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du 1er décembre 2005
MIXOLOGIE MOLÉCULAIRE

Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Ce mois-ci, il nous propose de découvrir la mixologie moléculaire.

AVEC LA MIXOLOGIE MOLÉCULAIRE

Réalisez le Welcome Café, un cocktail à neuf couches

Noël est là. Le repas s'organisera autour de la dinde, de la bûche. Puis, pour la Saint-Sylvestre, il y aura parfois le foie gras, les huîtres, le homard, que sais-je ? En apéritif ? Le champagne pétillera souvent… mais pourquoi ne pas le remplacer par un cocktail ? Un cocktail à 9 couches, à réaliser selon la technologie de la mixologie moléculaire, une application récente de la gastronomie moléculaire.
Par Hervé This

Gastronomie moléculaire : les lecteurs de L'Hôtellerie Restauration savent maintenant qu'il s'agit de science, c'est-à-dire d'une activité qui ne doit produire que de la connaissance. Toutefois, la connaissance peut être utilisée pour contribuer à l'enrichissement technique, par la technologie. Transférer en cuisine les résultats de la gastronomie moléculaire, c'est donc faire une activité technologique. Et la technique, c'est la technique, tandis que l'art est l'art.
Précédemment, nous avons évoqué 2 courants culinaires qui utilisent les résultats de la gastronomie moléculaire : la cuisine moléculaire (le terme n'est pas de moi, mais de la presse), qui veut simplement faire venir en cuisine des ingrédients, méthodes, ustensiles nouveaux ; et le constructivisme culinaire, qui est de l'art culinaire, et non de l'artisanat. Ce mois-ci, j'ai le plaisir de vous annoncer que les barmen ont leur courant moderne, qui a été nommé mixologie moléculaire.
De quoi s'agit-il ? D'être capable de préparer des cocktails à partir de connaissances rationnelles, simples ou complexes. Pour présenter la chose, rien ne vaut un exemple : ce sera un cocktail au café qui a été nommé Welcome Coffee.

Poids et densité : sachez faire la différence
Pour ce cocktail, nous avons voulu superposer autant de couches que possible, parce que cette superposition est classiquement considérée comme difficile. Le goût ? Ce n'est pas de mon ressort, et j'espère que les lecteurs de L'Hôtellerie Restauration sauront conserver le principe de la chose, en choisissant les goûts qui leur conviennent. Ceux qui le voudront pourront découvrir la réalisation de Pierre Gagnaire sur son site www.pierre-gagnaire.com
La question essentielle, pour ce cocktail, est celle de la densité, notion souvent confondue avec celle de la lourdeur. Une question piège d'abord : qu'est-ce qui est le plus lourd, une tonne d'huile ou un gramme d'eau ? Généralement, on répond trop vite que c'est l'eau, mais on se trompe : si, sur une balance à plateaux, on place à gauche une tonne d'huile, il est clair que la balance penche puissamment vers la gauche. Et ce n'est pas un petit gramme d'eau posé sur le plateau de droite qui pourra redresser la balance : une tonne d'huile, c'est donc plus lourd qu'un gramme d'eau. Tout comme une tonne de plomb serait plus lourde qu'un gramme d'eau. C'est la même question que celle du kilogramme de plume et du kilogramme de plomb : ayant la même masse, ils ont le même poids, la même lourdeur.
Question subsidiaire : si l'on pose une tonne d'huile sur un gramme d'eau, quelle est la matière qui va au fond ? Le gramme d'eau, car s'il n'est pas plus lourd, il est plus dense. Densité : c'est cela la question.
D'où la conclusion que, pour faire des couches superposées dans un cocktail, il faudra jouer avec des matières de densité différente.

