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du 28 février 2008
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

GÉNÉRALISER LE PROCÉDÉ DE LA PÂTE FEUILLETÉE À LA VIANDE OU AU POISSON

LE FEUILLETAGE EST UNE HISTOIRE DE FEUILLES

Commençons par voir pourquoi, avant de comprendre que nous pouvons généraliser l'opération qui a conduit à ces feuilletages aériens que nous avons aujourd'hui dans nos assiettes.
Hervé This, auteur du blog 'La gastronomie moléculaire'


Un feuilletage à la farine torréfiée.


Avec de la viande et de la matière grasse on obtient un 'pavé feuilleté'.

À l'origine, il y a le strudel, la croustade, le pastis gascon et leurs cousins. On part de farine et d'eau, on travaille longuement la pâte obtenue, on l'étale en une très mince feuille sur une grande surface plate (dans les fermes du Tarn où j'ai vu l'opération, c'était la toile cirée de la table de la cuisine). En pratique, la description est incompréhensible et insuffisante. Incompréhensible, car au fond, pourquoi des grains de farine et de l'eau feraient-ils une pâte ? Et pourquoi peut-on amincir cette pâte de façon qu'elle ne crève pas, et qu'elle soit aussi mince que du papier à cigarette ? Il faut savoir que le travail de la farine avec l'eau provoque la formation d'un 'réseau' (pensons à un filet de pêcheur), où les grains d'amidon sont enchâssés. Grains d'amidon ? De petits grains blancs qui sortent d'une pomme de terre coupée qu'on lave ; les grains qui composent la fécule de riz, de pommes de terre, etc. Ils ne se soudent pas : c'est bien le réseau de gluten, évoqué précédemment, qui les solidarise. Et c'est parce que la farine de blé contient du gluten que les pâtes précédentes sont possibles.
Ayant compris le mécanisme, il nous reste à donner des détails pratiques. Par exemple, ceux qui préparent le strudel ou la croustade savent qu'il faut soit bien travailler la pâte avant de l'étaler, soit la battre au rouleau à pâtisserie pendant un très long moment. Ce travail, d'ailleurs, s'apparente à celui des pâtissiers japonais, qui battent la pâte de riz, pour les pâtisseries du nouvel an. Est-ce, dans tous les cas, une façon de parfaire le réseau de gluten ? Sans doute, mais cela reste à démontrer.
Bref, nous avons maintenant obtenu une pâte. Elle est étendue, et cette feuille est repliée sur elle-même (autour des pommes assaisonnées de sucre, de beurre et d'eau de fleur d'oranger) pour réaliser la croustade. Évidemment, lorsqu'on fait plusieurs tours, on obtient plusieurs feuilles. Ce n'est pas une opération très efficace.  

Les puissances de deux
Les cuisiniers, pâtissiers, charcutiers, boulangers, et plus généralement les hommes et femmes des métiers de bouche, sont des gens malins… comme le reste de l'humanité. Il y a bien longtemps, ils ont compris qu'il faudrait réfléchir pour faire plus efficace que l'opération décrite ci-dessus. Et c'est ainsi qu'ils ont inventé le feuilletage.
L'opération ? Partons d'un bloc épais. Étalons-le un peu, et replions-le en deux, en séparant les deux parties : nous obtenons deux parties de pâte séparées par la séparation. Puis étalons à nouveau, et replions encore en deux, toujours en séparant les parties repliées : cette fois, nous arrivons à quatre parties. Et ainsi de suite : 8, 16, 32, 64, 128, 256, 512, 1 024… Il suffit de 10 opérations pour obtenir plus de 1 000 feuilles. Et si le bloc initial faisait 1 cm d'épaisseur, les feuilles obtenues feront un millième de centimètre d'épaisseur. On obtient ainsi un feuilletage.
L'idée de base : la multiplication par un même nombre. Du coup, d'autres idées surviennent : si multiplier par 2 plusieurs fois est plus efficace qu'enrouler, pourquoi ne pas multiplier par 3 ou 4 ? Par 3, on obtiendrait : 1, 3, 9, 27, 81, 243, 729, 2 181… On le voit, la rapidité de l'opération est bien supérieure. Par 4, on obtiendrait : 1, 4, 16, 64, 256, 1 024… Ce qui est encore plus rapide. Et par 5 ? Par 6 ?
Revenons à notre pâtisserie, avant de rêver à des pratiques qui n'ont pas été mises en oeuvre. Il faut séparer les feuilles ? La matière grasse évite que des parties qui contiennent de l'eau ne se soudent. C'est à présent la pâte feuilletée classique que nous obtenons. Les plis ? Classiquement, on étend 3 fois plus long que large, et on replie en 3, mais on a vu dans l'analyse précédente que bien d'autres méthodes sont possibles, et bien d'autres nombres de feuilles. Par exemple, imaginons que l'on fasse un tour où l'on replie en 2, puis un tour où l'on replie en 3, un tour où l'on replie en 4 ? On obtiendrait 24 feuilles. Leur épaisseur ? Si l'on est parti d'un pavé de détrempe de 1 cm d'épaisseur, on obtient des feuilles de 1/24e cm d'épaisseur.


