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L'événement

Suite aux propos de Rémy Tritschler dans Libération

Que donnerait la vente légale de cannabis dans un bureau de tabac ?

Question à Robert Broussard

En France, plus de 50% des bureaux de tabac exercent en parallèle l'activité de débit de boissons. A la tête de ces établissements, des professionnels qui, depuis plusieurs années maintenant, se battent pour défendre leur image et rappeler que le bistrot aujourd'hui n'est plus un lieu de perdition mais un lieu de convivialité. Alors, quand le président de la Confédération des débitants de tabac propose que ses troupes soient les revendeurs attitrés du chanvre indien dans l'hypothèse d'une dépénalisation de cette drogue, ça fait désordre. Au-delà du constat, quelles clientèles fréquenteraient désormais les tabacs ? Ancien directeur national chargé de la lutte contre l'usage et le trafic des stupéfiants, Robert Broussard, sans doute le plus à même d'évoquer la réalité du terrain, nous donne son avis. Un avis à méditer.

Par Sylvie Soubes

Rappel des faits. Dans le quotidien Libération du 21 mars dernier, le journaliste Nicolas de la Casinière posait la question suivante : «Si l'usage et la possession du cannabis devaient être légalisés, et donc en vente libre, sous quelle enseigne se vendrait le chanvre indien ?» Un peu plus loin dans l'article, le président de la Confédération des débitants de tabac de France, Rémy Tritschler, interrogé sur le sujet, commente : «Il faut se préparer à un phénomène nouveau. La société peut changer. Les jeunes réagissent différemment de nous. Si on dépénalise, il faut former un réseau de professionnels. Et nous constituons déjà un réseau de service public, puisque nous diffusons tabac, vignettes, timbres-amendes ou cartes téléphoniques.» Autrement dit, Rémy Tritschler considère qu'à partir du moment où il y aurait dépénalisation du produit, les buralistes pourraient très bien devenir les boutiquiers du cannabis, préposés de l'Etat oblige. Heureux homme.

A la lecture de ses propos, quelques buralistes ont estimé que leur président s'était fait piéger. Possible.

Depuis quatre à cinq mois, les partisans de la dépénalisation du cannabis -une faible minorité, même si une de nos ministres actuellement en place se dit favorable au principe- argumentent sur un nouveau terrain : selon eux, le cannabis serait moins dangereux que le tabac. Gonflée la minorité !

Par rapport au tabac, fumer un joint multiplie par dix les risques de cancer du poumon

Dans ses Mémoires (voir ci-dessous), Robert Broussard, ancien grand patron de l'antigang, fondateur du Raid, ancien préfet de Corse, directeur national chargé de la lutte contre le trafic et l'usage des stupéfiants de 1992 à 1994, rappelle : «De l'avis même des médecins spécialistes, l'usage du cannabis présente les dangers suivants : perte de la motivation, altération de la structure de certaines cellules, affection des fonctions de reproduction et du système immunitaire. Il peut aussi entraîner une inflammation des bronches, l'asthme, les sinusites-rhinites, les bronchites chroniques. Enfin, les risques de cancer du poumon sont multipliés par dix par rapport au tabac». (...) «Qu'on le veuille ou non, l'interdit demeure un frein. C'est un point de repère, une borne, pour les consommateurs potentiels. Sa levée, même partielle, constituerait un signal d'encouragement, la porte ouverte à tous les excès. Ce serait une manière de lancer au toxicomane : on va faire en sorte que votre dope soit moins chère, de meilleure qualité, mieux distribuée, on peut même vous indiquer des lieux de rencontre, mais en échange, vous nous fichez la paix».

Si le flic préféré des Français a pris sa retraite l'an dernier, l'homme n'en reste pas moins un observateur privilégié. Le terrain, les pièges sournois de la drogue, il connaît. N'en déplaise aux polémistes.

Que pense-t-il des propos tenus actuellement par les bons apôtres de la fumette ? «J'estime que les partisans de la dépénalisation avancent masqués. En disant que c'est moins mauvais que le tabac, on cherche à banaliser encore davantage le produit et à faire croire à l'opinion publique que ce n'est pas dangereux. Ils oublient notamment de parler du principe actif du cannabis, le «THC» (1), qui peut aller de 3% à plus de 30% notamment quand il y a culture sous serre. On peut comparer ce taux au taux de nocivité du tabac avec une cigarette qui dépasserait très largement les 30% de goudron ou de nicotine. Le cannabis doit-il tomber en vente libre ? Je crois, pour ma part, que c'est aux médecins de se prononcer, non aux fumeurs de joints. Or, jusqu'à présent, le cannabis a toujours été considéré par le monde médical comme une drogue».

