Cuisine Française ?
Paul Bocuse :
L'important est de travailler dans la même direction, de faire connaître notre
métier et de nous attacher à ce que la cuisine appartienne toujours aux cuisiniers. Sans
des gens comme Fernand Point, Gaston Richard et Paul Mercier, je ne serai pas là
aujourd'hui. Il est primordial de transmettre et c'était le sens de notre rencontre.
Marc Veyrat :
Ce qui nous a réunis est une certaine ouverture d'esprit. Les dissensions qui existent
ou ont pu exister, ont été créées par ceux qui y avaient intérêt pour tirer les
marrons du feu. Nous ne pouvons cautionner ce genre d'attitude. Le problème fondamental
reste que les cuisiniers sont des cuisiniers, les journalistes des journalistes et que les
affaires sont dures !
L'Hôtellerie :
Vous avez beaucoup parlé de transmettre. Que diriez-vous aux jeunes d'aujourd'hui pour
les inciter à l'optimisme ?
Marc Veyrat :
Ils doivent savoir que notre métier reste le plus beau du monde. Si j'ai quelques
conseils à leur donner, c'est d'abord qu'ils restent eux-mêmes pour faire la cuisine qui
leur plaît et plaît à leurs clients qui sont leurs meilleurs juges. Ils doivent faire
des restaurants à leur image et considérer les banquiers comme des alliés et non des
adversaires. J'ai renégocié mes prêts et ils doivent faire de même pour mieux
envisager l'avenir.
Paul Bocuse :
Il y a encore de l'argent à gagner et je pense l'avoir démontré avec mes brasseries
où j'ai tenu à associer mes MOF à 48% parce que pour doubler le bonheur, il faut savoir
partager. En cuisine comme en politique, rien n'est jamais unifié mais l'important est
ailleurs : dans cette réelle amitié qui nous a réunis dans la plus belle maison du
monde pour une rencontre très importante.
Marc Veyrat :
C'était, je vous l'assure, un grand moment de bonheur et d'émotion.
L'Hôtellerie :
Concrètement, que peut-elle changer à la vie de la cuisine française ?
Marc Veyrat :
Il faut y voir le début d'un processus, d'un passage de témoin entre deux
générations avec la caution de Paul Bocuse qui reste le pape de la cuisine française.
Que des gens comme lui, mais aussi comme Michel Guérard que je considère comme mon père
spirituel, Roger Vergé, Alain Senderens et d'autres cautionnent notre mouvement est
hautement significatif. Le fond est là !
Paul Bocuse :
C'est une première prise de contact qui doit en amener d'autres. Nous nous
connaissions mal et j'ai vu que mon ami Roger Vergé était emballé par ces jeunes qui
ont un message à faire passer. Michel Guérard a évoqué l'idée d'annuelles «Journées
d'Eugénie» autour de la cuisine française. Je trouve cette idée très bonne.
Marc Veyrat :
Il me semble essentiel d'avoir démontré que nous n'étions pas positionnés les uns
contre les autres mais ensemble, et qu'il devait réellement exister une transmission de
témoin entre générations.
Paul Bocuse :
La plupart d'entre vous ont déjà la quarantaine. Je pose simplement la question :
qu'y a-t-il derrière vous ? Il y a sûrement des jeunes de qualité...
Marc Veyrat :
Notre génération doit impérativement s'en occuper comme Paul Bocuse l'a fait pour
nous. En 1987, il était venu chez moi en éclaireur pour juger sur pièces, il avait
trouvé une certaine authenticité et l'avait dit. Nous devons agir de la même manière
et prévoir des rencontres.
Paul Bocuse :
Il doit toujours exister dans notre métier cette tolérance qui manque trop souvent.
Et certains doivent prendre garde à ne pas se laisser dévorer par les oiseaux de proie
qui nous guettent.
(1) N° 2568 du 2 juillet 1998. Dans les années 70, Alain Chapel, Raymond Oliver, René Lasserre, Jean Troisgros figuraient également parmi les fondateurs de cette Nouvelle Cuisine qui allait beaucoup faire parler d'elle.
« L'important est de travailler dans la
même direction, de faire connaître notre métier et de nous attacher à ce que la
cuisine appartienne toujours aux cuisiniers. »
« Il existe trop de donneurs de leçons
alors que les meilleures doivent venir des clients qui viennent chez nous. »
L'HÔTELLERIE n° 2570 Hebdo 16 Juillet 1998