L'eau chaude : moins dense que l'eau froide
Quelles matières connaissons-nous, en cuisine, en pâtisserie, en charcuterie, en salle, au bar ? L'eau, tout d'abord. Il est intéressant de se souvenir que l'eau chaude est moins dense que l'eau froide. Vous l'avez sans doute ressenti si vous avez nagé dans la mer, à partir d'une plage en pente très douce : lorsque le soleil chauffe le sable, le sable chauffe l'eau, mais à marée haute, une couche chaude en surface surmonte l'eau plus froide de la mer. En cuisine, vous pourrez vérifier l'effet à l'aide d'eau pure, très froide, et d'eau colorée que vous aurez portée à ébullition : si vous versez très doucement (sur le dos d'une cuillère par exemple) de l'eau très chaude, colorée, sur de l'eau très froide, vous observerez que l'eau chaude reste en surface, au-dessus de l'eau froide. Toutefois, si vous aviez versé l'eau froide sur l'eau chaude, vous auriez observé des courants d'eau chaude remontant du fond vers la surface, tout comme il s'en trouve dans les casseroles d'eau que l'on chauffe. C'est ce que l'on appelle les mouvements de convection.
Ne passons pas à la notion suivante sans signaler que cette convection a été découverte par le physicien Benjamin Rumford grâce à de la soupe : il s'était brûlé en mangeant une soupe épaisse, parce que la partie supérieure, refroidie par l'air, ne s'était pas mélangée (par convection) avec la partie inférieure, restée brûlante. Et Rumford avait également perfectionné les cheminées, étudié le braisage, qui fait les viandes tendres en dissolvant le collagène, tout comme on le fait aujourd'hui dans les cuissons dites basse température, et qui ne sont que des braisages.
Revenons à la densité. La température modifie donc la densité d'un liquide. Ce que l'on y dissout aussi. Par exemple, si vous versez un sirop concentré et coloré dans un verre et que vous versez par-dessus de l'eau pure, vous observerez que les 2 couches ne se mélangent que très lentement. En effet, l'eau sucrée est plus dense que l'eau pure. Notons que cet effet est à la base d'une trouvaille que je vous livre pour bien doser le sucre dans les sirops où l'on conserve les fruits.
Commencez par préparer un sirop très concentré, et mettez-y un fruit (prune, cerise, mirabelle…) : il flotte parce que moins concentré en sucre
que le sirop, sa densité est moindre. Puis posez le même fruit dans de l'eau pure : il tombe au fond du liquide, parce que contenant un peu de sucre, sa densité est supérieure à celle de l'eau. Pour obtenir des fruits au sirop qui n'éclatent pas mais ne ratatinent pas non plus, il faut un sirop de même concentration en sucre que les fruits, et donc de même densité. Comment produire ce sirop ? Il suffit de le préparer trop concentré, d'y faire flotter les fruits, puis d'y ajouter de l'eau, jusqu'à ce que l'on voie les fruits se mettre à descendre. À ce stade, les densités sont égales.

L'eau, l'huile, l'alcool : à chaque liquide sa densité
Pour l'instant, nous n'avons considéré que l'eau, ou plutôt les solutions aqueuses (de l'eau où l'on a dissous quelque chose). Toutefois, l'eau n'est pas le seul liquide utilisable en cuisine ou au bar. L'alcool est un premier ingrédient très important… depuis le Moyen-Âge environ, où l'on le nommait quinte essence, c'est-à-dire cinquième élément : cet élément était venu s'ajouter à la terre, à l'eau, à l'air et au feu, qui étaient les quatre éléments qui, selon les Grecs, constituaient le monde.
Quelle est la densité de l'alcool ? Si vous versez très doucement de l'alcool à 90 ° sur une eau colorée, vous verrez que l'alcool est moins dense que l'eau. D'ailleurs, les vieux ouvrages de vulgarisation scientifique de Tom Titt proposaient de former 2 couches avec du vin et de l'eau, en versant lentement du vin (qui contient de l'alcool, et qui est donc moins dense que l'eau pure) sur de l'eau.
Toutefois, l'alcool se dissout dans l'eau. Pour séparer de l'eau et de l'alcool en couches qui subsisteraient sans se mélanger pendant un certain temps, il faudrait trouver une 3e matière qui ne se mélange pas aux 2 premières. L'huile s'impose !
Prenons donc un verre, et plaçons-y une couche du liquide le plus dense des trois : l'eau. Puis, doucement, sur cette couche, versons une couche d'huile : elle flotte à la surface de l'eau. Enfin, versons sur l'huile de l'alcool à 90 °, qui vient flotter sur l'huile. Ça y est : 3 couches ! Comment mettre cette idée en mixologie ? L'huile, en effet, est peu appétissante à l'heure de l'apéritif !
Oui, mais si la cuisine a su faire usage de l'émulsion, pourquoi la mixologie ne l'utiliserait-elle pas aussi ? Prenons du café, et ajoutons-y une feuille de gélatine ; puis, en fouettant comme pour monter une sauce mayonnaise, ajoutons goutte à goutte une huile de café. Une huile de café ? Cela n'est pas difficile à faire, car il suffit de savoir que les molécules odorantes sont souvent solubles dans l'huile ; pour faire une huile de café, il suffit de faire macérer du café en poudre dans l'huile, que l'on filtrera ensuite.