Sourire, puis sévérité dans le regard de Broussard. L'idée que le législateur puisse accoler chanvre indien sur la carotte tabac ne séduit pas vraiment le commissaire. On le comprend. «Faire d'un café-tabac un coffee-shop serait d'abord transformer l'établissement en fumoir. L'expérience hollandaise montre aussi que les coffee-shops sont des lieux de rencontre de toxicomanes, pas seulement de fumeurs de cannabis. Je pense également au problème de la réglementation. En ce qui concerne l'alcool, nous avons en France le Code des débits de boissons qui interdit de servir une personne manifestement ivre. En Hollande, normalement, un coffee-
shop ne peut pas vendre au-delà d'une certaine quantité par consommateur mais on sait parfaitement que ceci n'est pas respecté et rien n'empêche un consommateur de s'approvisionner successivement dans plusieurs coffee-shops
». Allons plus loin dans l'hypothèse, raisonnons par l'absurde : «le cannabis, ce n'est pas du tabac. Il n'y a pas de marques comme pour les cigarettes. Le «THC» que j'ai évoqué tout à l'heure varie selon les origines du produit, qu'il vienne du Pakistan, du Maroc ou bien de Colombie. On se trouverait devant une nouvelle concurrence entre points de vente, sachant qu'il n'y aurait pas qu'une seule source d'approvisionnement.»

Les enquêtes faites autour de la drogue témoignent aujourd'hui d'un phénomène de plus en plus fréquent de poly-toxicomanie. Robert Broussard le souligne d'ailleurs dans son chapitre consacré à la drogue. Les consommateurs ne se contentent pas toujours d'une seule drogue, d'un seul produit, d'un seul euphorisant. En outre, ils abusent de l'alcool, fument du tabac en quantité...

Amalgame

«Il y a une profonde contradiction dans ce débat, remarque Robert Broussard. Il me paraît difficile d'être un relais de l'administration fiscale, ce qui, en soi, est une mission valorisante (vendre des vignettes, des timbres a quelque chose de respectable), et attirer volontairement dans son établissement des clientèles un peu particulières, auxquelles peuvent se mêler toutes sortes de petits trafiquants». Autre contradiction : «peut-on raisonnablement avoir un discours anti-alcoolisme, anti-tabac, comme c'est le cas en France, et se lancer dans le commerce du cannabis ? Tout cela est très grave et on amalgame prévention et encouragement.»

Revenons encore sur les coffee-shops, il est aisé d'y obtenir un éventail de drogues, les vendeurs à la sauvette sont légion à l'intérieur des établissements. Ce sont aujourd'hui des lieux de «fixation», rien à voir avec la convivialité. Effrayant, dès lors, de pouvoir imaginer qu'un gamin puisse aller acheter sa pochette d'autocollants de Dragon Ball Z dans un tabac fréquenté d'abord par des toxicomanes.

Dans l'esprit de Robert Broussard, comme dans celui de nombreux consommateurs en France, le café-tabac est «rassurant». «Quand vous arrivez dans une ville que vous ne connaissez pas, le premier réflexe est souvent d'entrer dans un bar-tabac pour demander un renseignement.» Dans cette logique, Rémy Tritschler a-t-il autorité pour inscrire les buralistes dans la course (même hypothétique) à la dope ?

«Ce qui me dérange le plus, termine Robert Broussard qui a toujours plaidé la fermeté dans le combat contre la drogue, c'est la banalisation à laquelle nous assistons. Dans pas longtemps, votre enfant vous dira, papa, mon joint est moins nocif que ta Gauloises, alors estime toi heureux».

(1) Le THC (Tétra-Hydrocannabinol) se fixe sur les cellules limbiques du cerveau durant 3 semaines, en comparaison avec  l'alcool où toute trace de produit disparaît de l'organisme après 6 heures.

 
Robert Broussard a accepté d'évoquer avec nous ce que
donnerait la vente libre de cannabis et notamment dans les tabacs.

A livre ouvert

L'an dernier, Robert Broussard publiait la première partie de ses Mémoires. Ses débuts au commissariat d'Argenteuil, l'arrivée au 36 quai des Orfèvres, les frères Zemour, l'enlèvement du baron Empain, Mesrine... Une extraordinaire carrière de flic se dessine. Il y a aussi cette phrase que l'on retient à un moment où lui et ses troupes de l'antigang affrontent le décès d'un des leurs : «l'amitié en rangs serrés». L'amitié, l'esprit d'équipe sont des valeurs fortes chez Broussard. Dans le tome II, sorti cette année, le policier passe au dossier Corse, aux gendarmes de l'Elysées, il donne aussi sa vision de la drogue et de la délinquance. A une époque où l'intellectualisme de salon l'emporte sur le bon sens et la raison, où la mise en scène de l'information prend le pas sur l'information elle-même, les Mémoires du Commissaire Broussard cassent le rythme. Le superflic est aussi un grand Monsieur. A lire.

Commissaire Broussard, Mémoires 2, aux éditions Plon, 285 pages, 110 F (à noter que la première partie de ses Mémoires vient de paraître chez Pocket).


L'HÔTELLERIE n° 2557 Hebdo 16 Avril 1998

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