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du 1er mars 2007
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, auteur du Sujet Interactif 'La gastronomie moléculaire" sur lhotellerie.fr, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Ce mois-ci, il vous propose une méthode pour créer de nouveaux plats à base d'oeufs.   

À partir d'un tableau tout simple

Inventons une multitude de recettes à base d'oeuf

Un raisonnement systématique - encore ! - conduit à retrouver les classiques omelettes, en même temps qu'on invente des préparations nouvelles.
Hervé This


L'oeuf à 65 °C : un oeuf entier dans sa coquille qui a été chauffé… ici à 65 °C (code 1.1.9. dans le Tableau des inventions à partir de l'oeuf ci-contre).

Imaginons le pire : des Martiens qui attaquent la Terre sont finalement repoussés, mais détruisent tout le savoir culinaire. Les survivants ont la nostalgie des bons vieux plats d'antan, mais comment faire ? Une méthode qui a fait ses preuves en chimie répond à cette question. Cette méthode, c'est celle qui a permis de découvrir de nombreux éléments chimiques, et aussi de comprendre la nature de la matière.
Un peu d'histoire caricaturée pour commencer. Au temps des grands philosophes grecs, quelques siècles avant notre ère, on croyait que le monde était fait de quatre éléments : le feu, la terre, l'air, l'eau. Puis, vers le Moyen-Âge, la généralisation de la distillation fit comprendre qu'il fallait ajouter un 'cinquième élément', ou 'quinte essence' : l'alcool. Toutefois, l'alchimie qui avait progressé avait laissé penser qu'il existait aussi le fer, le carbone, le cuivre… Aucune opération chimique ne permettait de transformer l'un en l'autre : ces produits semblaient être des 'éléments', parce que 'élémentaires'.
Avec l'avènement de la chimie moderne, de nouveaux éléments apparurent : l'oxygène, l'azote, l'iode… La liste s'allongeait. Jusqu'où ? Simultanément, les chimistes observaient des ressemblances : par exemple, le sodium ressemblait au potassium, le soufre à l'oxygène… Pourquoi ? Des tentatives de regroupement furent faites, jusqu'à ce qu'apparaisse le tableau du chimiste russe Dimitri Mendeleïev, qui mettait les éléments chimiques dans un tableau, en les ordonnant de gauche à droite par ordre de mas
se, et en plaçant les éléments chimiques analogues par colonne. Le tableau contenait des cases vides : Mendeleïev eut assez d'intelligence pour prédire qu'on trouverait de nouveaux éléments… qui furent trouvés, avec les propriétés attendues.

Mettons en place les éléments du tableau…
Dans cette histoire raccourcie de la chimie, il s'agissait de découverte, et pas d'invention, comme la question qui nous occupe aujourd'hui, mais peu importe : les tableaux sont de toute façon des outils intellectuels utiles.
Plaçons donc l'oeuf tout en haut du tableau, en lui attribuant un numéro 1.
Dans la deuxième ligne, sous la première, plaçons maintenant les produits que l'on peut obtenir avec un oeuf : l'oeuf tel qu'en lui-même (1.1.), la coquille seule (1.2.), le jaune et le blanc non mélangés, mais sortis de la coquille (1.3.), le blanc et le jaune mélangés, battus (1.4.), le jaune seul (1.5.) et le blanc seul (1.6.).
À ce stade, nous n'avons pas encore fait la cuisine. Pour
cuisiner, que fait-on ? Soit rien, soit on ajoute un gaz, ou de l'eau, ou de l'huile, ou un solide, de l'alcool, un acide, une base, de la chaleur, par exemple. Ajouter rien ? Oui, comme dans les crudités. Ajouter un gaz ? C'est bien ce que l'on fait dans un blanc d'oeuf que l'on bat en neige. Ajouter de l'eau ? Pas de l'eau pure, qui n'aurait pas d'intérêt gustatif, mais plutôt de l'eau qui a du goût, comme le vin, le café, le thé, le jus d'orange, une infusion de tilleul, du bouillon… bref, n'importe quel liquide composé majoritairement d'eau. Ajouter de l'huile ? Là encore, il peut aussi bien s'agir d'huile (de noix, de noisette, d'olive…) ou bien de chocolat fondu, de foie gras fondu, de beurre fondu (nature ou noisette)… Ajouter un solide : il sera en poudre, sans doute. Ajouter un alcool : nous avons le choix entre les cognac, les eaux-de-vie... Ajouter un acide : le vinaigre, le jus de citron… ou même le jus de framboise, qui est très acide. Les bases, elles, sont de mauvais goût : le bicarbonate de sodium, par exemple, a un goût de savon terrible, mais les peuples asiatiques utilisent néanmoins la chaux pour faire des oeufs de cent ans, de sorte que nous ne pouvons pas exclure les bases de notre liste. Chauffer, enfin ? Oui, il y a mille façons de le faire, mais limitons-nous ici au principe du chauffage.

