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du 14 septembre 2006
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Pardon, amis cuisiniers, de tant secouer le terrain sur lequel repose un art que je compte parmi les plus beaux ! Pardon de réfuter tant d'idées, de saper tant de certitudes. Pardon de vous dire la vérité, mais contrairement à ce que beaucoup pensent… les émulsions ne sont ni des mousses, ni des suspensions, et les crèmes anglaises réussies sont ratées microscopiquement.
Hervé This

Crème anglaise, béarnaise, hollandaise

Émulsions chaudes, mousses ou suspensions ?

Il a été écrit tant d'erreurs à propos des émulsions chaudes qu'il faut d'abord prendre le temps de bien s'entendre sur les mots. Une émulsion, je l'ai déjà écrit à de nombreuses reprises, c'est de la matière grasse qui a été divisée en fines gouttelettes, lesquelles ont été dispersées dans de l'eau. Par exemple, le lait est une émulsion, parce qu'il contient de la matière grasse dans de l'eau. Et, l'émulsion, c'est du gras dans l'eau, et ce n'est pas parce que l'on a employé un mixer plongeant, ou une girafe, que l'on a 'émulsionné' une sauce. Premièrement, si l'on a fait mousser (on devrait dire 'foisonner'), on a formé une mousse, et non une émulsion. Deuxièmement, on ne peut pas émulsionner une sauce, mais seulement émulsionner de la matière grasse liquide dans une sauce.
Oui, en revanche, il est juste de penser qu'il peut exister des émulsions froides, et des émulsions chaudes. L'émulsion froide la plus célèbre, c'est la sauce mayonnaise. Une sauce qui se prépare à partir de jaune d'oeuf, de vinaigre et d'huile. Pas de moutarde, sans quoi elle devient une rémoulade ! C'est bien une émulsion, parce que le jaune d'oeuf est fait majoritairement d'eau, tout comme le vinaigre. Aussi,
l'ajout d'huile à un mélange de jaune et de vinaigre correspond effectivement à une émulsification. Et la sauce prend du corps, de la consistance, parce que les gouttelettes d'huile sont progressivement très tassées dans l'eau. Des émulsions chaudes ? Les sauces au vin montées au beurre, par exemple : dans le fond de viande qui a été préparé, additionné de vin, il se trouve majoritairement de l'eau, mais aussi de la gélatine, qui est un bon agent émulsifiant (on dit aussi tensioactif) ; quand on ajoute du beurre, en fouettant, sur le feu, le beurre fond et 'fait huile', si bien que le fouet peut émulsionner la matière grasse liquide dans l'eau présente.

Jamais stable une émulsion
Aucune émulsion, chaude ou froide, n'est stable toutefois. Stable, cela signifie "qui est dans un état durable". Or, les sauces mayonnaises se déstabilisent lentement : en plusieurs jours. Et les sauces au vin montées au beurre 'figent' quand elles refroidissent. Il est donc étonnant de voir des documents culinaires parler d'émulsions stables ou instables. Aucune n'est stable, toutes sont instables.
Au fait, quelles sauces trouve-t-on dans cette catégorie des émulsions chaudes ? Regardons : béarnaise, hollandaise, crème anglaise… Regardons-y de plus près.
Commençons par la crème anglaise. On l'obtient en fouettant du jaune d'oeuf avec du sucre (on fait 'le ruban'), puis en ajoutant du lait, et en cuisant. La première opération est souvent justifiée par les manuels par le fait que si l'on ne fait pas le ruban, le sucre 'cuit' le jaune. Pourtant, faites donc l'expérience de mêler dans une casserole jaune, sucre et lait, puis de cuire : vous obtiendrez une parfaite crème anglaise ! Donc la description est insuffisante.
Ce qui est apparu, en revanche, lors d'un séminaire Inra de gastronomie moléculaire, c'est que les crèmes anglaises où l'on a fait le ruban sont plus moelleuses que celles pour lesquelles on n'a pas fait le ruban. Étude faite, il est apparu que l'opération de battage initiale engendre une mousse, laquelle subsiste malgré l'ajout du lait et la cuisson. Tiens, une mousse ? Cela prouve déjà que la crème anglaise, si l'on a fait le ruban, n'est pas une émulsion. Au mieux, ce serait une émulsion mousseuse.


La crème anglaise : une suspension mousseuse émulsionnée. Beignets de melon, crème anglaise à l'anis étoilé.

