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du 11 octobre 2007
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Complément d'article 3050mp49

Sondes à ultrasons, homogénéiseurs, distillateurs, filtres en verre fritté, Pianocktail… : voici quelques-uns des matériels de laboratoire ou de l'industrie qui deviendront demain des matériels de cuisine pour les chefs qui n'hésitent pas à oser afin de faire encore meilleur.
Hervé This

Si vous n'avez pas peur de la modernité

Découvrez les matériels de cuisine de demain

Je sais qu’il ne faut pas parler de soi, mais permettez-moi, pour les besoins du sujet, d’évoquer deux expériences personnelles. La première a eu lieu il y a plusieurs mois, lors d’une réunion nationale de médecins experts. Ils étaient des centaines, réunis à Paris, et l’organisateur m’avait demandé de faire une conférence, en même temps qu’un de nos chefs triplement étoilés. Alors que j’évoquais l’usage de sondes à ultrasons pour faire des émulsions (mayonnaise, beurre blanc, et autres dispersions de matières grasses dans une phase aqueuse : je rappelle qu’une émulsion n’est pas une mousse !), le chef, amical pourtant, me répondit qu’il n’utiliserait pas cet appareil pour son travail. Pourquoi ? Parce que son métier tenait à ses gestes, a-t-il répondu. Pour lui, il fallait “battre à l’aide d’un fouet !”
La seconde expérience a eu lieu quand mon ami Pierre Gagnaire a pris la parole, alors que je passais mon habilitation à diriger des recherches, à l’université Paris Sud (Orsay) : son discours était une demande, à savoir “Hervé, aide-nous à passer le cap des 35 heures ; procure-nous des matériels qui permettent de faire une cuisine encore meilleure, avec moins de contraintes !”
Par conséquent, la réflexion que je vous livre ce mois-ci, sur les nouveaux matériels, ne vaut que pour les cuisiniers qui, comme Pierre Gagnaire, n’ont pas peur ! Je ne comprends pas bien pourquoi il existe des personnes qui se sentent proches de celui qui revendiquait de continuer à fouetter au fouet alors même qu’elles n’hésitent pas à faire leur comptabilité à l’ordinateur ou à utiliser un téléphone portable ! Pourquoi admettraient-elles la modernité de toute leur existence, mais revendiqueraient-elles le passéisme du métier ? De quoi ont-elles peur ?


Sonde à ultrasons.

Des émulsions plus légères et plus stables
Avec une sonde à ultrasons ou un homogénéiseur
Restons tout d’abord sur l’exemple des émulsions. Un microscope nous montrera que la mayonnaise faite à la cuiller en bois, à la fourchette, au fouet, au mixer électrique n’est pas la même. Or, le goût des aliments dépend de leur microstructure ! Oui, les sondes à ultrasons (des ‘cousins’ des cuves à ultrasons utilisées pour nettoyer les lunettes, par exemple) font des émulsions différentes de celles que l’on obtient à la cuiller en bois, au goût différent… mais est-ce grave ? Il n’y a pas eu mort d’homme quand on est passé de la cuiller en bois à la fourchette, puis au fouet, puis au mixer électrique ! Personne n’a alors été accusé d’“assassiner la grande tradition culinaire française”. Pourquoi la cuve à ultrasons mériterait-elle alors l’anathème ? D’autant qu’elle faciliterait l’exercice de la profession de cuisinier ou de pâtissier ! Les ultrasons vous font peur ? Il existe d’autres solutions, tels les homogénéiseurs, qui sont largement utilisés par l’industrie laitière pour faire des produits allégés. Par exemple, on parvient à faire des émulsions à seulement 10 % de matières grasses aussi fermes que des mayonnaises classiques faites au fouet… avec 95 % d’huile ! Dans ces appareils, les ingrédients sont injectés sous pression par de très petits trous, de sorte que les gouttes d’huile sont finement divisées. Plus petites, elles sont alors plus nombreuses dans la solution aqueuse, donc plus tassées : bougeant plus difficilement, elles font des émulsions plus fermes, à concentration égale en matières grasses. C’est ainsi que sont produites certaines crèmes allégées épaisses. À noter que les émulsions avec de toutes petites gouttelettes sont aussi beaucoup plus stables que des émulsions à grosses gouttelettes, et que leur goût change : on sent alors mieux l’huile, moins la ‘phase aqueuse’ où la matière grasse est dispersée.