Pour redécouvrir les recettes les plus traditionnelles…
À chacune de ces possibilités, nous associons un nombre de 1 à 9, de sorte que la troisième du tableau en construction comporte des codes à trois nombres, de 1.1.1 à 1.6.9. À quoi correspondent ces codes ? Par exemple, le code 1.1.9 correspond à un oeuf entier, dans sa coquille, qui a été chauffé : ce peut être un oeuf dur, mais aussi un oeuf mollet, ou bien un oeuf à 65 °C ou à 67 °C… puisque chaque température, appliquée suffisamment longtemps, produit un oeuf différent. Dans cette première ligne de la deuxième colonne, on trouve déjà des possibilités nouvelles : par exemple, le produit 1.1.7 est associé à un "oeuf d'anti-cent ans", que l'on obtient quand on place un oeuf entier, dans sa coquille, dans du vinaigre ; après un mois ou deux, si le vinaigre est de force suffisante, l'oeuf coagule, avec une consistance très particulière (il est parfaitement comestible, et il se conserve tout aussi bien qu'un cornichon au vinaigre). Pourquoi "oeuf d'anti-cent ans" ? Parce que les acides (le vinaigre) qui le produisent sont l'opposé des bases, avec lesquelles les peuples asiatiques font les oeufs de cent ans.
La deuxième colonne de la deuxième ligne contient les transformations de la coquille, laquelle n'est pas un fleuron de la cuisine. Aussi, sautons à la troisième colonne, ou nous trouvons notamment le code 1.3.9, qui décrit l'oeuf sur le plat, ou l'oeuf cocotte. Quel bonheur : la cuisine avait été anéantie, mais notre codification nous retrouve déjà deux bons plats d'antan. La quatrième colonne ? Nous retrouvons l'appareil à génoise, la mayonnaise, les omelettes, les flans… mais des nouveautés s'introduisent auxquelles j'ai donné des noms de chimistes, histoire de les honorer. Par exemple, la préparation que j'ai nommée un "Thénard" de blanc et jaune battus (1.4.6) : si vous mettez un alcool de force suffisante (pour commencer, utilisez de l'alcool à 90 degrés et ne le consommez pas), vous observerez que le mélange coagule, comme un oeuf poché.
Passons à la cinquième colonne, ou nous retrouvons cette fois la vraie mayonnaise, mais aussi un Thénard de jaune. Puis, dans la sixième colonne, nous obtenons le blanc en neige (1.6.2), mais aussi le Thénard de blanc (1.6.6) et le "Geoffroy" (1.6.4), qui est une émulsion sans goût que l'on obtient en fouettant de l'huile dans un blanc d'oeuf comme pour monter une mayonnaise. Voici qui n'est pas dans le Guide culinaire !


Les Cristaux de vent : des meringues très allégées obtenues par un ajout de liquide (jus de citron, de pomme verte, de framboise…) dans un appareil à meringue (code 1.6.2.2.9. dans le Tableau des inventions à partir de l'oeuf).


Le Souffl'lait, un nom plein de poésie attribué par Denis Martin, chef cuisinier suisse à la recette nommée "Vauquelin" par Hervé This et qui correspond à une meringue allégée obtenue par ajout d'un liquide (ici du lait) et cuite au four à micro-ondes (code 1.6.2.2.9. dans le tableau des inventions à partir de l'oeuf).

Inventer des mets tout à fait nouveaux...
Passons maintenant à la troisième ligne. Cette fois, je propose de ne pas examiner toutes les possibilités, parce que les codes de cette ligne comportent quatre nombres. Il y a une possibilité pour le premier, 6 possibilités pour le deuxième, 9 pour le troisième et 9 encore pour le quatrième. Par exemple, le code 1.4.3.9 correspond à un "Lavoisier", soit une royale diluée à l'extrême. Lisons le code pour comprendre de quoi il s'agit. Le premier 1 désigne l'oeuf, comme nous l'avons vu précédemment. Le 4 indique que l'on considère un mélange de jaune et de blanc battus. Puis le 3 montre qu'on a ajouté un liquide (un bouillon de poule truffé, par exemple). Enfin le 9 indique que l'on a chauffé la préparation. C'est donc une sorte de flan… une royale, devrait-on dire, qui prend le nom de Lavoisier quand on a poussé la proportion d'eau à la limite, laquelle est d'un litre pour un oeuf.
Le nombre de préparations dans cette ligne ? C'est 1 fois 6 fois 9 fois 9, soit 486 ! On comprend que je ne puisse que me limiter à des exemples. Par exemple, le plat que j'ai nommé "Chaptal", en l'honneur du grand chimiste de ce nom, a pour code 1.6.2.2 : c'est blanc battu en neige, auquel on a ajouté de l'eau en fouettant. Le plat 1.6.4.5 est un "Liebig" (pensons aux petits cubes de bouillon), que l'on obtient quand on dissout une feuille de gélatine dans un liquide (par exemple, un jus de crustacé), puis que l'on fouette avec de l'huile, afin d'émulsionner cette dernière (je le rappelle, il ne s'agit pas de gaz, dans une émulsion, mais seulement de disperser de la matière grasse dans un liquide). Lors du refroidissement, la gélatine fait prendre l'émulsion en gelée. Le plat codé 1.6.4.9 est un "Gibbs" : à un blanc d'oeuf, ajoutons de l'huile en fouettant, puis chauffons au four à micro-ondes et nous obtenons une sorte de mayonnaise cuite.

