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du 5 octobre 2006
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Pardon : j'ai longtemps dit que la cuisine était de la chimie… et c'était faux ; ensuite j'ai longtemps donné à la gastronomie moléculaire des objectifs confus. Je suis fautif et présente des excuses à tous ceux que j'ai induit en erreur. Ce mois-ci, j'essaie de me rattraper en expliquant ce qu'est véritablement la gastronomie moléculaire : je vous invite à visiter un laboratoire de gastronomie moléculaire.
Hervé This

Je me suis trompé

Il n'y a pas de gastronomie moléculaire en cuisine !


La cuisine produit des viandes rôties, mais la chimie propose des mécanismes pour décrire les réactions.

Oui, la cuisine n'est pas de la chimie ! Je me suis trompé, parce que j'ai mal compris ce qu'était la chimie, d'une part, et la cuisine d'autre part. Ce qui est pire, c'est que personne ne m'ait détrompé. Qu'est-ce que la chimie, d'abord ? C'est une activité ancienne, qui puise ses racines dans l'alchimie, rénovée par le grand Antoine-Laurent de Lavoisier juste avant la Révolution française. Faisons griller une viande : elle était rouge, et elle devient brune ; elle était molle, et elle devient dure ; elle était fade, et elle prend du goût. La viande a été transformée par la chaleur, parce que nous savons aujourd'hui que les molécules de la viande ont réagi, se sont modifiées. L'activité d'exploration qui se penche sur de telles transformations est la chimie. C'est une science, qui cherche à produire des connaissances, et non des viandes. La cuisine produit des viandes rôties, mais la chimie propose des mécanismes pour décrire les réactions. Pas seulement à propos de modifications culinaires. Il y a aussi la corrosion qui est une manifestation quotidienne des métaux, le changement de couleur des émaux, l'effervescence qui s'observe quand on met un acide sur du calcaire, la formation de savon dans de l'huile chauffée avec des cendres de bois… Toutes ces réactions ne se comprennent que si l'on fait l'hypothèse que la matière habituelle est faite d'atomes, lesquels se regroupent en molécules s'échangeant quand on leur donne de l'énergie.

La cuisine n'est pas de la chimie
C'est cela, la chimie : l'exploration de transformations de la matière, en vue d'une compréhension de ces transformations. C'est de la science, et sa méthode est la méthode expérimentale : on observe un phénomène, on fait des mesures, on regroupe celles-ci en équations nommées 'lois', que l'on teste par des expériences, et l'on poursuit les tests non pas pour prouver les lois, mais pour savoir en quoi elles sont fausses et comment on peut les remplacer par des lois meilleures. Les seules productions de la science, ce sont des connaissances. Aucune utilité pratique… mais d'innombrables applications, quand des ingénieurs ou des technologues s'emparent des connaissances produites pour perfectionner les techniques.
La cuisine, elle, n'utilise pas la méthode expérimentale, et elle ne vise pas la production de connaissances : elle vise le bonheur des convives, y parvient par des transformations dont les principes (les protocoles, sous la forme de 'recettes') sont hérités des cuisiniers du passé, qui, comme ceux d'aujourd'hui (mais pour combien de temps encore ?), fonctionnent par empirisme, c'est-à-dire par essais et erreurs. La cuisine vise à donner du bonheur ; c'est une activité artistique ou artisanale, selon les individus qui l'exercent. Rien à voir avec de la chimie !


La gastronomie moléculaire ne se consacre pas à l'invention de mets nouveaux. Et si Hervé This se laisse aller aux inventions proposées chaque mois sur le site de Pierre Gagnaire,
c'est parce qu'ils suivent tous deux l'exemple du chimiste Michel-Eugène Chevreul qui a révolutionné la peinture.