Crème anglaise : une suspension mousseuse émulsionnée
Poursuivons, avec la cuisson, que nous regarderons au microscope. On voit… ce que l'on attendait : n'importe quel cuisinier sait que l'oeuf coagule quand on le chauffe. Pourquoi en serait-il différemment avec les crèmes anglaises ? Et, effectivement, la prise de corps de la crème anglaise correspond à la coagulation de l'oeuf dans la sauce. Plus précisément, le microscope révèle la formation d'une myriade de petits grumeaux microscopiques, dus aux protéines de l'Oeuf qui ont coagulé quand on a chauffé la sauce. Et, ce qui est amusant, c'est que la formation d'un véritable grumeau correspond à l'agrégation de ces petits grumeaux. Voilà pourquoi les anciens avaient raison de dire qu'une crème anglaise grumelée pouvait être rattrapée, par agitation dans une bouteille avec du lait. Et voilà pourquoi se justifie la pratique de passer les crèmes anglaises au chinois.
Au fait, à quelle température les crèmes anglaises doivent-elles être cuites ? À la température que l'on veut. D'une part, le jaune d'Oeuf coagule à partir de 68 degrés, de sorte que, si l'on veut un goût d'Oeuf 'cru', et non un goût d'omelette, on pourra cuire la crème anglaise à 69 degrés. Toutefois, n'importe quelle température supérieure fera aussi bien l'affaire, du moment que l'on parvienne à maintenir des grumeaux microscopiques. Pourquoi pas 82 ? Mais pourquoi pas 90, ou bien 75 ? Tout est possible, du point de vue physique (n'oublions pas le point de vue microbiologique, toutefois).
Au total, la crème anglaise n'a rien d'une émulsion chaude. C'est une sauce faite d'eau, de bulles d'air quand on a fait le ruban, de gouttelettes microscopiques de matières grasses, parce que le lait a apporté cette dernière, avec des grumeaux microscopiques, lesquels sont des solides. Du point de vue physicochimique, la crème anglaise serait donc une suspension (solides dispersés dans un liquide) mousseuse et émulsionnée. Dans le livre Mon métier pâtissier, coordonné par l'INBP, j'ai proposé de décrire la sauce par une formule : en notant S les solides, H la matière grasse liquide (H est l'initiale de 'huile'), G les bulles de gaz, E la partie aqueuse, la formule de la crème anglaise est (G + H + S)/E, le signe «/» signifiant 'dispersé dans'.


La béarnaise : une suspension émulsionnée./font> Brick de Saumon d'Écosse Label Rouge.

Hollandaise et béarnaise : des suspensions émulsionnées
Passons maintenant aux hollandaises ou béarnaises. Sont-ce des émulsions chaudes ? Pas plus que la crème anglaise. La hollandaise, comme la béarnaise, comportent de l'eau, de l'Oeuf, de la matière grasse. L'eau est la base où le reste est dispersé, et l'oeuf cuit dans les deux cas, formant, comme pour la crème anglaise, des grumeaux microscopiques dispersés dans l'eau. Il y a du beurre dans les deux cas, et, pour ces sauces chaudes, le beurre est fondu et émulsionné dans la sauce. Autrement dit, la formule est ici (H + S)/E, ce qui correspond à une suspension émulsionnée, et non à une émulsion, désolé.
À noter que la sauce que j'ai nommée 'kientzheim', est, elle, une émulsion chaude. Cette sauce se prépare à partir d'eau, de jaune d'Oeuf, et de beurre fondu que l'on émulsionne à une température inférieure à la température de coagulation de l'Oeuf. En pratique, prenez par exemple le jus d'un citron, ajoutez un jaune d'Oeuf, du sel, du poivre, puis versez dans le mélange, en fouettant comme pour une sauce mayonnaise, du beurre fondu que vous aurez laissé refroidir un peu, afin que sa température soit inférieure à 68 degrés. Fouettez, et vous obtiendrez une sauce au goût délicieux.
Avec le beurre noisette d'une sole meunière, je vous invite à monter un kientzheim de beurre noisette… à servir avec la sole. Avec du chocolat fondu, même recette, mais c'est cette fois un kientzheim de chocolat.
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Retrouvez l'ensemble des autres articles écrits par Hervé This dans le sujet interactif La gastronomie moléculaire

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L'Hôtellerie Restauration n° 2994 Magazine 14 septembre 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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