... Et les signer
Évidemment, on peut continuer ce jeu, qui conduit à bien plus que ce qui était inventé lors du développement empirique de la cuisine. Par exemple, dans cette chronique de L'Hôtellerie Restauration, nous avons déjà eu l'occasion de décrire les "Cristaux de vent", des sortes de meringues très allégées, obtenues par ajout d'un liquide (jus de citron, jus de pomme verte…) dans un appareil à meringue. Le plat nommé "Vauquelin" (1.6.3.2.9), lui, est le même produit, mais cuit au four à micro-ondes, au lieu d'être cuit comme une meringue, au four classique.
Et ainsi de suite. Le nombre de possibilités, dans la quatrième ligne, est de 4 374, et il est de 40 000 environ pour la ligne suivante. Faut-il désigner tous ces plats nouveaux, inconnus des cuisiniers du passé, par des noms de code ? Ou bien doit-on leur donner des noms ? La liberté impose la seconde solution, évidemment. Mieux même, chacun peut y aller de sa poésie. Par exemple, le cuisinier suisse Denis Martin, qui a produit des Vauquelin au lait, les nomme des "Souffl'lait". Il a bien raison !
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TABLEAU DES INVENTIONS À PARTIR DE L'OEUF
1. L'OEUF ENTIER
1.1. Oeuf entier dans sa coquille 1.2. Coquille seule 1.3. Jaune et blanc non mélangés sortis de coquille 1.4. Jaune et blanc mélangés 1.5 Jaune seul 1.6. Blanc seul
1.1.1. Rien
1.1.2. Gaz
1.1.3. Eau
1.1.4. Huile
1.1.5. Solide
1.1.6. Alcool : Beaumé
1.1.7. Acide : oeufs d'anti-cent ans
1.1.8. Base : oeufs de 100 ans
1.1.9. Chaleur : oeuf dur, oeufs à 6X °C
1.2.1. Rien
1.2.2. Gaz
1.2.3. Eau
1.2.4. Huile
1.2.5. Solide
1.2.6. Alcool
1.2.7. Acide
1.2.8. Base
1.2.9. Chaleur
1.3.1. Rien
1.3.2. Gaz
1.3.3. Eau
1.3.4. Huile
1.3.5. Solide
1.3.6. Alcool
1.3.7. Acide
1.3.8. Base
1.3.9. Chaleur : oeuf sur le plat, oeuf cocotte...
1.4.1. Rien
1.4.2. Gaz : Appareil à génoise
1.4.3. Eau :
1.4.4. Huile : Mayonnaise (version ménagère)
1.4.5. Solide
1.4.6. Alcool : Thénard de blanc et jaune
1.4.7. Acide
1.4.8. Base
1.4.9. Chaleur : Omelettes, flans classiques ou à 6X °C
1.5.1. Rien
1.5.2. Gaz
1.5.3. Eau
1.5.4. Huile : Mayonnaise
1.5.5. Solide
1.5.6. Alcool : Thénard de jaune
1.5.7. Acide
1.5.8. Base
1.5.9. Chaleur : Jaune cuit
1.6.1. Rien
1.6.2. Gaz : Blanc en neige
1.6.3. Eau
1.6.4. Huile : Geoffroy (émulsion de blanc)
1.6.5. Solide
1.6.6. Alcool : Thénard de blanc
1.6.7. Acide
1.6.8. Base
1.6.9. Chaleur : Blanc cuit


Le Beaumé : un oeuf entier dans sa coquille mis dans de l'alcool pendant un mois (code 1.1.6. dans le Tableau des inventions à partir de l'oeuf).

1.4.3.9. Lavoisier (royales de l'extrême), Avogadro 1.5.3.9. Royale, flans, crèmes prises 1.6.2.2. Chaptal (appareil de cristal de vent cru)
1.6.4.5. Liebig (émulsion gélifiée physiquement)
1.6.4.9. Gibbs (émulsion gélifiée chimiquement)
1.6.2.2.9. Cristal de vent
1.6.3.2.9. Vauquelin (appareil cristal de vent cuit au micro-ondes)

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L'Hôtellerie Restauration n° 3018 Magazine 1er mars 2007 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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