La gastronomie moléculaire en 1988 : des objectifs initiaux confus
Dans la description précédente de la chimie, nous avons commencé par examiner le cas d'une viande qui brunit au rôtissage. Plus généralement, nombre de transformations culinaires s'accompagnent de réarrangements d'atomes entre les molécules, de la disparition de molécules présentes dans les ingrédients et l'apparition de molécules nouvelles, qui contribuent notamment au goût des mets. Il y a donc une partie de la chimie qui se consacre aux aliments et à la cuisine.
Toutefois, lors de la confection d'une sauce mayonnaise, pas de réactions moléculaires : les molécules initialement présentes dans l'oeuf, le vinaigre et l'huile se retrouvent intégralement présentes, sans changement, dans la sauce constituée. Pourtant, il y a un changement, et tout cuisinier sait qu'une sauce mayonnaise n'est pas identique à ce que l'on obtient quand on se contente de verser sans fouetter de l'huile, du jaune d'oeuf et du vinaigre dans un bol ! Le cuisinier, par son geste hérité du XVIIe siècle (quand la sauce mayonnaise fut découverte), effectue une transformation physique, et non moléculaire. Pourquoi séparer la chimie de la cuisine et la physique de la cuisine, alors ? La discipline scientifique introduite en 1988 sous le nom de 'gastronomie moléculaire' propose précisément une exploration des transformations culinaires sans chercher à se limiter aux mécanismes physiques ou aux mécanismes moléculaires ; d'autant que les frontières sont parfois floues !
Initialement, les objectifs assignés à la discipline étaient au nombre de cinq :
1. Explorer les transformations culinaires.
2. Recueillir et tester les dictons, tours de main, trucs et astuces.
3. Introduire des mets nouveaux.
4. Introduire en cuisine de nouveaux outils, ingrédients ou méthodes.
5. Utiliser la cuisine pour montrer que les sciences sont belles.
Quelle confusion ! Comment n'avions-nous pas vu que les objectifs 3 et 4 étaient technologiques et non scientifiques, et que le dernier objectif était social ou politique ? C'est en tout cas un fait que, lors de ma soutenance de thèse, en 1995, aucun des deux prix Nobel présents dans le jury, et aucun des autres professeurs d'université - pas plus que moi - n'a dénoncé la confusion.

Gastronomie moléculaire 2003-2005 : des objectifs redéfinis incluant 'art' et 'amour'
Il a fallu attendre 2003 pour que, ayant vu l'erreur, je propose un programme nouveau, qui élimine les trois derniers objectifs du programme de la discipline. Puis il a fallu attendre 2005 pour que s'ajoutent deux objectifs essentiels : explorer la composante 'artistique' de la cuisine, explorer la composante 'amour' (donner du bonheur) de la cuisine, toujours du point de vue moléculaire. Dans l'affaire, les trois derniers objectifs du projet initial n'ont pas été oubliés, mais rangés à leur vraie place. Et une compréhension nouvelle est apparue : on sait aujourd'hui que toute recette est composée de trois parties : une partie techniquement inutile, une 'définition', des 'précisions culinaires'. Simultanément, par des études de nombreuses transformations culinaires, la gastronomie moléculaire progresse et se développe.
Que fait cette discipline ? Elle ne fait pas ce que je propose chaque mois sur le site de Pierre Gagnaire. Elle ne se consacre pas à l'invention de mets nouveaux, parce que cette invention est de la technologie, et non de la science. Si je me laisse aller à ces inventions, c'est par amitié pour Pierre, et aussi parce que nous suivons l'exemple des chimistes Leopold Ruzicka ou Michel-Eugène Chevreul, qui ont respectivement révolutionné la parfumerie et la peinture, par les applications aux arts qu'ils ont faites de leurs résultats scientifiques. Mais alors, dans notre laboratoire, que faisons-nous, au juste ? Je vais tout vous expliquer… page suivante. n zzz44t

LA VISITE GUIDÉE D'UN LABORATOIRE DE GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Entrez dans notre laboratoire de gastronomie moléculaire. Vous voyez des 'paillasses', des ustensiles de verre, des ustensiles de mesure. Aujourd'hui, une des études en cours vise à comprendre ce qui sort d'une carotte quand on fait un bouillon. Voici comment nous procédons.