Revenons donc à notre émulsion d'huile de café dans du café. Sa densité est intermédiaire entre celle de l'eau et celle de l'huile. Puisqu'elle est notamment inférieure à celle de l'eau, l'émulsion flottera sur de l'eau même si celle-ci est chaude. Et de l'alcool flottera sur cette émulsion, puisque la densité de l'alcool est inférieure à la fois à celle de l'eau et à celle de l'huile.

Trois couches facilement superposées dans une éprouvette : un bouillon (en bas), de l'huile où l'on a mariné du vert de poireau (au milieu) et de la vodka (en haut).

Couches2.gif (12043 octets)Les gaz moins denses que les liquides
Comment ajouter des couches, maintenant que nous avons utilisé les ressources de l'eau, de l'éthanol et de l'huile ? La réponse est simple : nous avons les gaz, qui sont encore moins denses : si les gaz ne sont pas des aliments très intéressants, les mousses, elles, ont plus d'attrait. Il en existe 2 sortes : les mousses solides et les mousses liquides. Et comme les mousses ont des comportements analogues à ceux des solides pour partie, elles ne se mélangent pas, ce qui permet des empilements variés.
Faisons donc 3 mousses. La première sera une simple crème fouettée. La seconde sera une mousse gélifiée, que nous obtiendrons en fouettant du café additionné de sucre et de gélatine. Fouettons vigoureusement et une grande quantité de mousse se forme. En la mettant au frais, la gélatine formera un gel : nous obtiendrons une mousse gélifiée, où, à l'emporte-pièce, nous pourrons détacher un cylindre qui ira se poser sur la mousse précédente.
Autre mousse possible : celle que j'ai nommée cristal de vent, et que l'on obtient en fouettant du blanc d'oeuf comme pour le monter en neige, mais en ajoutant - une fois qu'il est monté - du café et du sucre, cuillerée par cuillerée. On obtient ainsi des litres et des litres d'une mousse que l'on peut ensuite cuire comme une meringue. Cette dernière est extrê
mement délicate : c'est ce que j'ai nommé un cristal de vent, au café en l'occurrence.
Voici 3 mousses qui iront se poser sur l'émulsion de café. Qu'ajouter encore ? Nous avons observé que les solides ne se mélangent pas. Pour peu que nous disposions sur la couche supérieure des solides qui ne perceront pas la couche supérieure, ils y resteront : pensons à des amandes grillées par exemple.

9 couches d'un coup
Récapitulons. Tout d'abord, nous ferons, au fond du verre, une gelée de café : du café additionné de gélatine, qui prendra tranquillement. Puis, dessus, nous verserons du chocolat au lait glacé. Il protégera la gelée de la couche qui sera ensuite déposée : le même chocolat au lait, mais brûlant. Par-dessus, nous mettons l'émulsion de café, puis une couche de vodka. Posons maintenant une couche de mousse gélifiée de café, puis une couche de crème fouettée, une couche de cristal de vent au café et une couche d'amandes grillées… 9 couches au total.
Évidemment, le goût de toutes ces couches peut être changé. Par exemple, au lieu de café, pourquoi pas du jus de tomate ou bien du jus de fraise ? À la place d'une huile de café, pourquoi pas une huile macérée au basilic ou à l'estragon ? À la place des cristaux de vent au café, pourquoi pas des cristaux de vent au jus de carotte ? Que sais-je ?
Ce n'est pas à moi, chimiste, de dire le goût des aliments. C'est au cuisinier, au barman de décider des harmonies, car au-delà de la technique, il y a l'art, qui - vous vous en souvenez - doit être présenté sous son meilleur jour : la transmission d'émotions. < zzz22v

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L'Hôtellerie Restauration n° 2953 Magazine 1er décembre 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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