L'abbé Nollet, qui lui aussi utilisait des feuilles.

Du goût dans la pâte
Pour l'instant, nous sommes restés très classiques. Nous avons 'joué' avec de la farine de blé, de l'eau, du beurre. Oui, mais… Pour le chimiste, la farine n'est - on l'a vu - que gluten et amidon. Or l'amidon peut provenir de bien des sources : châtaignes, riz, pommes de terre, lentilles… L'eau ? Pour le chimiste, le vin, c'est de l'eau, tout comme une infusion de lard, du jus d'orange, du lait, du thé, une tisane tilleul-citron… sucrés ou pas, salés ou pas. Le beurre ? C'est une matière grasse qui n'est pas liquide à la température ambiante… comme le chocolat, composé pour une grande partie de beurre de cacao, comme le foie gras, comme le beurre noisette, comme certains fromages.
Du coup, la question du goût n'est pas considérablement difficile : changeons les ingrédients, pour des ingrédients qui ont la même 'fonctionnalité'.
Les proportions ? Tout - ou presque - est encore possible. Il y a quelques années, je me suis ainsi amusé à effectuer des feuilletages où la proportion d'eau était considérablement augmentée. Pas dans la détrempe, sans quoi celle-ci perd sa tenue. Mais dans la graisse, puisque la dispersion d'eau dans une matière grasse permet d'obtenir une émulsion. En l'occurrence, l'inverse d'une mayonnaise, laquelle est faite de gouttelettes de matière grasse (huile) dans l'eau (du jaune d'oeuf, du vinaigre). Ici, pour le beurre, c'est de l'eau, sous la forme de gouttelettes invisibles, dans la matière grasse… qui semble solide (en réalité, une partie du beurre contient de la graisse à l'état liquide). Pour en revenir à la question des proportions, il faut savoir que la cuisine sait déjà depuis longtemps faire 'du beurre à l'eau' : battons à la feuille du beurre bien froid, en ajoutant de l'eau (café, etc.), et nous verrons que nous pouvons y mettre 2 fois le poids de beurre.
Que faire d'un tel beurre ? Un feuilletage ! Évidemment, le montage est plus délicat, parce que la chose est molle, et qu'il faut refroidir entre les tours, mais ce n'est pas impossible de tester ainsi l'influence de l'eau, sur le gonflement des feuilletages. Qu'obtient-on ? Je vous laisse faire l'expérience.
Ah, j'oubliais : il y a la question de la cuisson, qui est toujours malmenée dans les concours. Oui, il faut bien cuire les feuilletages, sans quoi on récupère un coeur pâteux et fade, un peu écoeurant, la farine n'ayant pas cuit. Mais au fait, pourquoi ne pas cuire la farine par avance ?  

Et à la viande ?
Revenons au principe du feuilletage. Nous avons utilisé de la pâte et du beurre, mais d'autres matières alimentaires pourraient-elles être employées ?
Je vous propose l'expérience suivante : sur une feuille de film plastique transparent (par exemple), déposons des lamelles de viande très minces, puis couvrons la couche de viande par une couche de beurre fondu, que nous laissons figer. Plions la feuille en 2, puis en 2, puis en 2… ou bien en 3, puis en 3, puis en 3… Évidemment, il faudra enlever le film plastique de la couche supérieure (ou bien utiliser un film comestible). On obtient ainsi un 'pavé feuilleté', avec de la viande et de la matière grasse.
À quoi bon ? À produire, quand on coupera ces pavés, des tranches qui auront le même aspect qu'un jambon bien gras. L'intérêt gustatif ? Dans un jambon bien vieilli, les protéines de la partie rouge sont dissociées en acides aminés, molécules qui ont beaucoup de saveur, tandis que la graisse, la partie blanche, dissout très bien les molécules odorantes. Au total, le jambon est une 'invention géniale', puisqu'il contient de la saveur et de l'odeur. Dans nos constructions, de même, nous pouvons 'jouer' à donner de la saveur, de l'odeur… sans être tributaire de la nature. J'ai nommé ces structures des Nollet, en l'honneur de l'abbé Nollet, qui était un pionnier de l'étude de l'électricité… et qui utilisait des feuilles. zzz22v

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L'Hôtellerie Restauration n° 3070 Hebdo 28 février 2008 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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