Pour comprendre le mécanisme de ont>confection d'un bouillon de carottes, divers échantillons de carottes sont cuits à des temps et températures bien précis.


Les bouillons obtenus sont lyophilisés avant d'être analysés par un appareil de résonance magnétique nucléaire. Les résultats de l'analyse sont lus sur des spectres.

Pour comprendre le mécanisme de confection d'un bouillon de carottes, nous chauffons des échantillons de carottes (plusieurs rondelles, de masse très précisément déterminées, et, si possible, provenant de carottes dont nous connaissons précisément l'histoire) dans de l'eau parfaitement pure, sans ion.
Ce chauffage se fait dans un ballon de verre surmonté d'une 'colonne à reflux', gainée d'un conduit où circule de l'eau froide : les vapeurs y montent, mais s'y condensent, et retombent dans le ballon, de sorte que rien ne s'échappe du montage. Le chauffage se fait à l'aide d'un chauffe-ballon commandé par un thermomètre précis, afin d'assurer une température précisément connue.
Plus exactement, des batteries de tels systèmes permettent de comparer des carottes cuites dans l'eau bouillante à des carottes cuites à d'autres températures, où les enzymes de la carotte sont actives. Et chaque expérience est répétée de nombreuses fois.
Par une ouverture latérale des ballons, on prélève des échantillons du bouillon à des temps précisément enregistrés, à l'aide de seringues.

À l'aide d'un appareil de résonance magnétique nucléaire, qui fonctionne sur le même principe que les appareils d'imagerie moderne dans les hôpitaux, nous obtenons un 'spectre'b>, c'est-à-dire une courbe hérissée de pics, que nous devons déchiffrer.
Ce déchiffrement conduit à la connaissance suivante : la carotte
libère principalement trois sucres dans le bouillon, à savoir le glucose, le fructose et le saccharose ; elle libère également des acides aminés et des acides organiques.
Toutes les quantités de ces produits sont connues par des calculs que nous faisons à partir de la surface des pics. Et des mesures faites à partir d'échantillons prélevés à divers temps de cuisson, nous cherchons les mécanismes de sortie de ces sucres. Sont-ils dans les cellules des carottes, ou bien dans les canaux qui parcourent la racine, pompant l'eau du sol vers les feuilles, et rapportant des feuilles diverses substances synthétisées par la plante grâce à la lumière ? Il faut des années de labeur intense, pour mener à bien une telle étude.
Rien à voir avec 'l'écume de la confiture', ces inventions qui fleurissent chaque mois sur le site de Pierre Gagnaire ! Comme tous les autres scientifiques, nous nous acharnons à comprendre, à identifier des mécanismes, qui ne serviront peut-être jamais si des technologues ne les utilisent pas.
Mais il y a du grain à moudre, pour ceux-ci. Restons sur l'exemple du bouillon de carottes : si l'on prend les courbes que nous établissons, et qui montrent la sortie du sucre en fonction du temps de cuisson, on peut déterminer le temps optimal d'extraction des sucres à partir de la carotte ; à des temps plus courts, on n'a pas bien extrait les sucres dans le bouillon, mais à des temps plus longs, on a gâché de l'énergie.
Ce n'est qu'un exemple, et il n'a été décrit que de façon bien superficielle. J'ai omis d'expliquer quels calculs sont nécessaires pour obtenir les connaissances que nous obtenons. Ces calculs sont des choses merveilleuses… pour qui les aime, et détestables pour ceux qui n'ont pas appris à les aimer.
En tout cas, j'espère avoir bien montré que la gastronomie moléculaire n'a (presque) rien à voir avec la cuisine. Et qu'elle ne met pas en péril la cuisine !
Allons, soyons raisonnables :
des connaissances, l'honneur de l'esprit humain !

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L'Hôtellerie Restauration n° 2997 Magazine 5 octobre 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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