Des huiles essentielles et des ‘eaux de sauce’
Avec un distillateur
Si vous êtes de ceux qui supportent de rénover les ustensiles de leur profession, restons ensemble et faisons un petit tour des possibilités de rénovation. Observons tout d’abord que la chimie, historiquement, s’est apparentée à la cuisine : il y avait en chimie des opérations prises à la cuisine, tels les macérations, décoctions, infusions, des broyages… La chimie a modernisé ses méthodes, mais pas la cuisine. Alors, ne serait-il pas juste que la chimie paye aujourd’hui sa dette à la cuisine ? Parce que, après tout, on continue à faire le même type d’opérations dans les deux activités. On distille en chimie ? On pourrait distiller en cuisine. Pas des alcools, puisque la loi l’interdit, mais des bouillons, des sauces, par exemple. J’ai fait cette proposition pour la première fois en 1984 et, des amis espagnols distillent aujourd’hui des terres. Denis Martin, à Vevey, par exemple, s’est également équipé. À quoi de tels appareils peuvent-ils servir ? Avant de répondre à la question, notons qu’un équipement particulier n’est pas indispensable : une cocotte-minute suffit ! Oui, prenons une cocotte-minute et plaçons le liquide à distiller dedans, puis, au lieu de la soupape de sécurité, plaçons un tuyau de plastique qui fera plusieurs tours dans une bassine d’eau froide avant d’arriver dans une carafe. Si l’on chauffe le contenu de la cocotte, les parties les plus facilement évaporables s’évaporeront, passeront par le trou de la soupape de sécurité, monteront dans le tuyau en plastique, puis, condensées lors du passage du tuyau dans l’eau froide, iront dans la carafe où arrive le tuyau. De la sorte, la distillation aura séparé diverses composantes du liquide placé dans la cocotte. À quoi bon ? Pour du vin, du cidre, par exemple, cette distillation extrait l’alcool, ainsi que des molécules très odorantes, facilement évaporables… mais l’opération est interdite pour des raisons variées (de taxation, notamment, mais aussi de santé publique). En revanche, si vous placez dans la cocotte de l’eau et du thym, par exemple, vous obtiendrez tout à fait légalement de l’huile essentielle de thym. Avec du romarin, ce sera de l’huile essentielle de romarin, et ainsi de suite. Attention cependant : ces huiles essentielles sont puissantes, parfois dangereuses quand elles sont utilisées en quantités excessives ! Revenons donc à des choses comestibles… et bonnes. Il y a plusieurs mois, j’ai proposé de faire d’un petit mal un grand bien avec les ‘eaux de sauce’ : l’idée est de servir, dans un verre à cognac, près du mets, la sauce distillée, parfaitement limpide, comme un cognac. Cette fois, pas de problème de toxicité.


Filtre à verre fritté.

Des bouillons très limpides
Avec un filtre en verre fritté et une pompe électrique
Une des opérations qu’il serait également bon de modifier, en cuisine, est la clarification des bouillons, à l’aide de blancs d’œufs, parce que l’opération est imparfaite (il reste souvent des particules) et qu’elle enlève du goût au liquide clarifié… en même temps qu’elle salit un chinois, un linge propre, et qu’elle gâche des blancs d’œufs. Pourquoi ne filtrerait-on pas, simplement ? Classiquement, les filtres de cuisine ne permettent pas d’obtenir des liquides clairs à partir de liquides troubles. Oui, mais les filtres de cuisines sont des objets ‘médiévaux’. Robustes, certes, mais très médiocrement adaptés à leur fonction, parce qu’ils n’ont pas évolué.
Il y a plus de vingt ans, j’avais proposé que l’on filtre à l’aide de filtres de laboratoire : pas des ‘buchner’, entonnoirs en céramique où l’on pose un papier filtre (qui risque de crever !), mais des filtres en verre fritté ! Il s’agit d’entonnoirs, mais cette fois la filtration est assurée par le fritté, pièce faite de silice agglomérée, avec des trous d’une taille très particulière, bien plus petits que ceux d’un papier filtre. Et comme la filtration risque d’être très lente, avec des trous si petits, on ‘tire’ le liquide par le dessous, à l’aide d’un appareil à faire le vide. Il en existe de nombreuses sortes : pompes à main (fastidieux, réservé à ceux qui ont le temps ou l’envie de se muscler la main), trompes à eau (on branche l’appareil sur le robinet, et l’eau qui coule aspire dans le récipient sous le filtre, mais on gâche de l’eau), pompe électrique (ma préférence, évidemment). Le résultat ? Des bouillons plus limpides que ceux qui sont clarifiés. Pourquoi ne pas immédiatement changer les pratiques ?

Une farce très fine
Avec les broyeurs à billes
Une autre opération souvent effectuée en cuisine est le broyage. Opération importante, puisque les quenelles françaises étaient réputées les meilleures du monde (voir le supplément magazine L’Hôtellerie Restauration de septembre 2007) en raison de la finesse de l’appareil, finesse qui était due au long travail au mortier et au pilon, avec passage au tamis.
Toutefois, qui a déjà pratiqué l’opération sait qu’elle est à la fois fastidieuse, fatigante, sans intérêt dans sa réalisation (elle a un intérêt dans son objectif, mais pas dans sa pratique !). D’où le passage aux robots coupe ! Y a-t-il quelque chose à perfectionner ? Oui, car ces appareils ne parviennent pas à faire aussi fin que le mortier et le pilon bien maniés.
Dans les laboratoires, une solution a été trouvée avec les broyeurs à bille. Enchaînerons-nous les possibilités comme des perles à l’infini ? Devons-nous évoquer les siphons qui s’introduisent aujourd’hui dans de nombreuses cuisines, après avoir fleuri, il y a des décennie, sur les terrasses des bistrots ? Devons-nous vanter les mérites de l’azote liquide pour faire des sorbets plus parfumés, des glaces plus veloutées ? Ce serait enfoncer des portes ouvertes, puisque des sociétés qui vendent des gaz démarchent aujourd’hui les cuisiniers pour leur procurer matériels et consommables à cette fin. Qu’il nous suffise de rappeler que, lors d’une réunion publique (et gratuite : je rappelle que je ne vends rien !) à l’AgroParisTech, fin août 2007, nous avons montré une foule de possibilités de l’azote liquide : sorbets, glaces, flocons givrés, couches successives déposées sur un produit, poudre d’huile d’olive, jaunes d’œufs à coque dure et à cœur coulant, meringues glacées, flocons d’eau-de-vie…


Le Pianocktail, composé de microréacteurs et d'un ordinateur qui pilote des pompes, vous aidera peut-être demain à mieux gérer les 35 heures.


Pianocktail.

Pour faire passer le cap des 35 heures
Le Pianocktail
Pour progresser, pour éviter d’avoir des innovations désordonnées, j’ai proposé que la profession fasse un inventaire des gestes quotidiens, et les ordonne classés par ordre d’importance. Les fabricants devront alors chercher des solutions aux problèmes techniques posés. En attendant, je voudrais conclure cette trop brève évocation des possibilités techniques en mentionnant le Pianocktail, un appareil conçu à partir de l’idée selon laquelle on peut décrire les matières alimentaires par des formules. De ce fait, en plaçant en série et en parallèle des ‘microréacteurs’ (des appareils largement utilisés en chimie), on parvient à créer des matières alimentaires nouvelles, ou anciennes, au choix. Avec un ordinateur qui pilote les pompes, on fait sans peine des milliards de préparations, auxquelles on donne le goût que l’on veut. Le Pianocktail a été introduit fin 2002, et il n’est pour l’instant produit (alors qu’il n’y a pas de brevet) par aucune société de matériel culinaire. Le verra-t-on un jour dans les cuisines ? Ce serait pourtant une bonne solution, pour “faire passer le cap des 35 heures”. Remplacera-t-il les cuisiniers ?
Ma réponse a été souvent donnée dans ces pages : la cuisine est soit un artisanat, qui évoluera inévitablement du point de vue technique puisqu’il s’agit de technique, soit un art, qui n’est menacé en rien par le progrès technique. Oui, l’artiste en peinture peut continuer à broyer ses couleurs, parce que là n’est pas la question : la vraie question artistique, c’est le sentiment. Alors qu’il disposait de pinceaux avec des poils synthétiques, de pulvérisateurs, de couleurs fluorescentes, Picasso a produit des œuvres merveilleuses en dessinant avec un morceau de charbon de bois. Pour l’art, la question technique ne se pose pas. C’est le sentiment. Et, dans ce domaine, il n’y a pas de machine qui compte.

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L'Hôtellerie Restauration n° 3050 Magazine 11 octobre 2007 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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